vendredi 18 juin 2021

Il y a erreur ! criais-tu.

17 juillet 2020

Nuit 2

Tu es resté en haut pour la nuit, comme un animal, dans la vallée tu aurais rejoint les zombies masqués faisant la queue devant l’épicerie. Tu voulais continuer à ne voir aucun masque de toute la journée : pour la première fois depuis trois mois, tu as pu t’imaginer qu’il y avait encore de l’avenir – du moins y avait-il encore du présent. Tu t’es couché non loin d’un tas de fumier, dans le pépiement d’oiseaux curieux.

Tu as passé une nuit cauchemardesque. Une première fois tu t’es réveillé en sortant d’un grand magasin parisien où tout le monde se contaminait avec insouciance, croyant qu’on pouvait se presser entre les rayons, dans les escalators, au restaurant panoramique comme on le faisait auparavant, en riant de toutes ses dents. Tu tentais de retenir ta respiration mais rien à faire, des milliers de poumons en fonctionnement précaire.

Une seconde fois tu étais dans un immense entrepôt, il y avait foule encore, on vous passait au détecteur. Il fallait afficher entre 200 et 800 pour pouvoir passer, tu étais à 400. En-dessous de 200 c’est encore mieux ou c’est qu’on est mort ? plaisantais-tu. Le préposé ne savait pas. Tu arrivais dans une grande salle vétuste avec des bancs, tu t’asseyais, la salle se remplissait de gens trop près, tu te relevais, te dirigeais vers le  fond de la pièce, que faisais-tu là ?

Un homme tombait par terre, il se convulsait, tu ne savais pas comment l’aider, quelqu’un ? Personne d’autre que toi ne réagissait. Tu te dirigeais vers la porte pour chercher de l’aide, mais elle avait été fermée, tu découvrais que tous ceux qui t’entouraient étaient amorphes ou pire. Une femme nue agonisait sur un banc, une autre se tenait debout, bras ouverts, souriant d’un sourire de martyre. Il y a erreur ! criais-tu. Moi je suis à 400 !

mercredi 16 juin 2021

La puissance exprime la joie

16 juillet 2020

Jour 1 

Tu sais que tu devrais y aller progressivement, tes jambes ont perdu l’habitude. Tu as le désir, mais un corps plus raisonnable encore. Il y a une piste qui mène aux pâturages d’altitude, peut-être sauras-tu en rester là, atteindre un premier lac, t’asseoir parmi les fleurs et regarder les marmottes ; déguster un avocat et une banane, remballer peau et noyau afin de ne pas perturber l’écosystème ; puis redescendre modérément fatigué. Tu ne te sens pas trop perturbateur d’écosystème ici-haut. Tu te sens revenir chez toi, réfugié, bien accueilli, ce qui était dur c’était la vie en bas avec tous ces humains déplorables.

Le lac est trop près, tu continues, il y a encore des combes cachées plus haut, un col invisible, un contournement de pic, un second col, un retour possible par une autre vallée. Soit tu écoutes ta fatigue, soit tu entends ta puissance. Où se dissout le désespoir, la question se pose-t-elle longtemps ? Tu la poses sans sériosité à la marmotte, tu la déposes, que la marmotte la grignote – conséquence nulle pour sa flore intestinale. Tu penses au cancrelat avec qui dialogue le prisonnier à l’isolement, investi d’une personnalité voire d’une sollicitude. Vivre en absolue solitude c’est vivre sans réponse, hors les siennes propres et celles de l’univers.

Mais qui vit comme cela (hormis un prisonnier à l’isolement) ? Un peu moins absolument, on ne saurait se passer d’interactions humaines ou animales. Chaque acte provoquant une réaction indécidable de l’autre – et la confirmation de sa propre consistance que cela implique. Tu marches au-delà de ta fatigue, la puissance exprime la joie qui génère le désir qui concentre la puissance… Et la seule question qui demeure est celle de l’œuf et de la poule. La poule a trouvé un couteau, tu t’en servirais pour trancher le voile des illusions, mais elle ? Tu t’en sers pour cesser un peu de penser, le paysage t’inspire un émerveillement essoufflé, ici, c’est ici que tu voulais être.

mardi 15 juin 2021

Partir de très bas

15 juillet 2020

Jour 0

Partir de très bas. Le procédé est éminemment narratif mais dangereux aussi, dans quelle mesure es-tu responsable de ce désespoir qui au fil des jours t’a englué ? Aux dernières nouvelles tu dansais avec la femme de la vie d’un autre, tu te plaignais à peine d’une douleur au bras gauche quand il s’agissait de le rejeter en arrière (ton bras). Le mot "confinement" t’évoquait des aventures fictives, héroïques, d’où l’on s’extirpait victorieux. / Tu notais les signes du retour du printemps avec une impatience confiante.

