Quand nous serons invulnérables comme papa. Grands et forts. Plus rien
ne pourra nous menacer, de même que rien ne menace quand papa est là. Nous
sommes en sécurité. Nous protégerons le monde, les nôtres dans le vaste monde.
Nous serons infaillibles, nos muscles seront d’airain et notre parole d’or. En
attendant nous sommes confiants, gare à toi mon frère si tu t’avises de
t’opposer à la loi de papa. Car papa est aussi terrifiant. Il est capable de
toucher le plafond du bout de ses doigts en se tenant sur la pointe des pieds. La
seule façon de s’échapper consisterait à passer sur le balcon et à descendre en
s’agrippant aux aspérités de la façade. La nuit quand il dort, car autrement : rien ne lui échappe. Il sait tout. Il
ne mourra jamais.
À moins que ce jour où nous aurons grandi jusqu’à le rattraper, nous
voulions remettre en cause sa vérité. Son front se sera couvert de rides
horizontales, telles des ratures sur des phrases désavouées. Il se sera un peu
voûté. Dans son regard on percevra des lumières inédites, plus inquiétantes que
ses fureurs de jadis, ce seront les feux-follets de la peur. Finalement il aura
vieilli. Ses muscles seront redevenus une glaise maladroitement pétrie. Il se
retiendra à la poussette de ses petits-enfants, en effectuant trois tours du
petit bassin, à pas lents. Une fillette tournera dans le même sens mais plus
éloignée du centre, plus vite, en s’arrêtant souvent pour tendre la main et
demander l’aumône. Les gens secoueront la tête. L’air de dire : « Non
merci. »