samedi 5 décembre 2020

Au-dessus du génie vole un drone

5 octobre

C’est une autre nuit, la suivante, les jours passent de nuit en nuit. Charlotte photographie le génie de la Bastille. Comme les autres personnes qui l’entourent, mais eux le font par désœuvrement. Ils sont plantés là, ils attendent le feu d’artifice. Elle est venue seule. Elle n’est pas comme eux. Dans la foule elle évite les regards. Au-dessus du génie vole un drone qui les filme sans doute, les gens filment le drone. Elle reprend une photo du génie en s’assurant que le drone n’y est pas. Aucune de ses photos ne pourrait rentrer dans une catégorie "mouvement" et elle ne se sert jamais de la fonction vidéo. Un jour peut-être. Tonio non plus ne filmait pas, et pourtant il jouait avec le mouvement. Le génie se tient sur un pied, l’air un peu stupide. C’est la nuit mais il y a du ciel, la dorure le fait ressortir, optiquement cela n’a pas de sens. Charlotte a testé un des buvards que Nadia lui a rapportés, à l’effigie de Bart Simpson. Des boules de feu éclosent tout autour de la colonne de la Bastille. Des fusées éclatent en gerbes tournoyantes. On entend des « oh » et des « ah » sardoniques. Le feu gagne toute la hauteur de la colonne, en fontaines aux pieds du génie. Charlotte voudrait s’émouvoir et pleurer. Les gens ont des regards secs. Ou perdus, ceux de sa génération, comme s’ils sentaient confusément qu’ils devaient se méfier et ne parvenaient à se rassurer qu’en identifiant le kitsch. Comme s’ils ne baignaient pas dedans. Ils sont grands aussi, pourtant Charlotte n’est pas petite. Ils prennent trop de place, ils ont les cheveux coupés à la tondeuse, soigneusement rasés sur la nuque, ils portent des tatouages grotesques, leurs voix sont moches, ils sont stupides, ils sont vulgaires, ils sont horribles ! D’un tel conformisme. D’une telle vulnérabilité, si pleins de peur, de défaite, de sucre. Ça y est, Charlotte pleure.

vendredi 4 décembre 2020

Il lui semble qu'elle a déjà vécu ce moment

4 octobre

Elle est coincée entre une table poisseuse et la baie vitrée de cette brasserie de gare où ils se sont retrouvés comme des touristes low-cost, comme s’il n’y avait pas d’endroit plus agréable où boire une bière, tout ça parce que la copine de Jérémy revenait par le train de sa fac à Nancy et qu’ils avaient la flemme de prendre le métro. À la base déjà on se demande, Jérémy et sa copine n’ont-ils pas mieux à faire que de participer à l’une de ces sempiternelles discussions embrumées, sans queue ni tête, où Charlotte elle-même s’est retrouvée embringuée, c’est Judith qui l’a traînée là, assise tout contre elle, sa cuisse contre la sienne, elle rit à tout propos et se gave de pistaches. Ils sont une dizaine, ils ont rapproché deux tables pour tenir serrés, ils écoutent Sélim raconter que l’autre soir il était en vélo, il s’est arrêté à un feu rouge parce qu’il avait repéré une voiture de flics, et puis les flics lui ont souri derrière le pare-brise, il a compris qu’il pouvait passer au rouge, leur a souri en retour, et il n’avait pas fait cinq mètres qu’il s’est fait arrêter. 90 euros, un test d’alcoolémie et une menace de verbalisation pour outrage à agent, heureusement qu’il n’avait pas bu ce soir-là, rigole Sélim, et qu’ils ne lui avaient pas fait passer de test anti-cannabis, toute la bande se marre sauf Charlotte qui n’y croit pas, Sélim qui n’aurait pas bu ? Crétin au point d’interpréter un sourire de flics comme une invitation ? Confiant au point d’oublier sa tête d’Arabe ? Elle a envie de sortir mais elle est bloquée sur sa chaise entre Judith et une autre fille qu’elle connaît à peine. Tout d’un coup, il lui semble qu’elle a déjà vécu ce moment, exactement le même, les chaises bloquées, l’histoire de Sélim… Comme dans une autre vie. Et ensuite quoi ? Ils n’en ont pas marre d’eux-mêmes, de leur indolence, leur ordinaire, de l’éclairage blême, de l’odeur de choucroute ? Elle se secoue, se dégage comme elle peut, pousse la fille à sa droite. Elle est debout à présent, ils la regardent, elle prend sa chope et la jette contre le carrelage du sol où elle se fracasse en mille morceaux, « Vous faites chier ». Et elle s’en va. Un serveur lui court après, « Mademoiselle ! », elle se retourne, lui fait face, « Bande de connards ! » lui crie-t-elle au visage avant de se perdre dans la nuit, personne ne la suit.

