vendredi 2 avril 2021

Indécision du prochain pas, sait-on seulement ce qui l'impulse ?

30 décembre 2019

(5/n)

Ou bien c’était un photographe – le frère de Charlotte ?

Cette époque est révolue, sept années de renouvellement des cellules. Confusion des souvenirs et des visages, indifférenciation des pronoms personnels et impersonnels.

Indécision du prochain pas, saurait-on seulement ce qui l’impulse. Le génie n’a pas le vertige parce qu’il se sait léger en dépit de tout ce bronze, et de la dorure encore. Il sait que si s’effondrait la colonne sous son pied, lui resterait en l’air, suspendu à ses ailes comme en un rêve.

Et toi, es-tu vraiment dans cette chambre sans vue sur la Bastille, à regarder des manteaux vides et à entendre une rumeur de rires et de conversations animées dans la pièce d’à côté ? La tentation est grande de s’enfouir sous les manteaux et de s’y aplatir du mieux possible. Le beau monde a oublié qu’il t’attendait et toi-même tu n’es pas certain du rôle à jouer – ou simplement à tenir. Tu n’es pas certain que te tenir en équilibre entre ciel et terre soit la plus brillante manifestation de ta différence, un gage de compétence. Et pour qui ? Pour quelle âme apparemment absente du salon que tu as traversé en disant Bonsoir… Bonsoir… Oui, je reviens… Je dépose juste…

Un jour, si cela ne s’arrange pas, tu seras moins vulnérable et tu t’en féliciteras. Tu auras intégré l’aisance du premier ricanement. Tu n’auras plus de montées de larmes. Tu auras tout normalisé dans le cynisme. Et celles qui aujourd’hui pourraient t’aimer ne pourront plus – ton amour se sera racorni.

jeudi 1 avril 2021

Rien ne suffit jamais

29 décembre 2019

(4/n)
(photo : Jacques Bousiguier)

Rien ne suffit jamais. C’est une vérité qu’il a retenue de Charlotte – la sœur d’un musicien qu’il croisait parfois dans les bars de Ménilmontant, à l’époque il habitait encore chez sa mère. Une fille joyeuse (Charlotte) dont les yeux brillaient, qui lui faisait un peu peur, dont il ne comprenait pas ce qu’elle voulait, ce qui lui manquait, pourquoi cette énergie insatisfaite. Il ne la voit plus.

Il y a quelque temps il s’est retrouvé à une fête, dans l’appartement d’une amie d’amis qui n’en sont pas vraiment, plutôt des connaissances, il y avait un petit balcon où fumer mais déjà depuis l’intérieur, par la grande fenêtre du grand salon, on pouvait apercevoir dépassant des toits des immeubles d’en face le génie doré de la Bastille. Les ailes déployées – et la colonne de Juillet sur lequel il prenait appui était invisible. Nul besoin de se hisser sur la pointe des pieds. On ne le voyait pas depuis la chambre où un lit à deux places (au moins !) disparaissait sous un tas de manteaux. Les rares filles qu’il a invitées dans son réduit du septième ne sont pas revenues, il les avait prévenues, avait tenté de les dissuader de risquer l’ascension, avait cédé, ne souhaitant rien cacher.

Le magasin aurait dû fermer entre Noël et le Nouvel An, à peine quelques clients qui ne suffisent certainement pas à payer les charges fixes et son salaire. Mais ce n’est pas lui le patron. Pas lui qui décide. Son plan est de mettre assez d’argent de côté pour pouvoir tout plaquer et tenir, disons un an. Sauf qu’il ne conçoit pas de passer des journées entières dans cette chambre (il n’y tiendrait pas). Il lui faudrait déménager mais pour déménager il faut des fiches de paie. Réviser donc le calcul initial : déménager puis plaquer le boulot puis tenir ailleurs. Tel serait le nouveau plan.

Quelque chose cloche, bien sûr, une incompréhension à la base.

mercredi 31 mars 2021

Il avait pensé disposer de l'essentiel

28 décembre 2019

(3/n)

Déjà, il a de bonnes cuisses grâce aux chiottes communes à la turque. Et de bons mollets car il lui faut se hisser sur la pointe des pieds pour apercevoir par le vasistas le château d’eau de Montmartre – cela le rassure qu’il y ait un point fixe par-dessus les toits ; sinon il pourrait se croire dans une autre ville hostile, et quand il pousserait la lourde porte de l’immeuble dans le sens de la sortie, ce serait comme une gifle déconcertante, à chaque fois, de débouler sur un boulevard extérieur saturé de gaz, de délabrements néonisés et de prostitution. Le château d’eau de Montmartre n’y change pas grand-chose à vrai dire, c’est presque une figure de style ou une superstition, un substitut plaisantin à la basilique qui reste masquée.

Les associations de pensée magique réconfortent.

