jeudi 6 janvier 2022

Rhizomiques #89

Elle avait des petits seins, et Robert réalisa que c’était nécessaire, qu’il lui fallait un corps fuselé pour parcourir l’océan. Elle avait une large bouche, des lèvres de la couleur de l’eau de mer, mais il ne pouvait pas voir, du fait de sa chevelure hirsute, si elle avait des oreilles. (…)
Il tendit lentement la main et lui toucha le bras. La sirène tressaillit mais ne s’éloigna pas. Sa peau était fraîche et humide. Il eut l’impression que le bout de ses doigts se dissolvait. (…)
Elle ne lui inspirait ni du désir, ni de l’amour ou de la curiosité : ce qu’éprouvait Robert, c’était un sentiment qu’il ne se rappelait pas avoir déjà éprouvé, une forme d’émerveillement qui se mêlait à son sang et s’insinuait dans toutes les parties de son corps.
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Quelque part une femme rêve, elle a dû se retourner en riant, ses bras ont émergé des draps tièdes, sa main s’est posée sur la nuque de son amant endormi, sa jambe dans un mouvement gracieux est venue sur la hanche du dormeur. A cette vision une chaleur merveilleuse m’envahit. J’imagine la jambe souple et chaude pesant sur ma hanche et le souffle sur mes lèvres. Ma main instinctivement remonte au creux des jambes entrouvertes. Je me demande comment est fait un sexe de femme. Je cherche à me rappeler la phrase du fameux livre. Comment c’était ? Ah ! oui. Ses doigts lentement pénètrent dans le nid tiède… Était-ce tiède ou brûlant ?... nid tiède ! mais nid tiède, ça n’explique rien. Comment c’était ? Ah ! oui ! nid tiède à la jointure des cuisses… cuisses, cuisses, cuisses. O, mot magique ! O, lot divin ! O, cuisses ! O, seins ! O, ventre ! mots plus beaux que tous les mots d’amour ! A la jointure des cuisses ?... j’aimerais bien comprendre comment se fait exactement cette jointure. A quel endroit commencent les fameuses lèvres ? J’essaie d’imaginer une bouche dissimulée entre les cuisses, mais je n’y arrive pas. Une bouche sans visage. Impossible. (…)
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Quand je repense au passé (…), le meilleur souvenir qui me reste de mon Pernambouc hollandais est l’odeur de Sula. Pas l’odeur – les odeurs. Je pourrais dessiner de mémoire son corps longiligne, et dans le creux de chaque courbe retrouver le parfum exact qui l’identifiait, le définissait et le rendait royal. Le doux arôme de santal de sa nuque, que j’aimais parcourir de la langue, que j’aimais baiser et mordre, la longue route des épices qui allait de ses orteils à l’aine, la profonde ivresse de son nombril.
 
Anjali Sachdeva (in Robert Greenman et la sirène)
& Serge Rezvani (in Les années-lumière)
José Eduardo Agualusa (in La reine Ginga - et comment les Africains ont inventé le monde)

mardi 4 janvier 2022

Rhizomiques #88

Cela fait plusieurs semaines qu’elle éprouve une sensation particulière, celle d’évoluer dans un film protecteur, d’être aussi flottante que du mercure. Le monde extérieur touche son enveloppe corporelle, mais aucune autre partie d’elle-même, à l’intérieur.
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Je m’approche de l’eau. Le sable est mou, froid, et une vague se brise, puis se déroule à toute allure jusqu’à mes chevilles avant de refluer brutalement, aspirant le sable tout autour de mes pieds, sauf au milieu de la plante.
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Elle sort doucement des couvertures, ouvre la porte et s’avance dans le clair de lune. Elle est pieds nus, un vieux tee-shirt glisse sur ses épaules. Elle se demande : Ai-je jamais été vivante avant cette journée ? La chair de poule hérisse ses bras et ses jambes. Elle s’accroupit pour se soulager dans l’herbe et l’urine produit un sifflement, puis un petit filet tiède entre ses pieds. L’air sent l’herbe, les forêts, la chaleur du poulailler. Ma vie, songe-t-elle. Elle ne fait que commencer.
 