jeudi 3 décembre 2020

A part ça, elle gère

3 octobre

Elle s’est accordé une demi-ligne pour être lucide mais pas trop excitée, l’idée est juste de passer une bonne soirée seule chez elle sans déprimer ni comater devant l’ordi. Toujours mieux que de se faire vomir, l’après-midi c’était bière et vin avec Nadia et Judith, au début pour écraser la gueule de bois de la veille mais ça a dérivé. À part ça elle gère, de mieux en mieux, pourrait même en être fière. Rien à voir avec les états où elle a pu se mettre, peut-être est-ce l’âge qui veut ça. Ou le travail, finalement ces deux nuits hebdomadaires au lounge de l’Étoile ont un effet structurant, son référent RSA serait fier d’elle ! Elle en rit sans joie, bien sûr c’est ironique vu l’alcool qu’elle est obligée d’y boire, et le côté sordide des mauvais soirs. Mais elle a réduit sa consommation, ce qui signifie qu’elle n’a jamais été accro, et elle ne fume presque plus. Là elle commence à se sentir bien avec seulement une demi-ligne, c’est dire. Bien, c’est-à-dire normale, une fille normale qui passe une soirée chez elle. Les quatre tas de photos de Tonio sont toujours sur la moquette, elle ne sait pas quoi en faire. Elle pensait qu’une idée lui viendrait, peut-être monter une exposition. Trouver un fil directeur, une narration. Une réponse, qui sait, mais ces photos ne lui parlent pas. Elles sont d’une bien meilleure qualité que les siennes, et dans son souvenir elles méritaient d’être longuement contemplées mais c’est fini, ça ne vibre plus. En périphérie de son champ de vision un mouvement court sur le mur. Un scutigère véloce, elle avait regardé sur Internet, celui-ci est énorme. Il se rencogne au plafond, dans l’ombre de la fausse poutre. Qu’il y reste. C’est toujours quand elle vient de faire le ménage qu’apparaissent les araignées, les scolopendres, les poissons d’argent, à vous dissuader de passer l’aspirateur. Heureusement il n’y a pas de cafards. Les photos de Tonio, il faudrait les ranger à nouveau, à quoi cela a-t-il servi de les trier, Charlotte se le demande. Si elle devait trier ses propres photos, cela aurait davantage de sens. Si quelqu’un d’autre qu’elle voulait les trier, peut-être commencerait-il par faire un tas de ciels… et au final il n’y aurait que ce seul tas. C’est pourquoi personne d’autre ne pourrait s’en charger à sa place. Avec d’autres catégories que pour Tonio, « mouvement » par exemple, ce serait absurde. Et on n’y voit jamais le moindre être humain. Des animaux parfois, oiseaux, chats, des moutons sur un talus de voie ferrée. Voilà, il y aurait une catégorie « animaux » à la place des gens. Il faudrait que le scutigère véloce se rapproche de la fenêtre ouverte. Faut-il qu’elle arrive à 300 ? Ou à 365 ? Faudrait-il qu’elle les retouche ? Qu’elle les imprime ? Charlotte se lève, elle regarde la nuit au-dehors, les appartements illuminés de l’immeuble d’en face. Les feux des voitures traçant des perspectives. Les deux hautes tours de bureaux qui dépassent des toits et clignotent à l’intention des hélicoptères. JC est en maraude comme tous les soirs jusqu’à minuit, Charlotte n’a pas sommeil, elle attrape son téléphone et sort se mêler à la ville, histoire de voir.

mercredi 2 décembre 2020

"Je suis love de toi"

 2 octobre


- Je suis love de toi, pourquoi je devrais me taire ?
- Parce que c’est n’importe quoi, arrête. 
- Dès que j’ai vu tes yeux, ils m’ont accroché, tu vois, je me suis dit wouah, la première fois tu te rends compte, et ça remonte à quand ?
- À longtemps, mais moi je ne suis pas amoureuse de toi.
- De qui alors ?
- De personne, ce n’est pas la question, retourne danser. 
- C’est quoi la question ? 
- Laisse-moi maintenant, tu es lourd, et puis tu as trop bu !  
- Ça te fait rire ? C’est pas sympa, moi je ne me moque pas de toi, je t’ouvre mon cœur, je te dis mes sentiments… 
- Mais oui, j’ai entendu, et je te remercie, mais ce n’est pas réciproque. 
- C’est parce que tu ne me connais pas encore assez bien, tu verras. 
- C’est tout vu et ce ne sera pas possible.  
- Dis pas ça, la dernière fois sur le sofa ça t’a plu je le sais, et on n’était même pas fracasse. 
- Bon là tu m’emmerdes, tu comprends ? Si tu veux qu’on reste amis, arrête ça.  
- Charlie tu finiras seule, et faudra pas revenir frapper à ma porte, tu sais ? 
- D’accord, c’est noté.  
- Mais je t’ouvrirai quand même, parce que c’est ça que je voulais te dire : je suis méga-love de toi.

mardi 1 décembre 2020

"JC, moins fort la radio !"

1er octobre

Elle est tirée d’un sommeil profond, Charlotte titube jusqu’à sa fenêtre, se raccroche au balcon, « JC, moins fort la radio ! » crie-t-elle en direction de la rue, les yeux encore à moitié fermés, la voix rauque. « Hé Manu, tu descends ? » lui répond JC, elle referme la fenêtre, tire les volets sur le soleil, elle ne sait pas pourquoi il l’appelle Manu, ne veut pas savoir, voudrait pouvoir se rendormir. Elle s’est couchée vers six heures du matin après avoir fait l’hôtesse au club-lounge près de la place de l’Étoile. Elle a mal à la gorge, n’aurait pas dû crier comme ça même si la radio s’est tue. 230 euros dans la poche de son cuir, elle va vérifier, pour six heures de taf et seulement une branlette. Heureusement pas tous les soirs, elle avale au goulot un peu de sirop antitussif et se recouche. En fin de journée JC est parti quelque part, personne dans sa cabane de trottoir, Charlotte va à son rendez-vous avec le dealer des terrasses, elle repart avec 3 grammes au cas où, ce n’est pas pour tout de suite. Le désir dans le ventre, elle regarde les hommes, ils lui sourient, les plus audacieux, elle est furieuse. Elle voudrait nager, mais nue, elle n’en peut plus de cette ville. Elle ne sait pas où est passé l’été, qu’elle a gâché dans les grandes largeurs, et maintenant il faudrait traverser à nouveau tout un hiver ? Elle ne se reconnaît aucune excuse, photographie une flèche d’église depuis le parvis, appelle Sélim. Il va rejoindre des amis dans une cantine alternative, il y aura un concert, elle dit « J’arrive ».