Il a tenté de mettre de la musique classique dans le magasin, au début quand il n’y avait aucun client, puis dans l’espoir de générer des complicités mélancoliques, mais il a obtenu l’effet inverse. Comme si la splendeur d’un déploiement harmonique était une agression. Comme s’il en voulait à l’argent des clients, et à leur âme par-dessus le marché ! À son étage, l’un des locataires laisse souvent sa porte ouverte pour faire circuler la fumée de son herbe, comme une proposition ouverte. Dans les chambres il n’y a pas de WC mais une cabine de douche individuelle – deux mètres cubes mal jointoyés, en signant le bail il avait pensé disposer de l’essentiel. Mais il se trompait.

mardi 30 mars 2021

En fait, le calcul est un peu décevant

27 décembre 2019

Il se dit qu’un jour, probablement ce sera durant la période des fêtes quand les bourgeois des étages desservis par l’ascenseur seront partis faire des feux de bois dans leur résidence secondaire, entre Noël et le Nouvel An disons, et pourvu qu’il n’y ait pas de grèves qui les ait retenus à Paris, mais pourquoi se soucier d’eux puisqu’ils n’empruntent jamais l’escalier de service, la gêne proviendrait plutôt des autres exilés du septième étage qui le regardent par en-dessous comme s’il était susceptible de les dénoncer aux agents de l’immigration alors que pas du tout, jamais de la vie, j’aime vos odeurs de cuisine et les sons de pays inconnus affluant dans vos paraboles, c’est juste que je ne suis pas très sociable par nature et que je crains que vous n’interprétiez mal ma façon de me coller au mur quand nous nous croisons et que je serre dans mes bras deux briques de jus de fruits bios qui ne tiennent pas dans mon sac à dos... Un jour donc, ce ne sera pas l’été, il fera plutôt froid parce que ce serait bon de se réchauffer le sang, un jour donc s’il en éprouve l’impulsion, il essaiera de battre un premier record dans l’escalier, il pense qu’il pourrait tenir vingt bonnes minutes pour commencer, soit au moins cinq allers et retours, trente-cinq étages en montée et autant en descente, 770 marches multipliées par deux, en fait le calcul est un peu décevant, il s’agirait de recommencer un jour suivant, plus vite ou plus longtemps… À la fin il se sentirait fort, et de nouvelles perspectives s’offriraient peut-être à lui.

lundi 29 mars 2021

Que plane encore un peu l'évocation

26 décembre 2019

(...)

Ou non, ou d’une façon trop dilettante. Que plane encore un peu l’évocation.
La boutique n’en finit pas de fermer, elle reste ouverte pour un dernier client puis un autre, qui semblent à peine moins désorientés que le vendeur. Personne ne l’attend, dans la remise ne subsiste aucune trace d’un coït malaisé qui avait eu néanmoins l’affriolante saveur de l’interdit – où tout cela a-t-il disparu ?
Il rentre à pied.
Lydia est un prénom de substitution, c’est une sonorité joyeuse dans la grisaille, comme si des arbres allaient émerger du trottoir et s’ébrouer de toute la verdeur de leurs racines nouvelles, et ils secoueraient leurs feuilles pour nous faire apprécier la pluie, et tu serais héroïque mais doux. Tu es doux. La plupart du temps tu l’oublies, il te faut le contact de ta main sur ta joue – comme si cette main caressait le visage d’une Lydia assoupie – pour t’en souvenir. Mais il n’y a pas de mérite à être qui l’on est. C’est juste une affaire de circonstances, la solution que chacun a trouvé, très en amont de ce jour-ci, pour se dépatouiller de ses souffrances. Pas de mérite à être héroïque, tous les héros vous le diront. Seuls les salauds croient avoir le mérite de leur saloperie.
Dans l’escalier qui mène à son studio du septième étage, le vendeur n’est plus qu’un locataire qui dira Bonsoir s’il croise quelqu’un.
Il est arrivé sans encombre.
De même perçoit-il l’avenir.
 
(à suivre)

vendredi 26 mars 2021

D'un passé inventé, extraire l'intensité ?

25 décembre 2019

Tu peux ressasser, extraire du passé réel ou fabulé des images, des intensités, des sentiments vibrants, cette résonance dont tu aimes tant signaler l’intuition – et partant ta sensibilité –, tu peux substituer des virgules aux points finaux et relier toutes les histoires de tous les livres – cet homme a aimé deux fois en plongeant dans la rivière, cette femme est morte d’avoir mal évalué le champ de sa vengeance, et dans cette ville on ignore ses voisins –, tu peux comme chaque jour baisser la tête plutôt que de la lever vers un ciel uniforme – la nuit conseille l’hibernation aux craintifs et aux affligés  –, tu peux confondre tous les prénoms et en inventer de nouveaux qui t’évoquent des fleurs, tu peux retrouver dans un regard un regard qui jamais ne s’est posé sur toi, tu peux refuser de te plaindre aussi – et voir dans le palmier qui évente la pollution sur la corniche une satisfaisante imitation de l’arbre –, tu peux lancer des appels dans l’espace bien qu’il te manque accréditation et mot de passe, tu peux rêver bien sûr – et au son de ta propre voix t’enivrer –, tu peux boire un fond de bouteille qui ne s’est pas encore évaporé, tu peux fermer la boutique et revenir demain – et peut-être voudras-tu alors parler de Lydia.

(à suivre...)