dimanche 11 novembre 2018

11 novembre

Sauf que la force des habitudes rejoint celle des inerties. On commémore des aplatissements en fond de tranchée, des baïonnettes déchireuses d’utérus, des proclamations ronflantes qu’aucune divinité du tonnerre ne s’abaissera à anéantir, jamais, jusqu’à ce que la Terre elle-même se révolte ? Alors elle nous régurgitera et nous pataugerons dans nos regrets amers, éternellement ravalés. Comment pourrait-elle supporter indéfiniment les blessures infligées, arbres arrachés, implants métalliques, acides infusés ? L’eau gâtée, l’air asphyxié ? La Terre se souviendra.
Et Binh-Dû ferait bien de croire à la mémoire du corps. Le sien, porteur d’autres mémoires, voire de mémoires rêvées. Ses membres répondent instantanément à ses désirs enfouis, le propulsent au-dessus de la mêlée. Un chatouillement aux extrémités dessine la carte sensationnelle de sa puissance. Ne reste plus qu’à redescendre. En bas attendent d’autres assoiffés, encore emberlificotés dans leur duvet. Le corps sait comment s’extraire, la tête, un bras puis l’autre, et le reste suivra. À la fin la bouche s’entrouvre, la langue cherche le sein.

samedi 10 novembre 2018

10 novembre

Tandis que la perspective d’une survie sauvagement naturelle bouclerait plus élégamment l’histoire. Il y eut un commencement et il y eut une fin, mais les héros, fatigués certes, n’auront pas démérité. Jusqu'au bout ils auront lutté contre l’adversité (ce qui est tout de même la moindre des choses, non ?) Toujours mieux que de dégénérer en crétinerie. Ce qui manque désespérément, c’est le plan général. Que se passe-t-il après ? Lorsque tous les temps se sont confondus, à ne plus se comprendre sur un continuum, où émergeons-nous ?
                Les couloirs du grand hôtel ne sont plus seulement un labyrinthe dont la solution attend au fond d’un coffret caché dans l’une des chambres du haut. La bonne odeur du pain ne mène pas nécessairement au fournil. Et s’il faut se faufiler entre des murs resserrés, le risque de se retrouver piégé dans une métaphore ne supplante pas celui d’étouffer à l’indicatif. Le boulanger a aussi la main verte pour les plantes en pot, les voitures lancées à pleine vitesse contournent prudemment l’enfant. Binh-Dû peut s’habiller comme les jours précédents.

vendredi 9 novembre 2018

9 novembre

Il se hâte sans se préoccuper de la direction. Dans les rues de Paris, la nuit, il faut donner l’impression qu’on sait où l’on va. Arrivé à l’une des portes de la ville, Binh-Dû s’aperçoit qu’il est parti à l’opposé de là où il voulait se rendre. Bientôt il n’y aura plus de métro, il s’engouffre dans la bouche. Il grimpe au hasard dans le dernier qui part.
Mais où Binh-Dû voulait-il aller ? À cette heure il ferait mieux de rentrer chez lui. En cette saison où l’on ne dort pas sur les plages. Il se souvient, il désirait se promener parmi les crabes à Mahabalipuram. Il ne se souvient plus du tout s’il s’agit d’un souvenir ou d’un rêve ou d’encore autre chose qui n’est tout de même pas à portée immédiate.
Choisirait-il l’éternité auprès de la femme aimée plus qu’aucune autre au monde, ou préférerait-il poursuivre l'inconstante aventure du vieillissement ? La réponse ne va pas de soi, de même le lapin aux pommes de terre n’a pas le même goût selon qu’on le cuisine en cocote ou à la poêle. L’éternité ne laisse d’autre issue que le suicide, est-ce désirable ?

jeudi 8 novembre 2018

8 novembre

La vieillesse commence quand on ne se demande plus à quoi employer son temps. Certains s’y prennent très en avance. Binh-Dû trouvait judicieux de se rendormir dès qu’il avait une heure ou deux à sa disposition – il avait entendu dire que les os poussaient mieux en position allongée. Il n’est pas très grand et se tient sensiblement de travers.
Ceci dit, rien ne lui interdit de prétendre. Les corbeaux cherchent des graines sur la pelouse tondue pour l’hiver, lui avance à grandes enjambées comme s’il avait vingt ans et des soucis graves plein la tête, un avenir à construire, un passé déjà qui s’effiloche, sa bonne amie qui ne sait plus ce qu’elle veut, ses parents qui le briment.
Mais il aurait trente ans aussi bien, quelle réussite ! Tous ses rêves accomplis et encore de l’espérance à revendre. Ou d’autres vingt ans bien mieux épanouis, il suffit de le voir pour y croire, regardez-le ; croyez-le. Ses chemins de traverse rencontrent vos désirs, votre histoire sera la sienne, par la force du mensonge il conquerra la confiance.

