mardi 5 juin 2018

5 juin

Il y a des lettres que Binh-Dû a raison de méditer longtemps pour en définitive ne pas les envoyer. Le problème est qu’il ne sait jamais lesquelles. C’est-à-dire qu’il s’en doute, sur le moment cela ressort de l’intuition. Mais même ce doute intuitif est sujet au doute, puisque le moment est composé de moments. Par exemple, le moment de l’écriture est exempt de repentir (par exemple et par définition tant ce présent-là est compact). En revanche le moment du remuement ensommeillé (la première nuit qui porte conseil) imagine déjà des alternatives à ce qui n’est pas encore un souvenir fiable – est-ce bien cela qu’il a écrit et qui ne convient pas, mais alors pas du tout ? Puis il y a le moment de la relecture qui est toujours une expérience d’étrangéité – quelqu’un a écrit ceci qui convient ou ne convient pas. S’initie alors le cycle des réécritures, une succession de moments cumulatifs, progressifs, parfois récessifs, tous similaires dans la forme et par le sentiment de relative absurdité qui les accompagne. Porté à l’extrême, Binh-Dû parvient, au terme d’une noria de rendez-vous avec lui-même, à un texte qui, s’il était envoyé à sa destinatrice, produirait dans le pire des cas un effet dramatique et piteux et dans le meilleur une faille d’entendement. (Ou bien non ? Ce serait l’amour reconnu, maintes fois esquivé ?) Le moment de l’envoi s’arrache par orgueil au conditionnel, Binh-Dû s’est par le passé donné des gifles. Reprenons, quelle était l’idée, à l’origine ? Il cherche, il doit fouir parmi ses phrases. Ça ne ressort pas, ça reste caché. Il gagnerait du temps à téléphoner.

lundi 4 juin 2018

4 juin

Cette jeune acrobate, on en tomberait instantanément amoureux, non seulement parce qu’elle est acrobate mais pour ce moment où elle se tient immobile sur le devant de la scène et laisse monter les émotions sur son visage. Ce moment où toute une palette d’intimité se dessine et s’expose, confraternellement.
Ce n’est pourtant pas trop l’humeur de Binh-Dû – la confraternité. Mais il se souvient de l'amie du 31 mai suggérant qu’un bavardage misanthrope dissimulerait de la bonté. Question de pudeur et de priorités. L’acrobate si aimable dont il pourrait être le père, il lui semble qu’il pourrait ainsi qu'un fils désirer se l’accaparer.
Comme une impulsion très naturelle, le tabou consisterait à aimer sur un pied d’égalité. Ni père ni fils, et en vertu, oui, d’une conception tendancieuse de l’amitié. Elle lui sourit, lui dit merci. Binh-Dû, tel un petit frère rangé des voitures et des footballeurs, lui achète un poster qu’il punaisera sur une porte de placard.

dimanche 3 juin 2018

3 juin

Binh-Dû ne se lève pas au son du réveil, il bâcle une collation minimale, rallonge son trajet de plusieurs kilomètres et de longues minutes – faute de l’avoir correctement étudié au préalable, il arrive donc en retard pour le spectacle qu’il aurait aimé voir, se rabat sur un attroupement, les gens rient, à vue de nez un comédien travesti parodie Céline Dion, la pluie se met à tomber, l’amie que Binh-Dû devait retrouver est introuvable, ne répond plus au téléphone, le ciel reste obstinément gris pluvieux, tous les spectacles sont annulés, Binh-Dû se perd puis doit se rendre à l’évidence : on lui a volé sa voiture.
Binh-Dû se réveille quand son corps lui en donne le signal, il invente sur le pouce un plat de restes, dans sa voiture les heureux embranchements de l’autoradio font passer ses inspirations erronées, le spectacle manqué sera rejoué demain – au moins ce mauvais clown fait rire les enfants –, puisqu’il pleut Binh-Dû se réfugie dans un supermarché où il espère trouver une boîte de haricots verts, au tournant d’une allée il tombe nez à nez sur son amie en panne de batterie entrée acheter des collants, ils se racontent leurs vies dans une brasserie, la voiture attend là où Binh-Dû ne se souvient plus de l’avoir garée.

samedi 2 juin 2018

2 juin


Mais tout va bien, répondent les quatre mésanges jaunes qui à l’aube s’ébattent dans la gouttière. Le ciel à cette heure donne la part belle aux cirrus, comme à la tombée de la nuit, c’est étrange, raisonne Binh-Dû qui n’a guère l’habitude de traîner une insomnie jusqu’au moment où le soleil paraît derrière le toit de tuiles. S’il avait dormi et s’il buvait du thé, l’heure serait propice à l’écriture, ce dont les mésanges se fichent bien, quoique leur bec puisse induire le contraire. Ou le duvet de leur poitrine.
            Binh-Dû ronge son frein, il ne pourrait pas en dire autant de ses orteils. Dont les ongles poussent inexorablement, comment faisaient les êtres humains aux temps anciens ? Se montraient-ils serviables les uns envers les autres ? Certains de ses contemporains en savent beaucoup moins que Binh-Dû sur le fonctionnement et l’histoire du monde, certains n’en sauront jamais autant. D’autres encore ont bon pied, bon œil et bonne oreille, ils ont tout compris de l’essentiel. Binh-Dû à leur cheville les contemple.