On se souviendra, c’était 2020. Rien ne garantit que les années suivantes ne consolideront pas une nostalgie affligée envers les décennies précédentes. Tu te demandes, toi, indépendamment de tout cela, à quand remonte ton désespoir, jusqu’où tirer le fil. Tu avais quatorze ans peut-être. Plutôt : tu avais quatorze ans, peut-être le fil a-t-il commencé alors à former pelote. Et depuis tu te débats, avec plus ou moins de réussite. / Tu es tout de même parvenu à quitter ta chambre, après des mois d’immobilité. La route défile.

Un peu après midi tu t’arrêtes dans un village à l’écart de la nationale. Un chemin s’élève au milieu des arbres. Tu grimpes, la transpiration colle à ta chemise. Tu voudrais échapper à la rumeur automobile en contrebas, bientôt une faille dans la falaise ? Non, plus tu montes, non moins tu entends, les camions, les motos, les voitures, aussi les trains sur les voies qui longent la nationale. Tu n’avais pas prévu tout cela. Tu continues, tu sues, tu fuis. / Au sommet les rochers forment repli, enfin tu peux te cacher, entendre le bruissement des feuilles.

Tu es reparti. La cloche du village sonnait le glas, lentement, tu n’as pas vu le cimetière mais un panneau municipal sur lequel était indiquée la procédure pour recevoir les pastilles d’iode gracieusement offertes aux habitants en cas d’accident nucléaire. Tu as compris pourquoi ce village était "fleuri". Nous vivons une époque d’épouvantable prévenance. Au soir tu cherches où te garer, tu erres entre les aménagements touristiques, des gens en treillis font un barbecue au bord d’un lac, à portée d’autoradio. / La laideur tout du long. Tu fuis encore.

Six cent soixante kilomètres de laideur (tu n’es pas enclin à prendre en considération les champs de tournesol, les allées de peupliers, certains vallonnements de vignes), mais peut-être aurais-tu pu t’épargner la visite d’une demi-douzaine de zones industrielles à la recherche d’un rétroviseur pour ta voiture, peut-être aurais-tu pu faire des provisions avant de partir et te dispenser ainsi d’arpenter les travées d’un hypermarché zombiesque. / Mais enfin, tu es arrivé – le dernier kilomètre suspend ton souffle – au plus haut que monte la route, dans une montagne magique.

jeudi 10 juin 2021

Rhizomiques #72

La tour d'ÆR est faite entièrement de livres (...). Chaque bloc de la paroi est un livre, chaque latte du plancher, chaque surface verticale ou horizontale. C'est la seule bibliothèque au monde qui ne soit faite que de livres. Mais dans leur immense majorité, ils n'ont pas de pages. Ils sont gravés sur des briques d'argile ou de gypse, dans le marbre, sur des cubes d'étain, des plaques d'argent et de bronze, des billes de chêne, puis insérés dans le mur de la tour. (...)
Par ce choix de n'accepter que des blocs, [le concepteur de la bibliothèque] savait que les livres qui lui parviendraient seraient éminemment denses. Il savait que la contrainte de graver lettre par lettre et l'espace exigu favoriseraient une expression concentrée à l'extrême, une pensée ramassée, hautement vitale, aphoristique. (...)
En baguenaudant, je tombai sur deux blocs côte à côte qui portaient ce titre : Vivre.  Intrigué, je sortis le premier, m'assis sur une marche de l'escalier et je lus :
"Vis chaque instant comme si c'était le dernier."
Ému et secoué, je le remis à sa place et retirai, vibrant, le second de la paroi. A l'écriture, c'était à l'évidence le même auteur :
"Vis chaque instant comme si c'était le premier."
Je posai le bloc et l'émotion me monta aux yeux. Ces deux phrases avaient une telle puissance, une telle extension vitale que j'en demeurais absolument ébloui, fauché sur pied, laissant les spires de cette pensée s'enfoncer dans ma chair et y creuser des ouvertures profondes qui s'aéraient déjà, déjà se laissaient traverser par le pollen de ces mots de passe. Sans que je comprenne sur le moment pourquoi, ils fécondaient un terreau en moi essentiel, y promettaient une floraison longue et exigeante. (...) En deux phrases, ma vie n'était déjà plus tout à fait la même - elle se décalait subitement, elle encaissait une dimension que j'avais méconnue jusqu'ici, elle s'affrontait et comme s'épluchait sur la lame d'un idéal concret que je ne pourrais plus désormais ignorer, elle me retirait des excuses et des facilités, bref : j'étais embarqué. Vivre ferait désormais partie de mes "livres" de chevet - de ceux qu'on peut réciter par cœur.
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- C’est comme ça que doit être le premier baiser, dit-il.  
C’était un baiser espéré et désespéré, comme si chacun cherchait en l’autre son dernier souffle d’air.  
- C’est comme ça que doit être le premier baiser, répéta-t-il.  
- Le premier ?  
- Tous les baisers. Tous les baisers sont les premiers.  
La nostalgie ne naît pas du passé. Elle naît d’un temps présent mais vide.   
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Et mon amour s’augmente  
Du moindre geste de toi  
Toujours nouveau pour moi  
Chaque jour te réinvente
 
