Quand il
était à l’âge des examens de passage, Binh-Dû rêvait de remplacer la complexité
des apprentissages par une performance aussi simple que de courir plus vite. Il
y aurait une ligne d’arrivée à portée de vue, un signal de départ, un
chronomètre, et en une poignée de secondes ce serait réglé. Adversaires en
option, "plus vite" suffirait. Il était rapide. Dans ses rêves il
ne touchait pas le sol. L’une des danseuses est si légère qu’on voit toujours
l’air sous ses pieds, elle n’est même plus une danseuse mais la danse en soi.
Binh-Dû ne comprenait pas qui il était. Il constatait l’intelligence dans sa
contemplation, sa retenue, sa mélancolie, son désespoir. Tout autant que la
bêtise abyssale qui se révélait dès qu’il ouvrait la bouche. Alors il se
taisait, conscient que c’était la meilleure manière de tromper son monde. L’un
des danseurs vient l’inclure dans le groupe, comme s’ils faisaient œuvre
commune – les joyeux et le regardeur. Les nuits, Binh-Dû retourne souvent à
l’époque des examens, il est en retard, il a oublié. D’autres fois il mène des
discussions pétillantes avec de parfaits interlocuteurs. La complexité n’est
plus un ennui mais une jouissance élevée. Il s’éveille. Il a encore de
l’espoir.
vendredi 16 novembre 2018
jeudi 15 novembre 2018
15 novembre
Il y a de
bonnes raisons pour qu’il ne soit pas devenu célèbre hier (Binh-Dû se console).
Ceux qui se retrouvent à la place qu’il convoitait l’ont voulu davantage. Ils
ont davantage fait ce qu’il fallait. Et ils l’ont mieux fait. La consolation
pour Binh-Dû se résume souvent à évaluer la justice d’un événement afin de
concéder sa propre défaite.
(Un jour
peut-être la femme qui l’embrassait l’automne dernier au milieu des chants et
des échos reviendra vers lui, inquiète qu’il veuille toujours la prendre dans
ses bras, regrettant de s’être éloignée, il lui dira que c’était le mouvement
de l’histoire, et tout sera parfait, et ils sortiront ensemble du brouillard...
Mais non, ce n’est pas elle qui lui adresse un texto à minuit.)
Évaluer la
justesse d’un mouvement afin que la beauté l’emporte. Dans la salle de danse, le
soleil trace sa course sur les murs. Une règle graduée en plastique porte les
marques de coups métronomiques portés contre les montants de la chaise, cinq,
six-et-sept, et huit ; les prochaines lignes de partition seront
sismographiques.
mercredi 14 novembre 2018
14 novembre
Binh-Dû espérait bien devenir célèbre aujourd’hui mais ceux qui, de
cette aspiration, auraient pu lui faire l’aumône en ont décidé autrement. Il
est renvoyé à ses pénates, les portes d’un monde idyllique se sont refermées,
qui ne se rouvriront pas de sitôt. Restent les fenêtres bien sûr, ou un trou
dans le grillage, derrière la haie. Ou l’idylle suivante sur la route ?
Cela lui rappelle une histoire de chiens. À une époque, Binh-Dû pensait
en chien au moindre prétexte. C'étaient des êtres sympathiques, pas
contrariants, affectueux, misérables, sincères, demi-sauvages, des substituts
de premier choix. Il s’identifiait à ce qu’ils subissaient. Mais il n’avait
aucune tendresse pour eux, curieusement.
Que la sexualité puisse être une fin en soi ne lui a jamais non plus
traversé l’esprit. Binh-Dû est trop sentimental. Ou alors il aurait fait
carrière, des fans indésirables lui auraient demandé des autographes érotiques.
Au lieu de quoi il se languit. Il n’envisage pas d’embrasser toute une chacune,
sans parler d’un chacun. S’il était célèbre, il se prendrait moins au sérieux.
mardi 13 novembre 2018
13 novembre
Comme un remuement de poussière interrompu. Elle retombe jusqu’à
l’impulsion suivante, pendant ce temps le vent arrache de leurs branches la
moitié des feuilles jaunes et rouges qui se laissaient vivre avec indolence, au
jour le jour, encore un peu de sève pour ne rien attendre mais profiter du
ciel, des oiseaux, même des humains qui passent en-dessous, encore un peu de
longueur aux souvenirs d’été. Et l’on s’imaginerait ne pas devoir perdre une
seule minute qui vaille, malgré l’ouverture de l’ellipse, et l’on apprendrait
enfin la confiance.
