lundi 23 avril 2018

23 avril


Le voisin de Binh-Dû a invité une copine chez lui, leur degré d’intimité semble déjà assez élevé puisqu’il la laisse manier son joystick tandis qu’il étend du linge sur le balcon. Il lui prodigue des conseils, et c’est force exclamations, rires, moqueries affectueuses, épanchements transitionnels... Conclusion abrupte. Aux jeux de combats mortels, peu importe qu’on ait tranché le cou à d’innombrables guerriers, on meurt aussi à la fin.
Sur la pelouse, des enfants maltraités pleurent d’énervement et de résignation. Ils progressent à grand pas vers la vieillesse, tels enfants, tels parents, d’ailleurs ceux-ci sont déjà tombés dans le puits de leurs principes éducatifs. Il faut les voir, traîner une trottinette par sa poignée sur les graviers, renvoyer le ballon comme des chiens rhumatismaux, faire semblant d’être fâchés, oui on parle toujours des parents. Vouloir être ailleurs. Ne savoir espérer une vie meilleure.
Les vieux ne pleurent pas, ils ont froid malgré le soleil. Au soir tombant ils rentrent chez eux, allument la télévision. Ils se préparent quelque chose pour le dîner, une soupe. Au-dessus de leur tête tournoie un hélicoptère en vol plus ou moins stationnaire, est-ce encore à cause des terroristes ? À qui téléphoner pour se plaindre ? Binh-Dû se demande si au fond des caves on entendrait exploser les bombes.

dimanche 22 avril 2018

22 avril


Il est des visages et des corps qui inspirent à Binh-Dû un sentiment de déjà-connu. Non que les personnalités qui les habitent soient prévisibles, ni même que des souvenirs associés parasitent une relation nouvelle, cela puise plus loin, dans le creuset des compréhensions relatives où l'on conforte ses idées reçues.
Il est d’autres êtres qui ne ressemblent à personne à qui les comparer. Ils sont à part, peut-être plus composites que le commun de nous-mêmes. Binh-Dû les scrute avec une attention particulière, où réside la beauté ? se demande-t-il, paraphrasant un Allemand célèbre dont il a oublié le nom. Où réside le désir ? Il finit par trouver.
Parfois il y a évidence, le visage rayonne, le corps est une exultation pour le regard. C'est presque trop facile. Binh-Dû est troublé par l'attirance qu'il éprouve à l'égard de ceux que leurs gênes déjà favorisent. Ce qui n’est pas facile, c’est constater qu’on n’est pas pour l’autre une évidence réciproque. Ou même un bon a priori ?
Ce qui ne serait pas facile, ce serait d’être entouré de multiples évidences simultanées, heureusement pour Binh-Dû cela ne lui est jamais arrivé. Peut-être y est-il pour quelque chose, finalement, élaborant ses évidences a posteriori, disciplinant ses dilections, choisissant en somme. L’une parmi toutes. Le temps de l’une.
Mais quitte à établir trois catégories différentes de visages et de corps, une quatrième catégorie pourrait bien se frayer son chemin, puis une cinquième, une sixième, une septième, une huitième, une neuvième – oui, Binh-Dû tire à la ligne... Pour en définitive ne plus savoir, comme une souhaitable qualité de regard.

samedi 21 avril 2018

21 avril

       C’est le printemps, les bébés trébuchent et pleurent, tombés dans l’aire de jeu. Binh-Dû n’ira pas se risquer sur un toboggan, il préfère poser un pied devant l’autre d’une démarche ample, assurée par l’habitude. Un bébé en question regarde à travers ses larmes par-dessus l’épaule de sa mère, Binh-Dû lui sourit, les pleurs cessent.
       Amener un bébé à ne plus pleurer c’est comme faire rire une femme aimée, c’est comme être cause de jouissance. Il y aurait éventuellement un ordre de gratification à définir, mais pourquoi bouder son plaisir ? On pourrait aussi se demander en quelle part nous serions responsables de tel ou tel phénomène concomitant à notre présence.
       Simplement Binh-Dû était là au bon moment, du moins à un moment adéquat, s’il y eut action, alors il fut instrument. L’affirmation est rude, son petit côté cynique coince quelque part. A s'y empêtrer, Binh-Dû se dit qu’il n’a jamais considéré une femme aimée comme un instrument propice à ce que s’exprime son amour. Aurait-il dû ?