Alain Damasio (in La Horde du Contrevent)
& Mia Couto (in Les sables de l'empereur) 
& Serge Rezvani (in Les années-lumière)

jeudi 3 juin 2021

Rhizomiques #71

Ce visage me rappelle peut-être des hommes que je pourrais aimer dans le futur, et par lesquels je pourrais être aimée, mais que je ne connaîtrai pas, faute d’avoir assez de vies. Quoi qu’il en soit, les hommes du passé sont comme les potentiels hommes du futur. Des hommes vivant dans des logements spartiates, dont les tee-shirts sont délibérément élimés au cou, dont l’écriture manuscrite est truffée de petites lettres tordues, comme des bataillons de fourmis tâchant de s’aligner pour faire sens, parce qu’ils n’ont jamais écrit la belle écriture soignée. Des hommes dont la conversation n’est pas toujours intelligente mais a le mérite d’être vivante. Des hommes qui arrivent comme une catastrophe naturelle puis s’en vont. Des hommes qui produisent un vide par lequel j’ai, d’une certaine manière, tendance à être happée.
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Le sexe est ce qui te distingue de toutes les autres personnes dans ma vie. 
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Je vais peut-être rencontrer des hommes avec lesquels je pourrai faire l’amour parce que j’en ai besoin, dit-elle. Toi, je continuerai de t’aimer de cette drôle de façon. Avec des mots doux, des caresses et des gestes d’amour brisés dans leur élan charnel. Mais tu sauras aussi que je ne serai pas entièrement à toi parce que je donnerai à d’autres hommes mes gestes de femme amoureuse et ils sont ce que j’ai de plus précieux. Je leur offrirai mon sexe, ma jouissance, mon plaisir… Je te raconterai et tu sauras que tu es passé à côté de ma vraie beauté, de ce que je suis réellement, et qui ne s’exprime qu’au moment où le sexe d’un homme me pénètre parce qu’alors je sais que je vis avec toutes les parcelles de mon corps, je sais que je vibre et que vibre mon intimité perdue, éperdue, heureuse enfin, dans les bras et la chair de ces hommes que je trouverai beaux et que j’aimerai vraiment, autant que toi, chaque fois que je jouirai, parce que, justement, ils me feront aller loin en moi, pas loin en toi. Voilà ce que tu manqueras, un vrai moment de vie, un bonheur essentiel, l’amour que tu me cries, l’amour que tu cherches, l’amour que tu me refuses.
 
Valeria Luiselli (in Archives des enfants perdus)
& Nick Hornby (in Un mariage en dix actes)
& Benatar (in La fièvre de l'ouest)

mardi 1 juin 2021

Rhizomiques #70

C’est autour de cette période qu’il m’est apparu que nous baisions bien parce qu’il est passif sur le dessus et moi active en dessous. Je ne l’ai jamais formulé à voix haute mais l’ai souvent pensé. J’ignorais à quel point cela se révélerait vrai et, en dehors de la baise, douloureux.
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Il me rejoint au lit. C’est un Espagnol maigrichon, avec un brusque sourire en coin. Dans une autre vie, j’aurais pu aimer cet homme, et même l’épouser. En l’état actuel des choses, je suis couchée sous lui en fixant le ventilateur, ses longues pales immobiles en hiver.
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David, mon ancien petit ami, avait coutume de se laver les dents, puis de mettre un tee-shirt et des sous-vêtements propres avant de venir se coucher, et il aimait me voir faire de même. Je ne pouvais pas supporter l’aspect aseptisé et matrimonial de cette manie. Je veille à ne jamais dormir du même côté du lit lorsque je reste chez Jonathan pour la nuit. Je refuse que s’installe un rituel ou une routine dans une relation. Ça, jamais.

Maggie Nelson (in Bleuets)
& Jennifer Egan (in Hiver espagnol)
& Lily King (in La pluie et le beau temps)