Les deux hommes assis à trois rangées de distance dans la salle de
cinéma ont adopté sans se concerter la même posture en S, observe Binh-Dû. Les
sièges prédisposent, et sans doute une tendance masculine à l’avachissement. Leurs
compagnes ont la tête qui dépasse. Ce qui n’est plus le cas dans le bar où,
sans se connaître, tous les couples se retrouvent. Les avis sont partagés, mais
là où flottait naguère la fumée des cigarettes quelque chose d’induit se
dégage, qu’on aurait tort de prendre pour de la solidarité. Juste un air du
temps, prudent.
lundi 12 novembre 2018
12 novembre
Sur la chaise placée de biais au centre de la pièce a été posée à plat
une photographie formant losange. On y voit la chaise au centre de la pièce sur
laquelle est posé un appareil polaroid. Les impossibilités relèvent de la
perspective que le regard apporte. Déjà Binh-Dû est passé à autre chose, un
autre temps sans corrélation logique. Il danse la java avec une femme petite,
tous deux rivalisent d’énergie. À considérer les danseurs alentours, c’est lui
qui est anormalement grand, son sexe tend le tissu de ses pantalons à cent-trente-cinq
degrés.
La faim nous tire par les tripes. Puis elle s’enroule autour de notre
ventre, bientôt l’on bâille puis les jambes lâchent. Que le pouvoir des
rotations nous préserve de l’effondrement, songe Binh-Dû dans un dernier
effort. La lucidité pourtant ne le déserte pas, au contraire elle s’avive,
aussi claire que l’eau du lac serti dans la grotte où pénètrent au milieu du
jour de miroitants rayons de soleil. Réverbérée d’on ne sait où une voix
chuchote "Ne deviens pas le complice de tes
douleurs". Un mouvement renaît du prochain souffle.
dimanche 11 novembre 2018
11 novembre
Sauf que la force des habitudes rejoint celle des inerties. On
commémore des aplatissements en fond de tranchée, des baïonnettes déchireuses
d’utérus, des proclamations ronflantes qu’aucune divinité du tonnerre ne
s’abaissera à anéantir, jamais, jusqu’à ce que la Terre elle-même se
révolte ? Alors elle nous régurgitera et nous pataugerons dans nos regrets
amers, éternellement ravalés. Comment pourrait-elle supporter indéfiniment les
blessures infligées, arbres arrachés, implants métalliques, acides
infusés ? L’eau gâtée, l’air asphyxié ? La Terre se souviendra.
Et Binh-Dû ferait bien de croire à la mémoire du corps. Le sien,
porteur d’autres mémoires, voire de mémoires rêvées. Ses membres répondent
instantanément à ses désirs enfouis, le propulsent au-dessus de la mêlée. Un
chatouillement aux extrémités dessine la carte sensationnelle de sa puissance.
Ne reste plus qu’à redescendre. En bas attendent d’autres assoiffés, encore
emberlificotés dans leur duvet. Le corps sait comment s’extraire, la tête, un
bras puis l’autre, et le reste suivra. À la fin la bouche s’entrouvre, la
langue cherche le sein.
samedi 10 novembre 2018
10 novembre
Tandis que la perspective d’une survie sauvagement naturelle bouclerait
plus élégamment l’histoire. Il y eut un commencement et il y eut une fin, mais
les héros, fatigués certes, n’auront pas démérité. Jusqu'au bout ils auront
lutté contre l’adversité (ce qui est tout de même la moindre des choses,
non ?) Toujours mieux que de dégénérer en crétinerie. Ce qui manque
désespérément, c’est le plan général. Que se passe-t-il après ? Lorsque tous les temps se sont confondus, à ne plus se
comprendre sur un continuum, où émergeons-nous ?
Les couloirs du grand hôtel ne
sont plus seulement un labyrinthe dont la solution attend au fond d’un coffret
caché dans l’une des chambres du haut. La bonne odeur du pain ne mène pas
nécessairement au fournil. Et s’il faut se faufiler entre des murs resserrés,
le risque de se retrouver piégé dans une métaphore ne supplante pas celui
d’étouffer à l’indicatif. Le boulanger a aussi la main verte pour les plantes
en pot, les voitures lancées à pleine vitesse contournent prudemment l’enfant. Binh-Dû
peut s’habiller comme les jours précédents.
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