jeudi 3 décembre 2020

A part ça, elle gère

3 octobre

Elle s’est accordé une demi-ligne pour être lucide mais pas trop excitée, l’idée est juste de passer une bonne soirée seule chez elle sans déprimer ni comater devant l’ordi. Toujours mieux que de se faire vomir, l’après-midi c’était bière et vin avec Nadia et Judith, au début pour écraser la gueule de bois de la veille mais ça a dérivé. À part ça elle gère, de mieux en mieux, pourrait même en être fière. Rien à voir avec les états où elle a pu se mettre, peut-être est-ce l’âge qui veut ça. Ou le travail, finalement ces deux nuits hebdomadaires au lounge de l’Étoile ont un effet structurant, son référent RSA serait fier d’elle ! Elle en rit sans joie, bien sûr c’est ironique vu l’alcool qu’elle est obligée d’y boire, et le côté sordide des mauvais soirs. Mais elle a réduit sa consommation, ce qui signifie qu’elle n’a jamais été accro, et elle ne fume presque plus. Là elle commence à se sentir bien avec seulement une demi-ligne, c’est dire. Bien, c’est-à-dire normale, une fille normale qui passe une soirée chez elle. Les quatre tas de photos de Tonio sont toujours sur la moquette, elle ne sait pas quoi en faire. Elle pensait qu’une idée lui viendrait, peut-être monter une exposition. Trouver un fil directeur, une narration. Une réponse, qui sait, mais ces photos ne lui parlent pas. Elles sont d’une bien meilleure qualité que les siennes, et dans son souvenir elles méritaient d’être longuement contemplées mais c’est fini, ça ne vibre plus. En périphérie de son champ de vision un mouvement court sur le mur. Un scutigère véloce, elle avait regardé sur Internet, celui-ci est énorme. Il se rencogne au plafond, dans l’ombre de la fausse poutre. Qu’il y reste. C’est toujours quand elle vient de faire le ménage qu’apparaissent les araignées, les scolopendres, les poissons d’argent, à vous dissuader de passer l’aspirateur. Heureusement il n’y a pas de cafards. Les photos de Tonio, il faudrait les ranger à nouveau, à quoi cela a-t-il servi de les trier, Charlotte se le demande. Si elle devait trier ses propres photos, cela aurait davantage de sens. Si quelqu’un d’autre qu’elle voulait les trier, peut-être commencerait-il par faire un tas de ciels… et au final il n’y aurait que ce seul tas. C’est pourquoi personne d’autre ne pourrait s’en charger à sa place. Avec d’autres catégories que pour Tonio, « mouvement » par exemple, ce serait absurde. Et on n’y voit jamais le moindre être humain. Des animaux parfois, oiseaux, chats, des moutons sur un talus de voie ferrée. Voilà, il y aurait une catégorie « animaux » à la place des gens. Il faudrait que le scutigère véloce se rapproche de la fenêtre ouverte. Faut-il qu’elle arrive à 300 ? Ou à 365 ? Faudrait-il qu’elle les retouche ? Qu’elle les imprime ? Charlotte se lève, elle regarde la nuit au-dehors, les appartements illuminés de l’immeuble d’en face. Les feux des voitures traçant des perspectives. Les deux hautes tours de bureaux qui dépassent des toits et clignotent à l’intention des hélicoptères. JC est en maraude comme tous les soirs jusqu’à minuit, Charlotte n’a pas sommeil, elle attrape son téléphone et sort se mêler à la ville, histoire de voir.

mercredi 2 décembre 2020

"Je suis love de toi"

