Sylvelle embrassait ses paupières, Jumien tendit ses lèvres vers la lumière, elle y déposa un baiser léger. Il ouvrit les yeux. Le demi-jour à travers les rideaux indiquait l’heure, Le réveil n’a pas sonné ? demanda-t-il. Je l’ai désactivé juste à temps pour te réveiller moi-même, murmura Sylvelle. C’est gentil, balbutia-t-il. Il se sentait une raideur au niveau des mâchoires, l’équivalent d’un torticolis dans le cou. L’élocution pâteuse, la gorge sèche et une immense fatigue, comme s’il n’avait pas encore commencé de dormir. Sylvelle l’embrassa, nullement importunée par une haleine matinale qu’il supposait chargée. Sylvelle était la fraîcheur même, comment faisait-elle, mystère. Et elle l’aimait malgré tous ses défauts, cela aussi il avait renoncé à se l’expliquer. Le matin parfois ils faisaient l’amour. Mais il se sentait gourd, avec le souvenir vague, non pas d’avoir trop bu la veille mais... quoi ? Le souvenir du souvenir d’avoir été ivre, ou le souvenir d’avoir pensé qu’il l’était. Il se redressa contre les oreillers, cela n’allait pas mieux. Il y avait eu un rêve... Il se leva, enfila ses pantoufles, la droite, la gauche, et se rendit dans la salle de bains.
mercredi 23 septembre 2020
mardi 22 septembre 2020
Narcissus contrariata (2)
Il ne voulut pas en voir davantage, c’était trop tôt, la nuit encore, il retourna se coucher. Sylvelle avait regagné du terrain, un bras en travers du côté de Jumien, il le déplaça précautionneusement afin de ne pas déranger son sommeil, mais aussi avec un sentiment de répugnance parfaitement injustifié car elle n’y était pour rien s’il était à l’envers, c’était son visage à lui qui s'était amoché au point de déboussoler les miroirs. Il se roula en boule dans un réflexe de hérisson. Voici une forme qui n’a pas de sens, on ne sait pas où est la tête, où est le cul, et il n’est plus question par conséquent de distinguer la droite de la gauche. De toute façon l’heure n’était pas encore d’aller travailler, c’était juste un réveil intermédiaire, un mauvais rêve. Avait-il même seulement cessé de rêver, s’était-il seulement réveillé ?
lundi 21 septembre 2020
Narcissus contrariata
Jumien se réveilla chiffonné. Il bâilla, plissa ses yeux encore fermés, passa deux doigts à l’aveugle sur ses caroncules lacrymales pour en dégager la chassie, bâilla encore. Il s’assit sur le rebord du lit, tâcha d’enfiler sans les mains les pantoufles qu’il avait déposées sur la moquette avant de se coucher. Bizarrement son pied droit ne reconnaissait pas les courbes de... sa pantoufle gauche – il n’y avait donc rien de bizarre. Ou si ? Il se rendit dans la salle de bains, un peu titubant, mal assuré. Avait-il bu la veille ? Aucun souvenir de biture, ni d’embarras gastrique. Pas de teint jaunâtre dans le miroir, pour autant que l’éclairage soit fiable. Mais il y avait quelque chose qui clochait. Il se passa la main sur sa mâchoire, sentit le grattement de sa barbe de la nuit. Il se regarda mieux. Il avait un drôle d’air. Comme si son regard était affaissé vers la droite. Il ne se connaissait pas cette expression-là, il essaya de la corriger, en vain. Comme s’il présentait son mauvais profil – et le bon aurait disparu. Ou alors c’était un AVC, il avait fait une attaque en dormant et s’était coincé de petits muscles faciaux ?
Jumien s’aspergea le visage, c’était absurde, il allait parfaitement bien, il s’était simplement levé du mauvais pied. Il sourit à son image.
Sa bouche aussi était de travers. Car il n’avait pas toujours eu ce sourire de faux-cul, si ? Et il avait un nouveau grain de beauté, là, sur la joue gauche. À l’emplacement exact où se trouvait, sur sa joue droite, son vieux et familier grain de beauté... qui n’y était plus. C’était pourtant bien à droite, il n’était pas fou ! Jumien vérifia en portant sa main à sa joue, il sentit la légère excroissance et en même temps fut saisi d’effroi : car dans le miroir, c’était la main opposée qui s’était levée pour toucher l’autre joue.
vendredi 18 septembre 2020
Vivaces #27
mercredi 16 septembre 2020
Attentives #12
Et alors, un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour: les gestapos s’affairent, les prisons s’emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets.
