samedi 5 mai 2018

5 mai


Au vieux monsieur, Binh-Dû tient la lourde porte vitrée. À la mendiante affalée contre un mur pisseux qui le bénit au nom d’Allah il adresse un franc sourire. À la caissière il souhaite une bonne journée, et un bon week-end tant qu’il y est.
Son voisin, il prend soin de le remercier en sourdine puisque les cris des zombies égorgés ont été ramenés à un niveau sonore acceptable. (S’il le remerciait à haute voix, Dieu sait ce qui se passerait !)
L’œuf cassé à côté de la poêle et dont le jaune a séché dans la chaleur de l’inox, il le gratte avec précaution comme il recueillerait une poudre dorée, une épice précieuse à conserver pour le plaisir des yeux dans un ramequin transparent.
Mais il ne fait pas cela, non. Il a passé l’âge des compulsions fétichistes, ou bien il ne conçoit plus l’espace où les réaliser. Il est conscient des mécanismes compensateurs qui le font fonctionner au quotidien. Il a l’air bon comme le pain.

vendredi 4 mai 2018

4 mai

Binh-Dû a tellement hâte que les martinets reviennent dans sa ville après leur périple migrateur qu’il les entend s’égailler dans le ciel, comme apparus soudain au bout d’un couloir de l’espace-temps. Mais il a beau tendre le cou, il ne voit que des nuages, et le vol triste d’un pigeon. Ce n’est pas encore pour aujourd’hui.
D’ailleurs voici qu’une averse s’abat sur les têtes. À l’abri dans la médiathèque, il entend cette fois des cris moqueurs, la cavalcade d’une bande d’adolescents qui insultent le vigile en le traitant de « crâne d’œuf ». Certes il est chauve mais il est surtout noir.
Ce n’est pas si commun. Un petit homme jogge dans les flaques alors que le soleil revient, il est torse nu, son torse blanc impeccablement sculpté, il semble s’agripper aux sangles de son sac à dos à bandes fluorescentes.
Au feu rouge le coureur trottine en surplace, il ne semble pas trop savoir où aller, tel un jouet mécanique. Un semi-clochard le dépasse dans un son d’apocalypse, sa radio portative à la main. Binh-Dû fronce les sourcils, ensuite il regrette.
Chez lui il brise un ramequin en verre sur le carrelage de la cuisine, à genoux il ramasse les éclats. La nuit est tombée. Une mite volette au ras du plafond, comme en redéfinition des pôles. Les esquilles brillent sous la lampe. Il éteint.

jeudi 3 mai 2018

3 mai

La pluie tombe abondamment comme elle le ferait sur les pentes d’une montagne si Binh-Dû s’y trouvait, heureux d’avoir quitté la ville, sous ses pieds il contacterait à nouveau la roche, la terre meuble, les herbes et les fleurs innombrables, dans sa poitrine son cœur battrait plus fort, joyeux par l’effort et de l’espace, il renverserait la tête en arrière pour sentir le crépitement des gouttes d’eau sur sa peau, il serait trempé malgré le poncho imperméable, il rirait de l’inconfort, il se féliciterait d’être parti.
Un escargot en plein milieu de l’allée bitumée avance en dandinant sa coquille fragile, d’un beau jaune pâle, d’une unique spirale, entre deux doigts Binh-Dû le saisit et le dépose plus à l’abri dans le gazon. Un corbeau crève par en-dessous le sac en plastique d’une poubelle publique, sur le trottoir se déversent des reliefs de nourriture synthétique dont l’oiseau se contente. La déchirure du poncho s’agrandit sous l’encolure. De quoi passer la main, extraire un organe, changer de corps et de monde.

mercredi 2 mai 2018

2 mai

L’amoureuse de Binh-Dû s’efforce de ne plus l’être, tandis qu’une autre femme-d’un-autre lui manifeste un certain intérêt. On sent l’accablement, le moral dans les chaussettes, la pluie qui finalement se déverse des nuages en stationnement au-dessus de sa tête. L’ironie de raccroc on peut pressentir, la caisse du chien où revenir se nicher en boule, émettre à intervalles irréguliers de petits sons allongés et plaintifs – regarde-le, je crois qu’il rêve ! Le rêve du chien est le cauchemar récurrent de l’homme.
Mais tout de même, faut-il se réduire à préférer l’une ou l’autre femme-d’un-autre, est-ce de cette contrariété que Binh-Dû veut faire son miel ? (Car autant rêver d’être une abeille et se nicher dans une alvéole dorée.) Le fantasme incestueux est un puissant ressort érotique, bien que là encore il faille choisir. Avant de devenir un vieillard, tendant son corps aux flots de lait émanant de la lune, il se rappelle à l’amour de ses sœurs, elles le rappellent à l’amour qu’il leur voue, et lui-même vestale courbe le cou.