 2 octobre


- Je suis love de toi, pourquoi je devrais me taire ?
- Parce que c’est n’importe quoi, arrête. 
- Dès que j’ai vu tes yeux, ils m’ont accroché, tu vois, je me suis dit wouah, la première fois tu te rends compte, et ça remonte à quand ?
- À longtemps, mais moi je ne suis pas amoureuse de toi.
- De qui alors ?
- De personne, ce n’est pas la question, retourne danser. 
- C’est quoi la question ? 
- Laisse-moi maintenant, tu es lourd, et puis tu as trop bu !  
- Ça te fait rire ? C’est pas sympa, moi je ne me moque pas de toi, je t’ouvre mon cœur, je te dis mes sentiments… 
- Mais oui, j’ai entendu, et je te remercie, mais ce n’est pas réciproque. 
- C’est parce que tu ne me connais pas encore assez bien, tu verras. 
- C’est tout vu et ce ne sera pas possible.  
- Dis pas ça, la dernière fois sur le sofa ça t’a plu je le sais, et on n’était même pas fracasse. 
- Bon là tu m’emmerdes, tu comprends ? Si tu veux qu’on reste amis, arrête ça.  
- Charlie tu finiras seule, et faudra pas revenir frapper à ma porte, tu sais ? 
- D’accord, c’est noté.  
- Mais je t’ouvrirai quand même, parce que c’est ça que je voulais te dire : je suis méga-love de toi.

mardi 1 décembre 2020

"JC, moins fort la radio !"

1er octobre

Elle est tirée d’un sommeil profond, Charlotte titube jusqu’à sa fenêtre, se raccroche au balcon, « JC, moins fort la radio ! » crie-t-elle en direction de la rue, les yeux encore à moitié fermés, la voix rauque. « Hé Manu, tu descends ? » lui répond JC, elle referme la fenêtre, tire les volets sur le soleil, elle ne sait pas pourquoi il l’appelle Manu, ne veut pas savoir, voudrait pouvoir se rendormir. Elle s’est couchée vers six heures du matin après avoir fait l’hôtesse au club-lounge près de la place de l’Étoile. Elle a mal à la gorge, n’aurait pas dû crier comme ça même si la radio s’est tue. 230 euros dans la poche de son cuir, elle va vérifier, pour six heures de taf et seulement une branlette. Heureusement pas tous les soirs, elle avale au goulot un peu de sirop antitussif et se recouche. En fin de journée JC est parti quelque part, personne dans sa cabane de trottoir, Charlotte va à son rendez-vous avec le dealer des terrasses, elle repart avec 3 grammes au cas où, ce n’est pas pour tout de suite. Le désir dans le ventre, elle regarde les hommes, ils lui sourient, les plus audacieux, elle est furieuse. Elle voudrait nager, mais nue, elle n’en peut plus de cette ville. Elle ne sait pas où est passé l’été, qu’elle a gâché dans les grandes largeurs, et maintenant il faudrait traverser à nouveau tout un hiver ? Elle ne se reconnaît aucune excuse, photographie une flèche d’église depuis le parvis, appelle Sélim. Il va rejoindre des amis dans une cantine alternative, il y aura un concert, elle dit « J’arrive ».

lundi 30 novembre 2020

Sa photo préférée parmi les 192

30 septembre

Sa photo préférée parmi les 292 qu’elle fait défiler sur son ordi, elle l’a prise en janvier dans un parc, elle s’était allongée sur une butte, la tête vers le bas de la pente, et elle avait cadré en contre-plongée un chêne aux branches dépouillées à l’instant où passait un cumulo-nimbus qui faisait comme un feuillage en coton aux dimensions parfaites, chargé de toute la luminosité du soleil. Elle était frigorifiée, elle se souvient, la terre dans son dos était glacée malgré la doudoune, et le soleil aussi était froid, elle se souvient des panaches de buée qui s’échappaient de sa bouche, quand elle s’était remise à l’endroit elle avait pensé qu’elle pourrait elle-même souffler avec sa bouche tout un feuillage, qu’avait-elle pris ce jour-là ? C’était sa période kétamine.

