samedi 14 avril 2018

14 avril


« Ce sont les nouveaux billets de 50 euros ? » remarque la caissière du magasin bio, « J’ai pas fait gaffe », répond Binh-Dû. Il sourit gentiment, rassemble ses courses, empoche le change, sort. Comme il aurait pu se montrer spirituel à partir de cette situation, par exemple regretter de ne pouvoir parler de son billet au pluriel, ou suggérer que sa nouveauté lui donne plus de valeur monétaire... À la réflexion, mieux vaut sans doute qu’il n’y ait pas pensé à temps. Le grand frère de la caissière n’employait probablement plus l’expression « faire gaffe » quand elle l’admirait pour sa façon de secouer la tête sur le Smell Like Teen Spirit de Nirvana, ni même son oncle qui doit avoir l’âge de Binh-Dû, n’a presque plus de cheveux, et s’est moqué quand il a appris qu’elle rejoignait une coopérative de « bouffeurs de graines ». Auparavant, Binh-Dû s’était rendu au supermarché, il avait eu la chance d’y croiser cette autre caissière qui est charmante elle aussi, qui le regarde bien dans les yeux et lui donne du « Monsieur » avec un zeste de gravité énigmatique depuis une quinzaine d’années. Elle est devenue manageuse caisses, on la voit moins souvent. Cette fois ils se sont dit « Bonjour ». Elle a ajouté « Ça va ? », à quoi il a répliqué « Oui, merci, et vous ? » Il se souvient encore d’avoir dit « Ben oui », mais peut-être était-ce un autre jour.

vendredi 13 avril 2018

13 avril

À son lever, Binh-Dû lit l’histoire du moine qui veut sauver du temple en feu une statue de Bouddha qu’il charge sur son dos, si grande qu’elle reste bloquée en travers de la porte, rien à faire, tirer, pousser, lui pourra s’échapper mais pas elle. (Et l'on voudrait persister à parler du Bouddha en disant "elle", d’abord en vertu de la féminité du sourire, ensuite en raison du désir ardent du moine de garder la statue au plus près de lui.)

Il n’est pas question de volonté et de désir dans cette histoire, il y a beaucoup de choses dont il n’est pas question ici. En fait, toutes les questions relatives à cette histoire sont des chausse-trappes, des réduits aux portes trop étroites.

Dans la journée, Binh-Dû s’en va prendre livraison d’un colis en attente, dont le poids rend hasardeuse l’entreprise de ligotage à l’extérieur de son sac insuffisamment grand, puis le hissage du sac, alourdi du carton, sur ses épaules. Ainsi chargé, il se promène le long du canal, à pied, à vélo, il va au cinéma, il rentre chez lui à la nuit. (Le colis renferme des objets qui lui sont précieux mais ce n’est toujours pas la question.)

jeudi 12 avril 2018

12 avril


De dos par rapport à Binh-Dû qui s’approche, un homme très grand en long manteau de cuir téléphone en marchant. On n’entend pas encore ce qu’il dit mais le dessin d’une tête de mort ressort nettement sur le cuir de vache. Le col est relevé, la nuque de l’homme inclinée, la peau de son crâne est nue. Que peut bien dire la mort au téléphone, Binh-Dû tend l’oreille : « Ici tout est tranquille... Tout le monde se connaît... C’est une ambiance de petit village... »
Voici ce que décrit l’homme d’une voix douce. Au tournant de la rue une porte de garage privé se soulève dans un chuintement huilé, accompagné du clignotement rassurant d’une loupiote. Les oiseaux chantent dans les arbres, le ciel est uniformément bleu. Les dioxydes de carbone et les particules fines sont à des taux de concentration  remarquablement bas. Un hélicoptère de la gendarmerie tourne paisiblement ses pales à moyenne altitude.
Binh-Dû se hâte de rentrer chez lui. Il ouvre la fenêtre mais ferme les rideaux pour se protéger de la réverbération du soleil sur les murs beiges des bâtiments qui l’enserrent. Ainsi il entend moins la résonance des conversations Skype du voisin d’en-dessous, lequel n’ouvre jamais ses volets ni de jour ni de nuit. Quand le voisin sort de chez lui, il veille à rabattre la capuche de son sweat par-dessus les gros écouteurs de son casque. Mais quoi que nous fassions, nous ne nous pardonnerons pas notre imprévoyance.

mercredi 11 avril 2018

11 avril

Binh-Dû a l’ambition de récupérer son ventre d’origine. Celui-ci s’était éclipsé en douce, sans doute passant par le nombril, remplacé par un bourrelet. Reviens ! lui intime Binh-Dû, parlant sur le souffle au long d’une séance d’abdominaux. Il faut que tu aspires ton ventre à l’intérieur, lui a conseillé une amie qui a accouché il n’y a pas si longtemps de cela. Drôle d’image, autant que celle d’une tablette de chocolats. Binh-Dû trébuche dans son décompte, il inspire à contretemps. Penser aussi à garder le dos droit, cela fait beaucoup, cela suffit pour aujourd’hui.
Au soir, le ventre est revenu sous le bourrelet. Une présence nichée au creux du pneu, qui tire sur les muscles, Binh-Dû grimace un peu en riant – il bouge ! Il est vivant ! Ce sentiment d’être mû de l’intérieur, Binh-Dû l’avait perdu, maintenant il va pouvoir respirer pour deux à nouveau, soutenir son pas, courir qui sait ? En une souple translation de barycentre. Son cerveau reptilien à nouveau dédoublé, est-ce que cela se voit déjà ? Il déboutonne sa chemise, bof. Un gargouillis familier, timidement, se manifeste.