mardi 1 mai 2018

1er mai


Un rouge-gorge gît sur le trottoir sous le cerisier. Binh-Dû reçoit par texto des bises, et les ronronnements d’un chat. À chaque touche enfoncée sur le clavier il écrase une flopée d’acariens. À chaque bouchée de poulet il nourrit des millions de bactéries. Il s’en va rejoindre une amie qui ne saurait en équivaloir une autre. Personne ne remarque son absence dans les cortèges. De fatigue ses yeux pleurent une larme plutôt que sous l’effet des bombes lacrymogènes. Pour la deuxième fois de sa vie il commande un diabolo melon, qu’on lui apporte avec une touillette. C’était meilleur la première fois. La pluie qui devait tomber est restée dans les nuages. Comme c’est jour férié, certains en profitent pour chercher leur équilibre sur une sangle élastique tendue entre deux arbres. D’autres préfèrent travailler le haut de leur corps. Il ne s’agit pas de vouloir devenir mais d’assumer être, à la fois humbles et majestueux. Même un chocolat tiré du percolateur mérite qu’on le hume. L’amie contient en elle de quoi briser un cœur, comme une autre, ou plus humblement de s’émouvoir. Le chant persiste après le chant.

lundi 30 avril 2018

30 avril


Un jour que Binh-Dû marchait les yeux fermés, un gardien de la paix l’interpella. Il tenait à l’avertir qu’au bout de la promenade la grille était sur le point d’être fermée. Binh-Dû remercia et reprit son chemin, au pire il s’envolerait.
Au mieux il sent son cœur se contracter dès que s’élève la voix de la chanteuse qui invariablement à travers les années produit un phénomène lacrymal pouvant s’apparenter à l’érection. C’est si beau, de cœur à cœur.
Il faudrait aussi mentionner les paulownias en fleurs, leur parfum infiniment consolateur. Combien proches parents sont la consolation et la dévastation. Se trouver écartelé entre l’enfance et le regret de ce qui ne sera jamais embrassé.
Car pendant qu’avance le printemps, une chanteuse parmi d’autres court en riant après un mouton. Cela se passe tous les jours, c’est une image terrible. Et Binh-Dû voudrait être le mouton sur l’île, et rire au dépit des égorgeurs.

(merci à Camille)

dimanche 29 avril 2018

29 avril


La foule est faite pour qu’on la fende, siffle Binh-Dû entre ses dents. Rageur face aux gens tranquilles dans leurs beaux vêtements de demi-saison et leur mesquinerie ambiante, désolé face aux plus pauvres et leurs plaisirs frustres. Tous pitoyables, mais les premiers, ceux de sa classe, encore plus haïssables – il est bien placé pour le savoir.
Binh-Dû déteste tout le monde, tel un Dieu maudit. Sur la passerelle en planches longeant l’ancienne voie ferrée, tout en marchant il ferme les yeux, le soleil l’aveugle. C’est l’un de ses pouvoirs divins, à défaut de s’envoler : en confiance, savoir sans voir. Il ne cille pas, il rouvre les yeux dans l’ombre d’un arbre, toujours sur le chemin.
Dans la rue, les voitures roulent au ralenti. L’une d’elle a un pneu arrière presque à plat. Binh-Dû la rattrape au feu rouge, toque à gauche. Une petite fille dans le siège enfant lui renvoie un regard aussi éteint que celui de sa mère au volant. Laquelle ne le comprend pas, vitre descendue de deux centimètres, quand il tente de lui expliquer.
Aimer à nouveau, serait-ce parodique ? Les arbres en ville souffrent mille maux mais la vie pulse dans leur xylème, les hommes aussi font ce qu’ils peuvent, réceptacles inconscients. Le coupé break s’engage dans la bretelle d’accès au périphérique, révélant une plaque d’immatriculation allemande, Binh-Dû reste sur le trottoir comme un mendiant au cheveu sale.