On s'étonne, on s’indigne. On dit : « Comme c’est curieux! Mais, bah ! C'est le nazisme, ça passera ! » Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c'est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries ; que c'est du nazisme, oui, mais qu'avant d'en être la victime, on en a été le complice ; que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu’il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Oui, il vaudrait la peine d'étudier, cliniquement, dans le détail, les démarches d'Hitler et de l'hitlérisme et de révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu'il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l'habite, qu'Hitler est son démon, que s'il le vitupère, c'est par manque de logique, et qu'au fond, ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d'Afrique.
Et c'est là le grand reproche que j'adresse au pseudo-humanisme : d'avoir trop longtemps rapetissé les droits de l'homme, d'en avoir eu, d'en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.
Aimé Césaire (in Discours sur le colonialisme)
jeudi 10 septembre 2020
Rhizomiques #57
- Eh bien, pour les feuilles, dit Claus.
- Ferme-là ! dit Agneta.
- Il y a quelques mois, j’ai trouvé deux feuilles près du vieux chêne sur le champ de Jakob Brantner. En fait, ce n’est pas le champ de Brantner, il a toujours appartenu aux Loser, mais (…). Quoi qu’il en soit, ces deux feuilles étaient parfaitement identiques. (…) Chaque nervure, chaque fissure. Je les ai séchées, je peux vous les montrer. J’ai même acheté une loupe au marchand qui est venu au village, pour pouvoir mieux les regarder. Il vient pas souvent, le marchand, il s’appelle Hugo et (…). Donc, elles étaient là devant moi, ces deux feuilles, et d’un coup je me suis demandé si ça voudrait pas dire qu’elles ne font qu’une. Si la seule différence, c’est qu’une feuille se trouve à gauche et l’autre à droite, c’est réglé en un seul geste.
Il s’exécute d’un geste si maladroit qu’une cuillère vole d’un côté et une auge de l’autre.
- Imaginons que quelqu’un dise que ces deux feuilles n’en font qu’une, qu’est-ce qu’on pourrait bien lui répondre ? Il aurait raison !
Claus tape sur la table mais tous, sauf Agneta qui le regarde encore d’un air suppliant, suivent des yeux l’auge qui roule et décrit un cercle, puis un deuxième, avant de s’immobiliser.
- Ces deux feuilles, donc, dit Claus dans le silence. Si elles sont deux feuilles en apparence et n’en forment qu’une en réalité, cela ne veut-il pas dire que… que tout ici et là et là-bas n’est qu’un filet que Dieu a fabriqué pour que nous ne percions pas à jour ses secrets ?
- Il faut que tu te taises maintenant, dit Agneta.
- Il n’y a pas deux feuilles identiques dans la Création, dit le Dr Kircher. Il n’y a même pas deux grains de sable identiques. Pas deux choses entre lesquelles Dieu ne fasse pas de différence.
- Les feuilles sont en haut, je peux les montrer !
- Par exemple ? demanda Bobby Tarrés.
Les exemples étaient nombreux et chacun de nous en avait au moins un en mémoire. Mais Colina Ross s’empressa de parler, comme si la réponse était aux aguets en lui, dans l’attente de l’instant de bondir.
- Une feuille d’arbre. Une feuille qui aurait un sens pour quelqu’un qui est préparé à la voir comme un signal, mais pas pour les autres.
- Une feuille d’arbre, répéta Barnes. Que pourrait signifier une feuille d’arbre ? Elle ne serait significative que s’il n’y avait pas d’autres feuilles autour, avec lesquelles elle risquerait d’être confondue. Elle n’aurait de sens que seule, ou singulière pour quelque raison.
Colina Ross ouvrit alors la bouche pour répondre, mais ne dit rien. Il y avait du trouble dans ses yeux : de la peur ou de la honte, les deux émotions les plus aptes à priver de parole celui qui les éprouve. Quelle était donc cette feuille qui l’avait rendu muet ?
mardi 8 septembre 2020
Vivaces #26
Alessandro Baricco (in Cette histoire-là)
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)