La foule est faite pour qu’on la fende, siffle Binh-Dû entre ses dents.
Rageur face aux gens tranquilles dans leurs beaux vêtements de demi-saison et
leur mesquinerie ambiante, désolé face aux plus pauvres et leurs plaisirs
frustres. Tous pitoyables, mais les premiers, ceux de sa classe, encore plus
haïssables – il est bien placé pour le savoir.
Binh-Dû déteste tout le monde, tel un Dieu maudit. Sur la passerelle en
planches longeant l’ancienne voie ferrée, tout en marchant il ferme les yeux,
le soleil l’aveugle. C’est l’un de ses pouvoirs divins, à défaut de
s’envoler : en confiance, savoir sans voir. Il ne cille pas, il rouvre les
yeux dans l’ombre d’un arbre, toujours sur le chemin.
Dans la rue, les voitures roulent au ralenti. L’une d’elle a un pneu
arrière presque à plat. Binh-Dû la rattrape au feu rouge, toque à gauche. Une
petite fille dans le siège enfant lui renvoie un regard aussi éteint que celui
de sa mère au volant. Laquelle ne le comprend pas, vitre descendue de deux
centimètres, quand il tente de lui expliquer.
Aimer à nouveau, serait-ce parodique ? Les arbres en ville
souffrent mille maux mais la vie pulse dans leur xylème, les hommes aussi font
ce qu’ils peuvent, réceptacles inconscients. Le coupé break s’engage dans la
bretelle d’accès au périphérique, révélant une plaque d’immatriculation allemande,
Binh-Dû reste sur le trottoir comme un mendiant au cheveu sale.