Reste
toujours cette échappée au long de la falaise, qui mène à un retour, par les
terres, le jour finissant. Et c’est toujours la veille de quitter le pays, avec
le déchirement qu’il soit trop tard. On n’a pas besoin d’être mufle pour faire
bande à part, il n’y a aucune gloire à tirer les cheveux des filles. Et jusqu’à
quel âge sera-t-il admis de pleurnicher larmes de crocodiles – Mais c’est mon anniversaire ?
Enfant gâté, d’autres vont s’écorcher les genoux aux troncs des arbres plutôt
que de trépigner dans les boutiques feutrées. Binh-Dû a du succès avec son
bonnet bleu turquoise, les vendeuses croient peut-être que ses cheveux sont
douchés du jour. Il serait encore plus séduisant avec son bonnet gris, voire
avec un bas de laine enfilé sur la tête. Au cinéma, il se prend à espérer que
les malfrats ne trouveront pas leur complice (si jolie...) chez la logeuse où
elle est censée les attendre. Ainsi ils partiraient sans elle, Binh-Dû est
disposé à ne plus la revoir si cela peut éviter qu’elle soit trucidée d’une
balle perdue lors du cambriolage. Il lui écrirait, elle lui renverrait une
photographie dédicacée. Ce qui ne réglerait rien, dans l’entrée, à côté des
bottes, la boue a dessiné des motifs aux carrelages, comme les cartes d’un
monde perdu.
mercredi 12 décembre 2018
mardi 11 décembre 2018
11 décembre
La fête bat son plein, Binh-Dû s’est enfui. Il ne s’attendait pas à
voir son amie, depuis si longtemps disparue, d’un coup réapparaître. D’un coup
assise dos à lui, Binh-Dû n’a pu s’empêcher d’avancer la main pour toucher son
bras nu, signaler sa présence, l’a-t-elle reconnu seulement, se tournant de
profil, ou était-elle trop triste tandis qu’un amant sans doute pérorait à son
côté ? Dans la cuisine un chat fait régner la folie, renversant les
verres, éparpillant les gélules bicolores. Une écharde se plante dans le pied
de Binh-Dû, effrayé, qui cherche ses chaussettes.
Dehors il bruine, et c’est bon de sentir le froid couler des narines,
sa saveur salée suspendue au rebord de la lèvre supérieure. C’est bon d’avoir
les yeux qui pleurent et de ne pouvoir départager les eaux. De la langue, Binh-Dû
inspecte sa mandibule, la face interne des incisives inférieures, comme il n’en
aura plus le loisir en état de squelette. L’une de ses orbites est vide, se
souvient-il, ce qui se vérifie quand il renverse la tête en arrière : il
peut voir en-dedans de son crâne.
Mais quand il se remet d’aplomb, il voit toujours d’un œil, même en fermant le
bon.
lundi 10 décembre 2018
10 décembre
La fatigue serait-elle une transgression ? Binh-Dû se pose la
question alors que la brume envahit lentement son cerveau, peu de chance qu’il
trouve une réponse là-dedans. Le sang s’épaissit aux tournants, modifiant les
échos. Nul ne saurait dire où mène le cycle pourtant maintes et maintes fois
suivi – parce qu’on ne se souvient jamais. Le train peut être dit infernal même
s’il tourne à régime réduit. Where are we
now ? chante pour l’éternité l’homme aux yeux vairons, en un point
mystérieux de la galaxie, régénéré, dans son berceau il gigote et babille en
paix.
Ou serait-elle plutôt prélude à la danse ? Invitation lancée, joie
d’être femme et de se laisser porter, tu
trouves peut-être une forme de réconfort dans l’empêchement, suggèrent à
Binh-Dû une amie après l’autre, je suis
heureuse que nos destinées se rejoignent, relève une troisième. Une
quatrième cherche toujours à réguler au plus juste la chaleur émise par son
radiateur, pour être homme neuf il faudrait commencer par ne plus compter.
Alors les hivers sans Bowie révéleraient l’élémentaire motivation du geste
inédit.
dimanche 9 décembre 2018
9 décembre
À la table d’à côté, les fêtards ont la bière hurlante. Il va se
calmer, promet l’un d’entre eux au serveur qui vient interposer sa carcasse
imposante entre leur table et celle où Binh-Dû et son amie boivent leur tisane.
Depuis les toilettes on entend un oiseau chantant inlassablement, sans doute
dans une cage à l’intérieur d’une pièce close aux murs d’un rouge sombre,
meublée de fauteuils usés et de banquettes où feignent de s’alanguir des
prostituées chinoises, l’autre bout du couloir mène à un restaurant auvergnat où
cent casseroles concoctent l’aligot au chou farci.