vendredi 1 juin 2018

1er juin


Mais tout de même, jusqu’où vouloir l’autonomie ? se récrie Binh-Dû au milieu d’une journée sans surprise. Il est en sécurité. Il se couche dans le même lit que celui dans lequel il s’est couché la veille, et même durant la journée il s’y installe pour travailler devant l’écran de son ordinateur portable. La moins portable des choses présentes dans sa chambre semble parfois être Binh-Dû lui-même, qui lorsqu’il n’a pas mal au pied a mal autre part. Et quand il quitte sa chambre pour l’au-dehors, le contenu de sa tête lui paraît un million de fois plus lourd qu’un ordinateur portable. L’autonomie c’est un niveau de batterie, celle de Binh-Dû s’épuise, il y a fuite, déperdition de veille, cent jours c’est mille jours en perspective, et la mort nous séparera vaincus. Dans la ville, les gens qui se côtoient parfois de très près mâchent de la nourriture gâtée, sucent du sucre, s’accrochent à ce qui insidieusement les excite et les meurtrit. Ou nous abrutit, c’est égal. Nous allons d’une drogue à une autre et ce n’est même pas de la bonne came. Ceux qu’on aime parce qu’ils éclaircissent notre atmosphère, a-t-on le droit de s’en tenir éloignés ? Faut-il se priver d’eux afin de n’en pas dépendre ? Binh-Dû range ses courses puis éparpille dans la casserole un faisceau de spaghettis.

jeudi 31 mai 2018

31 mai

Encore embrumé de sommeil Binh-Dû tâtonne son téléphone, trouve la bonne touche. Il n’a pas pris soin de regarder si un prénom s’affichait, il a toujours les yeux fermés, il entend une voix. Il ne l’a pas entendue depuis quatre-vingt-huit jours, soit quatre-vingt-sept fois un jour. La personne qui parle à son oreille, il ne l’a plus vue depuis cent-quatre jours. Cent-quatre fois un jour, et ce n’est pas fini. L’attente n’est pas finie, ni le manque, ni l’amour entre celle qu’il aime et celui qu’elle appelle, qu’elle aime à distance comme on continue à aimer le souvenir de la sensation du produit dans les veines, comme on reste à jamais alcoolique, paraît-il, quand bien même on ne reboirait plus de tout le reste de sa vie. La femme aimée se représente encore Binh-Dû comme une addiction, en un sens c’est flatteur, en un sens c’est dégradant. Binh-Dû retient l’aspect flatteur. Il approuve la recherche d’autonomie psychique. Mais jusqu’à quel point ? Si l’autonomie devient principe, si le plaisir demeure un danger, alors tout sera triste et mal fini.

Où est mon désir ? est une autre question à se poser, qui préside au premier contact du stylo dans le carnet d’une autre amie. Binh-Dû la voit, bon an mal an, une fois par mois, il ne tient pas le compte des jours. Il se trouve souvent confus entre les notions de désir et de plaisir, peut-être en raison d’une défaillance de sensation. Ils sont assis sur un gradin, face aux danseurs amateurs de tango, la Seine et l’Île de la Cité en arrière-plan. Leurs jambes se frôlent sans y penser, immobiles. Quelque chose se passe dans le contact, du moins pour lui, elle est en train de parler. Elle lui soumet l’idée que dire sa misanthropie et sa colère vise à guérir la frustration de les avoir tus dans l’enfance, que se niche dans ce moyen terme un plaisir réparateur. Au bout du terme il me faudrait descendre ces trois marches pour aller casser la gueule du type en tee-shirt jaune fluo, pense Binh-Dû. Son amie a plutôt une dent contre les robes à motifs. Elle et lui sont complémentaires, souvent. Il existe un complexe rire-colère-sexualité, conclut Binh-Dû, la tristesse est hors-sujet.

mercredi 30 mai 2018

30 mai


Peut-être Binh-Dû devrait-il entamer un dialogue avec son père. Certes, l’un des deux est vraisemblablement décédé (si ce n’est toi, c’est donc ton père), mais est-ce un si grand empêchement ? Salut Papa, comment va la cavale ? Raconte-moi un peu ce qui t’est passé par la tête quand tu as raccroché le téléphone après qu’on s’est parlé pour la dernière fois ? As-tu pris une décision à ce moment-là, du type Je ne veux plus jamais avoir affaire à cet adolescent ingrat ? Tout bien réfléchi, nul besoin d’un dialogue, Binh-Dû n’a que des questions à poser et il ne croirait à aucune réponse.
Les fils sont ingrats, c’est dans leur nature. Ils ne se souviennent pas de ce qu’ils n’ont pas connu. Et ce pourquoi ils devraient éprouver un minimum de reconnaissance s’évanouit dans la confusion de leurs plus passionnantes érections. Binh-Dû boitille jusqu’au frigidaire, il ne reste plus de petit pot de compote pommes-poires. C’est comme si on lui enfonçait une épingle en plein centre de sa plante, ou une aiguille à tricoter, ou un clou de menuisier. Pile à l’emplacement où saigneront les stigmates. A l’horizontale il retourne se jeter sur son matelas, lécher sa plaie.