mercredi 7 novembre 2018

7 novembre

Le tigre qui feulait dans l’enclos déploie soudain son corps et de ses griffes déchire la poitrine de Binh-Dû. Cela ne fait pas aussi mal qu’on pourrait le croire, c’est même libératoire en un sens, mais cela n’en reste pas moins effrayant. L’irruption du drame, issu du ludique. Depuis qu’il a perçu la sauvagerie folle dans l’œil d’un chat, Binh-Dû se méfie.
S’il avait attendu de côtoyer des chats pour se méfier... Dans sa jeunesse, il montait en courant au sixième étage pour échapper à des poursuivants imaginaires. Il collectionnait les clefs. Il s’entraînait à ne pas respirer. Il souriait plus que de raison. Ses animaux en peluche étaient marqués d’un disque de feutre rouge fluorescent apposé sur le front.
Vous n’êtes pas si énervé, lui affirme sa "référente" en lui serrant la main. La remarque est aimable, conclusion d’un entretien qui s’est déroulé selon des standards acceptables. Certes, il pourrait davantage manifester ses désaccords. Enfant déjà, il ne savait pas trépigner, hurler ni casser des objets. Il filait droit. Il allait se coucher, rattraper du sommeil en retard.

mardi 6 novembre 2018

6 novembre

Dans sa jeunesse Binh-Dû était camé. Il se souvient, il s’était rendu maître de ses shoots, ce qui revenait à en être tout à fait esclave. Il aurait prétendu gérer, comme ses pairs. Il lui fallait sa dose, entrer dans l’état, ensuite il se sentait fort, capable de doubler, de troubler, d’épuiser le produit, et même mourir il n’en avait plus peur.
Ainsi jugulait-il la colère, ainsi noyait-il le désespoir. (Il était dramatique, il l’est toujours quand il évoque cette période. On est pour toujours un drogué une fois qu’on l’a été.) La colère frappe encore aux parois de son cœur. Il rechute, par sollicitude envers lui-même – ne sois pas si dur avec toi, laisse-toi aller, fais-toi plaisir...
(On ne vieillit pas dès lors qu’on est mort une première fois.) Les nouvelles douleurs de Binh-Dû lui apprennent qu’il n’est pas éternel. À celles-là il oppose sa farouche volonté de jeunesse. Mais le revers du revers est un miroir qui lui est tendu, seras-tu enfin de ton âge ? Jamais ! fanfaronne-t-il. Alors le drame manque de virer au tragique.

lundi 5 novembre 2018

5 novembre


Les averses tombent et remontent, lavant le ciel. Ces rues étaient le territoire d’un ami que Binh-Dû a connu et qui est mort. C’est insensé de se souvenir à quel point il était vivant en un temps toujours à portée de main (suffit qu’on se retourne). La continuité du temps de Binh-Dû ne saisit pas ce phénomène. Un peu plus loin, un séquoia multicentenaire déborde sur le trottoir. Comme un gros homme alerte qui prendrait de plus en plus en plus de place, impossible à ignorer, compliqué à contourner. Les premiers avions de France, paraît-il, se repéraient à sa hauteur déjà imposante – les aviateurs ne sont plus là pour démentir la légende. Binh-Dû se faufile dans les passages étroits en jouant des épaules. Il laisse passer un motocycliste vêtu de vache tannée, dont la bonne amie enserre la taille. Quelques mèches s’échappent du casque. Depuis qu’il s’est coupé les cheveux, Binh-Dû n’attire plus le sourire des femmes. Mais il se sent moins ridicule, a-t-il gagné au change ? Il lui semble avoir rajeuni du scalp, ce qui confère un air étrange ; à son approche, les oiseaux qui piaulaient dans l’épaisseur d’un feuillage persistant subitement se taisent.