Tu aimes tout de Brassens ? demande la fumeuse au non-fumeur
frigorifié qui l’a accompagnée à l’extérieur, dont le cerveau se contorsionne
pour trouver la réponse adéquate, alors en fait, non, il n’aime pas tout. C’est
plus stylé – de manifester son esprit
critique. Le problème, c’est qu’elle attend des précisions, des titres, des
raisons. Il fait froid, non ? La neige ne va pas tarder à tomber, dès que
les derniers métros auront cessé de circuler. Parfois on est trop gentil,
parfois on est sans pitié. Binh-Dû a failli prendre menthe-verveine, il se sent
fier d’avoir osé la camomille.
samedi 8 décembre 2018
8 décembre
Tu te
réveilles et tu ne sais pas où tu es. Dans ton lit, certes, mais où est ton
lit ? Les quartz du réveil sont éteints, n’indiquent aucun ajustement
d’emploi du temps pour la journée et pourtant rien ne sera plus comme avant.
Fait-il jour seulement ? Le volet est baissé, tu appuies sur
l’interrupteur en vain. Pour faire entrer un peu de lumière – oui, il fait jour
– tu dois ouvrir la porte donnant sur la cuisine, laquelle donne sur le balcon.
Il fait froid. Plus longtemps tu laisseras entrer la lumière, plus tu sentiras
le froid. Tu ne peux pas faire bouillir de l’eau pour un thé. Tu ne peux pas
prendre une douche chaude. Tu peux t’habiller mais cela ne suffira pas. Faire
circuler le sang, mais jusqu’à quand ? Plus de musique, plus de
télévision, les batteries de ton ordinateur et de ton téléphone se déchargent
inexorablement. Tu peux encore manger du miel sur du pain. Tu ne sais
absolument pas quoi faire. Il est
encore trop tôt dans l’hypothèse du désastre pour que tu fracasses ton volet à
coups de marteau, au moins y voir clair. Les vitres sont recouvertes de
gouttelettes d’humidité, à l’époque on appelait cela de la buée. Dehors il n’y
a personne. Tu ne peux pas rester chez toi inactif, tu ne vas tout de même pas
te recoucher. Tu pourrais peut-être te rendre au centre commercial, bien que
ton réfrigérateur soit en train de dégivrer ? Il y a peut-être encore du
chauffage dans les bâtiments publics ?
vendredi 7 décembre 2018
7 décembre
Tombe la jalousie sur un coin de la tête, de même que bascule sur le
côté la peluche qui semblait bien assise. Oh, tous ces sourires d’enfants, plus
ou moins crispés face à l’objectif... Seuls les parents ont le droit de jouer
avec le cadre, sortir en se courbant, revenir effacer un pli malencontreux,
rectifier la pose. Ou le photographe qui se prévaut d’une couarde innocence, si
ce n’est complicité. Un jour – et ce jour arrive – les couleurs auront passé
dans la succession de destinées sinistres, l’innocence exposée inspirera de la
pitié.
Mais Binh-Dû sait-il vraiment de quoi il parle ? La nuit, un arbre
se dresse d’entre les ressorts du matelas, un poirier lui garantissant qu’il
continue à avoir soif et trouvera au réveil de quoi se désaltérer. Le jour, une
paire de seins fermes tend le tissu d’un chemisier de soie. Et il y a la
tendresse aussi, n’en déplaise aux esprits forts. Ce qu’il sait, c’est qu’il
n’est pas à l’abri de regretter d’être lui-même et non un autre, plus chanceux,
plus méritant, mieux paisible. Il n’a pas assimilé toutes les façons de se
réjouir. Un bouc lui pousse au menton.
jeudi 6 décembre 2018
6 décembre
Binh-Dû est
si rapide ! Il regarde le ciel gris, les nuages de pluie, qu’à cela ne
tienne, ses pieds félins ont déjà dévalé la volée de marches extérieures, la
grille ouverte est déjà refermée, et toute une enfilade de rues avalée sans y
penser, au bureau de poste le temps est arrêté. Goutte à goutte les secondes
parcourent leur révolution sur le cadran aux chiffres rouges... Dans la file
d’attente on attend... Certains remplissent des formulaires à une table ronde
qui oblige à écrire penché... D’autres pointent un doigt circonspect sur
l’écran des automates... Le bébé dans sa poussette reste serein bien que Binh-Dû détourne le regard vers la
dame qui colle avec application (comment, sinon ?) un timbre sur une
enveloppe... Il se glisse dans un interstice pour accéder à la machine, poser
son colis sur le plateau, « Vous permettez que je récupère mon
fils ? » demande la dame, « Bien sûr », répond-il comme si
la question en était une, quelle tristesse cette agressivité, se désole-t-il de
retour dans la rue où la pluie se retient encore de l’assaillir, l’épicerie-bazar
brille de mille diodes, Binh-Dû a préparé l’appoint au creux de sa main, ce
qu’il cherche n’est pas en rayon, il ressort, effraie une vieille femme qui sur
le trottoir s’appuie sur sa béquille, « Pardon », se fend-il, et son
sourire d’excuse aussitôt étiré se referme, déjà il a franchi la grille, monté
les marches, retiré ses chaussures. La pluie peut bien tomber sur le toit...
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