jeudi 10 décembre 2020

Et si elle essayait de relier les lignes ?

10 octobre

Elle fait défiler les photos sur son smartphone, des ciels à peine contextualisés par ce qui apparaît sur les rebords, murs, antennes, montant de fenêtre… Des ciels de jour et de nuit ou d’entre chien et loup le soir, loup et chien le matin. Des ciels de ville et quelques-uns de campagne, qui ne déparent pas vraiment. Elle cherche toujours une réponse, sans avoir une idée précise de la question. Elle est étonnée de la faible proportion de photos prises depuis son appartement (chambre, cuisine, une seule par la fenêtre haut perchée de la salle de bains, ce jour-là elle était montée sur une chaise). Comme si une volonté discrète l’avait encouragée à varier les angles, trouver une inspiration nouvelle au-dehors. Elle se croyait plus casanière – tout de même, elle a arpenté un certain périmètre ces 301 derniers jours, elle a vu des choses. Les couleurs sont variées. On ne peut pas souvent deviner quelle est la saison. On se demande de quoi il s’agit. Charlotte plisse un peu les yeux, elle voit mieux les couleurs ; puis elle voit des lignes. Le plus souvent droites et obliques, parfois courbes, parfois cassées. Il n’y a pas d’horizon qui tienne, excepté peut-être depuis les ponts, mais même avec une perspective plus dégagée à l’horizontale les horizons urbains ne sont que des suggestions. Elle a pris des photos en bord de mer aussi, durant la semaine qu’elle y a passé l’été dernier, mais elle avait compris très vite qu’il lui fallait justement éviter tout cliché maritime. Alors elle avait fait comme si elle était à Paris, comme s’il était nécessaire de privilégier un axe  plutôt zénithal. Avec un rebord le plus souvent, façade, arbre, qui ne servait pas à donner une échelle mais seulement à ne pas se perdre dans l’espace. Cette règle du rebord lui évoque les puzzles qu’elle reconstituait avec sa grand-mère quand elle était petite. D’abord trouver les quatre angles puis les rebords droits, ensuite remplir l’intérieur.

Et si elle essayait de relier les lignes d’une photo à l’autre ? Voir où cela mènerait. Il y aurait moyen de créer une composition, à la manière d’un arrangement floral. D’un coup cela lui paraît la chose à faire : assembler ses photos selon ce que dictent les lignes, Charlotte se représente les tableaux qui pourraient en résulter, des parallélépipèdes très allongés, avec les ciels au milieu et ce qui tient lieu de rebord… sur les rebords. Trois rangées de photos, celles du dessus inversées. Cela ferait comme un lac de volcan. Ou un œil saurien. Ou une plaie. Elle choisirait les couleurs de ciel de manière à assurer une certaine cohérence, un œil rouge orangé, un lac blanc aux reflets jaunes ou bleus. C’est exactement cela qu’elle doit faire, maintenant ! Il lui semble n’avoir jamais été aussi impatiente depuis des années. Elle a besoin de tirages papier pour tout étaler sur sa moquette, disposer d’une vue d’ensemble. Avant de passer commande en ligne elle retouche et recadre un minimum, elle y consacre toute l’après-midi et n’en a pas fini. La patience est un paramètre. Le prix aussi, d’autant si elle ne retourne pas au Vestalia, mais peu importe, Charlotte se sent plus géniale qu’Arcimboldo. Le soir tombe, elle réfléchit à sa photo du jour. La difficulté désormais sera de continuer à être sans intention.