mardi 10 avril 2018

10 avril


Est-il un nombre restreint de femmes idéales pour l’homme idéal que serait Binh-Dû ? La question ne peut être posée qu’en période de disette amoureuse, elle paraîtrait grossière autrement. Il y aurait toujours moyen de se rattraper, en assurant que le nombre ne fait rien à l’affaire, que ce n’est pas tout d’être idéale, encore faut-il être idéelle, et autres noyages de poisson. L’amour échappe, sa preuve a disparu avec la photographie du profil droit de Barbra Streisand.

On cherche toujours. Tout de moi est à toi, et que mes yeux soient le miroir des tiens ne signifie rien de probant si ce n’est une certaine propension au narcissisme.

Binh-Dû n’est pas tous les « on » du monde et « on » n’est pas Binh-Dû, la cause est entendue, mais ses mains caressèrent nombre de seins adorables (et ses yeux, sans se vanter, par l’invite rêveuse d’un décolleté.) Autant croire que reste à rencontrer le corps jamais encore connu, et l’esprit, et l’âme, et les configurer en fantasme absolu. Jusqu’à la faire advenir un jour, cette trinité unie, avec quelques charmants défauts de conception, tellement humains. Alors, on en reparlera.

lundi 9 avril 2018

9 avril


La terre est craquelée par manque de pluie, si Binh-Dû focalise son regard à ses pieds il peut se croire en Afrique. Un VTTiste le frôle en ahanant, courbé sur sa machine. Sur les pistes du Dakar il n’y aurait eu aucun survivant. Plus le VTTiste s’éloigne, plus il ressemble à un zébu bossu (Binh-Dû plisse les yeux face au soleil).
Les arbres laissent encore filtrer les rayons obliques, de jour en jour leur feuillage s’épaissit. Ce déploiement végétal est presque imperceptible à l’œil nu, mais on peut le respirer. Surtout à l’approche du soir, la nuit même est enivrante, et à l’aurore ? À l’aurore, Binh-Dû dort. On n’en est pas là. Il se dirige vers le palais de marbre rose.
Tant de beauté créée par de si odieux personnages. Deux couples élancés le précèdent à présent dans la rue. Ils sont grands d’être bien nés (dit-on). Bien nourris, bien vêtus. L’une des femmes balance les épaules en marchant, lentement, en parfaite synchronisation avec ses hanches. Maîtresse d’elle-même. Binh-Dû en tomberait amoureux.
Comme de cette fille à l’époque du collège dont la nuque exposée était un paysage de steppe où elle-même était léopard femelle. Ce n’était pas sexuel, c’était corporel. La lune est pleine avant même que l’obscurité soit faite. Où que Binh-Dû se tourne, elle lui indique la direction. Il vient de comprendre le secret de la Joconde.

dimanche 8 avril 2018

8 avril


Binh-Dû aimerait que rien ne disparaisse jamais de ce qui lui plaît. Souhait immature, il en est conscient. Les publicités promettent de l’illusion à crédit, un perpétuel renouvellement de l’éternité. On veut les croire, tous autant que nous sommes, à des degrés divers, comme en un dieu susceptible, ou un sorcier imprévisible. Internet est devenu dieu sorcier, mais dans la toile sans cesse plus étendue à mesure que s’expand l’univers sont dissimulés des trous noirs. Par où se réaffirme la mortalité.

Déjà deux moustiques s’en viennent vrombir entre les quatre murs de Binh-Dû. Ils sont en avance, non ? Il laisse les fenêtres ouvertes la nuit, il a trop chaud sous la couette. Une révolution orbitale a été rondement menée, une fois de plus, pour aboutir à ces retrouvailles : bientôt mai, l’été, les vacances... Avant d’envisager à nouveau l’automne. Binh-Dû pourrait s’offrir aux piqûres mais pour cela il lui faudrait être mature. En deux précis claquements de mains il retarde la progression du temps.

Car distinguer la sensibilité de la sensiblerie n’est pas seulement une prise de position esthétique. Que se passe-t-il lorsque Binh-Dû pleure devant les vrais-semblants d’une actrice de cinéma, est-ce regret des amours perdues, gratitude non moins éperdue, reconnaissance de fraternité ? Ou bien est-ce de plaisir comme un impromptu sanglot de jouissance ? Et pourquoi essuie-t-il ses yeux d’un revers de main, pourquoi cette défiance face au jugement qui pourrait germer d’un épanchement de tendresse lacrymale ?