De toutes ses photos celle-ci donc est sa préférée, et même en comptant les photos de Tonio. Lesquelles sont pour certaines très réussies mais elles ont quelque chose d’éteint, Charlotte ne saurait dire en quoi, est-ce le support qui vieillit, ou Tonio qui pourrit dans sa caisse ? Son arbre-nuage, Charlotte en est pleinement satisfaite, ce qui ne lui arrive pas souvent. C’est le portrait-chinois du meilleur de moi, analyse-t-elle sans être sûre de ce qu’elle veut dire. Si j’étais un arbre, je serais ce chêne en hiver, et si j’étais un nuage je serais ce cumulo-nimbus d’une blancheur presque aveuglante ? Elle se lève pour fermer les rideaux, l’automne sur le mur d’en face éblouit ses rétines.

dimanche 29 novembre 2020

C'était humiliant si vous le dites

9 septembre

Elle rêve qu’elle traverse la place de la Concorde dans un taxi, le chauffeur lui raconte l’histoire de la femme de Gabin, montée à Paris pour l’accompagner quand il est devenu acteur. « Elle était dotée d’une si bonne vue qu’on l’appelait ‘Compte-fils’, Gabin avait plein d’aventures, au cours d’un entretien vers la fin de sa vie elle a répondu à un journaliste – et là il prend une voix de fausset : "C’était humiliant si vous le dites, mais la vie était fantastique !"» Charlotte lui  demande de répéter, c’est saisissant, on dirait la voix d’une actrice de cinéma des années 40. Elle l’imite à son tour, infiniment, sans se lasser, C’était humiliant si vous le dites / Mais la vie était fantastique ! Ils sont toujours sur la place de la Concorde au petit matin, ils tournent autour de l’obélisque, il n’y a presque pas de circulation. Et puis elle rêve encore : d’un plasticien qui construit des cabanes éphémères dans les arbres. « Cela fait trente ans que je sors des poissons de la mer pour les disposer à la verticale », explique-t-il. Elle croit comprendre. Elle ramasse une bouteille de verre pour la renvoyer vers le vagabond perché qui l’avait jetée sur elle. Elle croit comprendre, et au réveil il lui apparaît que ces deux rêves sont un message d’alerte, à elle adressé. Elle ne fait jamais de rêves comme ça. Est-ce encore l’effet de la MDMA ? Et si on lui avait refilé quelque chose de plus fort, elle s’en serait rendu compte, non ? Et si elle ne redescendait pas ?

samedi 28 novembre 2020

Les hipsters barbus s'esclaffent en terrasse

28 septembre

Les hipsters barbus s’esclaffent en terrasse, comme tous les samedis. Ils sont partout. « Je ne raserai ni les murs ni ma chatte », proclame un graffiti sous la passerelle, Charlotte se sent moins seule. Nadia l’a convaincue de se rendre à une manifestation consacrée à un compositeur de musique contemporaine, « Je n’y connais rien en musique contemporaine – Ça te plaira, tu verras, il y aura aussi de la danse – Je n’y connais rien en danse contemporaine – Je croyais que tu avais fait une école d’art ? – Rien à voir, et puis j’ai arrêté – Eh bien recommence, il y aura des gens intéressants, je te présenterai ». Les musiciens sont reconnaissables à leurs cheveux, les danseurs à leur façon de tendre le cou. Ils ne lui semblent pas très intéressants, trop soucieux d’une saine alimentation. Le bâtiment est en béton brut, on dirait un parking qu’on aurait exhumé de sa fonctionnalité originelle. Nadia est introuvable, les textos ne passent pas. Charlotte s’assied dans un amphithéâtre à côté d’une femme qu’elle ne tient pas particulièrement à côtoyer. Mais elle ne tient pas non plus à s’asseoir délibérément à un siège de distance. Le noir se fait, on applaudit le pianiste qui s’avance, plaque ses premiers désaccords. Le siège où Charlotte a choisi de ne pas s’asseoir s’effondre d’un coup, on rallume la salle pour vérifier que personne n’est mort. Charlotte constate que son pied n’a pas été écrasé sous dix kilos de métal rembourré, il s’en est fallu de deux centimètres. « C’est le fantôme de Karlheinz ! » rit quelqu’un. Nadia est sur la terrasse, elle sirote un diabolo avec un couple. L’homme porte un catogan, à un moment il va s’acheter une salade au bar. Charlotte l’accompagne, à un moment elle l’embrasse. Ça lui suffit, elle ne l’entraîne pas aux toilettes. Peut-être ne fera-t-elle pas l’amour de tout l’an 1. Elle repart à pied par le canal, les familles en bas âge font du vélo.