vendredi 20 avril 2018

20 avril


La quatrième fois, Binh-Dû pénètre dans un hôtel aux lumières ambrées, le réceptionniste consigne son passage dans le registre et l’informe avec une exquise politesse du déroulement de la procédure. La cinquième fois, une voix dans l’interphone informe de laisser le paquet sur la table à gauche dans l’entrée. Il hésite un instant devant la table, il n’y pas âme qui vive mais une autre grande enveloppe qu’il pourrait subtiliser impunément. Quelle disgrâce ce serait ! Il sort comme un voleur. La sixième fois, il pénètre dans un gynécée enchanteur. Tel Ulysse abordant une île prometteuse, il pourrait s’attarder un peu, prendre le temps de croiser chaque sourire, mais non, il y a encore de la route à faire. La septième fois, le concierge dans son réduit paraît abasourdi qu’on vienne le déranger, et pourquoi, pour une histoire de livre, qu’est-ce que c’est que ça un livre ? La huitième fois il est accueilli comme un prince dont la venue honore les lieux. On se lève pour venir à sa rencontre, on lui offrirait bien une légère collation s’il ne devait repartir. La neuvième fois il doit franchir des grilles de quatre mètres de haut, heureusement un petit soldat le fait profiter de son badge. À l’intérieur de la forteresse, une mutante au sourire virtuel, parfait avatar d’elle-même, répond à coté de ses questions.
Peu importe, la mission est accomplie. Neuf avis valent mieux qu’un pour se faire une idée qui sera toujours moins valable que si l’on en avait sollicité dix. Et si même neuf réponses n’en font qu’une, ce ne sera pas probant. Binh-Dû se dit qu’il a contacté là un grand secret de l’existence – que n’aima-t-il ainsi, il se serait épargné bien des raisonnements douloureux, des constats malheureux. Au lieu de ça : une de perdue, dix à perdre – et on s’étonnera qu’il ait l’air mélancolique...

jeudi 19 avril 2018

19 avril


La première fois on lui désigne le comptoir, Posez ça là, lui est-il intimé d'un coup de menton. Là ? hésite-t-il, étonné que le réceptionniste, un colosse aux allures de vigile, ne se risque pas même à tendre une main. Sur le comptoir, il y a des petits tas de courriers.
La deuxième fois, la porte qui donne sur le boulevard est fermée, le digicode obtus. Une plaque annonce que l’accès est interdit aux démarcheurs et aux quêteurs, rentre-t-il dans une de ces catégories ? Il attend que quelqu’un sorte pour pénétrer dans l’immeuble.
La troisième fois, on se croirait dans une aérogare tellement le hall est vaste. Il ne serait pas étonné que retentisse un carillon au plafond tandis qu’il avance vers l’hôtesse, très professionnelle. Pour se déplacer elle utilise un sourire et une chaise à roulettes.
Ainsi Binh-Dû revient de sa première journée avec en tête l’image d’un colis suspect qui voyagerait en classe affaires dans un avion sans passagers. La métaphore n’est peut-être ni des plus heureuses ni des plus pertinentes mais elle donne des ailes à ses chevilles.

(à suivre...)

mercredi 18 avril 2018

18 avril

Les bulles de liquide vaisselle planent paisiblement autour de Binh-Dû, quand l’une se rapproche il tente de l’attraper avec son éponge. Manière peu économique de faire la vaisselle si l’on considère que l’économie de savon réalisée ne compense pas l’écoulement inutile de l’eau durant le temps du geste. Est-ce de l’air-vaisselle ?

Parmi la grenaille se trouve une pomme de terre en forme de cœur, ce n’est pas un hasard puisque Binh-Dû l’a choisie dans le cageot. Qu’elle se soit développée ainsi est peut-être de l’ordre du hasard, bien qu’il soit délicat de convoquer cette notion dès lors qu’il s’agit de l’existence des choses et des êtres. Elle aussi sera fendue en deux avant de rejoindre la poêle.

Il y a de quoi pleurer. Les yeux picotent. La bulle ne donne pas signe de son prochain éclatement, le cœur semble bien assuré sur ses deux ventricules. Et pourtant... La nuit, Binh-Dû est tout près de se réveiller, ses paupières soudées interdisent les larmes, tout son visage lunaire se plisse dans l’imminence de la fin du monde.

mardi 17 avril 2018

17 avril


Binh-Dû un jour ne sera même plus Binh-Dû. Il sera une essence invisible et indicible. Non plus qu’il ne dira « je » on ne dira « il ». Quelque chose, d’informel, regardera le ciel et du ciel contemplera, en une union relâchée, exempte d’attentes et d’illusoires temporalités – même si pour le plaisir des sens il y aura encore des jours et des nuits, des aurores et des crépuscules. Le plaisir de qui, de quoi, les sens de qui ? Le plaisir d’essence bien sûr, et ça rigolera dans les nuages.
Pour l’heure, il tape un message sur son téléphone. Toujours ébahi par l’apparence d’intuition humaine contenue dans le cerveau minuscule de cet objet qui, à une centaine d’années près, semblerait rien moins que magique. Binh-Dû voudrait inscrire « le », mais ce qui lui est proposé d’office est « je ». Il voudrait écrire « ne », et « me » s’affiche. Est-ce l’ego qui s’accroche, insistant ? Est-ce transsubstantiation si lorsqu’il tape « cidre » apparaît « bière » ?
Binh-Dû aimerait qu’on lui témoigne un minimum de respect. Son voisin, par exemple, en haussant le volume de sa chaîne, lui manque de respect. C’est même du mépris, à ce niveau-là. Binh-Dû lui dirait, S’il y a une chose que je n’admets pas, c’est le mépris. Et il ajouterait, D’ailleurs qu’est-ce que c’est que ce bruit, sûrement pas de la musique, il faut être débile pour écouter ça, tu as de la bouillie dans le crâne, tu es une merde, tu es irrécupérable.