mercredi 9 décembre 2020

Elle n'a pas la force de se lever

9 octobre

Nadia s’est assise sur le rebord du lit dans la chambre de Charlotte qui n’a pas le courage de se lever. C’est bien une question de courage plus que de force, même s’il lui semble avoir les membres rompus. Elle a passé la journée à mal dormir malgré les analgésiques et les comprimés d’aspect rugueux qu’on lui a rapportés de Belgique en cas de bad trip. Vers midi elle a pris peur, elle s’est fait vomir, peut-être a-t-elle gâché l’effet attendu ? Elle ne comprend pas pourquoi elle est une telle loque soudain, objectivement ce n’était pourtant pas si terrible. Nadia est la seule avec qui elle peut parler de tout ça, d’ailleurs elle l’avait prévenue : « Se lancer là-dedans, c’est comme pour le mariage, tu as intérêt à oublier la notion de viol où tu vas péter un câble. » Aujourd’hui elle lui dit qu’elle devrait arrêter, elle lui caresse le front d’une main fraîche. Elle lui dit que ce sont les risques du métier, à ceci près que pour ce métier elle n’est pas faite. « Mais toi, cela t’est arrivé de sentir… » Charlotte cherche ses mots, c’est important, c’est difficile, « de sentir que l’homme… te hait, de voir cela dans son regard alors qu’il est sur toi… Que, d’une certaine façon, il est en train de te tuer en te baisant, que c’est son fantasme mais que c’est toi aussi qu’il a choisie » ? Et puis elle s’en veut parce que le visage de Nadia s’est rembruni, bien sûr elle a vécu cela, pendant près d’un an après son arrivée à Paris elle s’est prostituée pour payer son loyer. C’est Nadia qui lui a parlé de dissociation entre l’esprit et le corps. « Tu devrais prendre un bain ma belle. – J’ai déjà pris deux douches depuis mon retour. – Prends un bain. – J’ai des bleus, ça me fait mal. – Ça te fera du bien. » Nadia lui passe doucement l’éponge dans le dos tandis que Charlotte sanglote. Dans son lit refait elle s’adosse aux oreillers, Nadia prépare un thé. « Pourtant j’ai essayé de dissocier, comme tu m’avais dit », lance Charlotte avec un petit rire en direction de la cuisine. Nadia revient avec un plateau, rectifie : « Sauf qu’il n’était pas question de désir dans l’équation, tu as été trop ambitieuse. » C’est une parole étonnamment consolante pour Charlotte, qui soudain ressent qu’elle a faim. L’une de ses jambes tressaute involontairement sous la couette.

mardi 8 décembre 2020

Cela plaisait aux hommes car à ce jeu ils gagnaient toujours

8 octobre

Le club-lounge du quartier de l’Étoile n’est pas un bar à champagne. C’est un lieu de standing où l’on n’entre que si l’on a acquitté une cotisation de membre, d’un montant dissuasif pour le commun. Le "vulgaire" même, disait le propriétaire, et au début Charlotte s’y est laissé prendre : elle s’imaginait vraiment que l’argent garantissait un niveau de distinction supérieur. C’était aussi l’argument par lequel on la flattait, elle n’était pas n’importe qui, elle était avant tout une personnalité de qualité et avait été repérée comme telle. Pas de recrutement ici (et pas de fiche de paye), les jeunes femmes avaient toutes été choisies par cooptation afin de perpétuer l’esprit du lieu. Et l’amie qui avait introduit Charlotte au Vestalia était digne de confiance, non ? Non, Charlotte ne faisait pas particulièrement confiance à cette fille rencontrée lors d’une soirée, qui ayant eu vent de ses besoins d’argent lui avait confié qu’elle déménageait et devait quitter un boulot lucratif, « Je pourrais te recommander pour me remplacer », avait-elle hurlé à son oreille tandis qu’elles dansaient. « Ici, nous ne demandons pas aux filles leurs mensurations, continuait le propriétaire, nous évaluons juste leur intelligence, et nous nous assurons de leur disponibilité. Nous, c’est-à-dire moi-même, lors d’un entretien en toute franchise comme celui qui se déroule en ce moment dans ce bureau ; ce qui m’intéresse, c’est votre charme, et vous n’en êtes pas dépourvue. » Charlotte s’était demandé à quel moment il allait tenter de la violer, sur le bureau un cendrier en verre. Mais elle était ressortie après une sobre poignée de mains valant accord. On lui avait avancé l’argent de l’adhésion au club – elle-même devait payer sa cotisation afin de protéger l’établissement contre toute accusation de proxénétisme – qu’elle rembourserait en deux ou trois soirées. Charlotte avait continué, c’était un bon deal. Elle avait découvert que certains hommes ne venaient que pour discuter. Ou même pour parler, comme si elle était un genre de psy, et ils la payaient pour ça. Transaction privée, de même que le planning état établi par messagerie sécurisée – le club pourrait dénier toute responsabilité. Et théoriquement elle pouvait refuser de coucher. Charlotte posait les limites, négociait des suppléments comme si c’était un jeu. Cela plaisait aux hommes, car à ce jeu ils gagnaient toujours. Mais elle aussi y gagnait, elle aussi jouait, avec son propre désir qu’elle s’efforçait d’insérer dans le cadre étroit d’une dissociation psychique. En principe. Il est trois heures du matin sur le trottoir, elle se sent bonne à jeter, son corps la blesse en tous les points où il a été malmené. Elle commande un VTC.

lundi 7 décembre 2020

Ça s'organise dans le secret des non-dits

7 octobre

Ce qu’il lui faut de manière vitale c’est se maintenir. On en est tous là, à des degrés divers, au biologique et au mental, mais elle c’est différent, tout le monde ne peut pas comprendre. Cela s’organise dans le secret de ses non-dits. Aujourd’hui elle n’a rien pris, pas même un quart de ligne, elle déjeune avec sa mère qui s’en apercevrait immédiatement – du moins qui s’apercevrait de quelque chose. Leur rituel dans un restaurant de cuisine familiale, non loin du magasin de sous-vêtements que sa mère dirige en franchise. D’entrée « Comment vas-tu ma fille ? », mais ce n’est qu’un moment à passer. L’essentiel du repas est consacré au compagnon de la mère de Charlotte, ses mensonges répétés. Charlotte a renoncé à suggérer qu’ils se séparent, elle sent qu’elle n’en a pas le droit et sait que cela ne sert à rien. Au lieu de cela elle écoute, elle acquiesce, elle dit des bouts de phrase comme « Tu as sûrement raison », « On n’en sait rien », « C’est sa logique à lui ». Elle boit de l’eau, quand sa mère a demandé un verre de vin. Au fromage, Charlotte est de nouveau sur la sellette alors elle parle d’un boulot hypothétique mentionné par le père virtuel d’un élève imaginaire à qui elle est supposée donner des cours particuliers… ce qui lui permettrait de payer un loyer normal pour l’appartement, « Ne te soucie pas de ça, lui répond sa mère, de toute façon je préfère que ce soit toi qui l’occupes plutôt que de devoir me coltiner un nouveau psychopathe ». Charlotte n’a pas connu le locataire qui l’a précédée, elle aurait été curieuse de s’en faire une opinion par elle-même, histoire de se situer. Sans l’avoir prémédité elle annonce qu’elle a commencé à trier les photos d’Antoine, et puis elle se tait, quelle idiote, sa mère va se mettre à pleurer. Mais non, la main de sa mère vient serrer la sienne sur la nappe – « J’ai toujours trouvé qu’il avait beaucoup de talent ». En sortant du restaurant, sa mère l’étreint fortement, doudoune sans manches contre tailleur, la regarde dans les yeux, lui sourit – « Prends soin de toi ». Charlotte retourne à l’appartement se coucher et dormir un peu, ce soir elle travaille.

dimanche 6 décembre 2020

Il n'y a pas de colère dans ses photos

6 octobre

Il n’y pas de colère dans ses photos, jamais. Ses photos pourraient se définir par tout ce qui en est absent. Tonio, lui, faisait de la politique. Il aimait photographier les graffs, les tags, le béton suintant, les plaques de métal plus ou moins rouillées. Et les gens donc, les gueules qu’ils avaient, plus ils étaient fracassés plus il les admirait. Il aimait photographier la ville, à hauteur de la ville, tandis que Charlotte porte son regard au-dessus. Comme quelqu’un qui suffoque ? Pourtant la ville, elle y vit depuis toujours, contrairement à Tonio qui n’y revenait que de temps en temps. Il a aussi photographié sa campagne, pas de quoi en faire une catégorie à part. Il y cherchait la même chose qu’en ville, des traces de dégradation. Ou des matières, c’était là peut-être son espace d’espérance, trouver dans une mare l’immersion, dans un arbre le chatoiement, dans un paysage ouvert le cadre qui d’une certaine façon le dénaturerait. Il aimait photographier la mousse sur les arbres et les pierres, de très près. Il préférait photographier de près, de sorte qu’on ne voie pas ce qu’on voyait. Charlotte photographie son propre appel, une échappée. Elle se défie de sa colère, elle n’a rien à raconter ; elle s’y refuse parce que si elle commençait ce serait cataclysmique. Sa vie n’est pas un roman mais une exposition, une phase annonciatrice perpétuelle, rien ne lui arrivera. Tonio c’était différent, et d’ailleurs il est mort. Elle pourrait écrire le roman de Tonio, même s’il lui faudrait beaucoup inventer. Combler les vides. Peut-être, d’ailleurs, trier les photos de Tonio a-t-il constitué une tentative d’écrire sa vie – de reconstituer ce qui pouvait l’être. Mais à quelle fin, et pour qui ? Pas pour elle, Charlotte n’en a pas besoin. Elle a juste besoin…