Sally Rooney (in Normal People)
& Lily King (in La pluie et le beau temps)
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)

jeudi 30 décembre 2021

Rhizomiques #87

Non, ça ne pouvait pas être n’importe qui, mais lui, miraculeusement lui. Car si je dois toujours ignorer ce qui m’a sauvée, ignorer ce qu’il y avait en lui, en moi, en nous deux, qui m’a sauvée, je sais que ce fut le contraire d’une nécessité ; proprement, ce fut un miracle. Une fantaisie prodigieuse du sort. (…) Ce que j’ai reçu a été une grâce.
Grâce et miracle. Je ne suis pas ravie de ma terminologie ; mais au moins a-t-elle le mérite de ne pas mentionner le plus désastreux des concepts, celui du libre arbitre.
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Je serai tel l’arbre dans la pénombre de la forêt
Que la lumière a choisi d’éclairer
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J’avais la conviction que nous étions liés par une conscience muette de la présence de l’autre, et quand, juste avant que mon père arrive pour nous ramener à la maison, Eli a posé sa main sur ma hanche, je jure que je parvenais à peine à respirer à cause du lien entre nous. Oh, je n’oublierai jamais ce moment où, même avec l’univers colmaté au-dessus de nous, brillant d’une infinité d’étoiles et noir d’un espace infini, il était impossible pour moi de penser que Ptolémée n’avait pas raison, que notre propre Terre, notre petite tribu et la main d’Eli sur ma hanche n’étaient pas au centre de tout ce qui était.
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J’ai eu la révélation du toucher à quatorze ans. Une fille me prit la main que j’avais posée sur mon genou. (…)
Sa main douce sur le dos de la mienne sèche éveilla la connaissance.
De la main, elle s’étendit comme une inondation aux autres pores, des cheveux aux pieds, un désert irrigué pour la première fois.
Mes yeux se fermèrent et je vis la nuit en pleine après-midi, une étendue de points lumineux. C’étaient mes pores.
Ce fut ainsi que le toucher dépassa les autres sens.
Nous l’avons cherché encore, en nous baignant ensemble, en nous tâtant sous l’eau à l’aveugle.
Le bonheur était dans chaque centimètre de contact.
 
Margaret Drabble (in La cascade)
& Leah Goldberg (citée par David Grossman in La vie joue avec moi)
& Jean Hegland (in Dans la forêt)
& Erri De Luca (in Le tour de l’oie)          

mardi 21 décembre 2021

Rhizomiques #86

Les pensées ne connaissent pas leur direction. Elles ne vont jamais quelque part. Elles n’ont pas de destination. Chaque pensée forme une route et les routes forment une carte à l’intérieur de la personne. Des routes se croisent et d’autres se superposent, mais elles ne mènent nulle part. Les routes n’ont pas de fin parce que le monde est un cercle et les personnes font des cercles, de petits cercles sur terre. Personne ne peut dire : Voilà, ça y est, j’ai fini la pensée.
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Ensuite, j’ai fait une sieste pendant laquelle d’étranges visions me sont venues, visions de villes terrifiantes dans lesquelles je m’abîmais : les rues n’y avaient pas d’intersections, c’étaient des espèces de couloirs à perte de vue. (…) 
Il y a encore un peu plus d’un mois, je ne m’étais jamais aventurée dans une perpendiculaire, il me suffisait de savoir que je pouvais le faire à tout moment s’il m’en prenait le désir, j’aimais voir ces mondes inconnus et pleins de promesses s’ouvrir tout autour de moi. D’ailleurs dans les voies que j’ai récemment explorées, il n’y avait rien de particulier, rien de plus qu’ailleurs. En somme, ce fut une sorte de déception. Je suppose que cette perpendiculaire n’était pas pire qu’une autre, mais je m’attendais sans doute, sans me le formuler, à y respirer une atmosphère différente, exceptionnelle, aux vertus magiques. Quelle idée ! On ne risque pourtant pas un jour de tourner au coin d’une rue et de découvrir un décor d’opéra où les vrais gens vêtus avec goût s’exprimeraient en chantant au son d’un orchestre céleste, où rien ne serait trivial puisque même commander une salade serait l’occasion de sublimes arias. 
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Donovan avait prévu d’étudier avec attention la façon dont Cassie déplaçait ses pièces dans l’espoir de comprendre sa logique et, à partir de là, de recréer cette logique dans son propre esprit embrumé. Mais, alors que Cassie déplaçait impitoyablement ses pièces et se concentrait uniquement sur la stratégie, Donovan ne voyait lui que d’augustes rois et reines, ainsi que les châteaux où ils vivaient. Là, il y avait les fous qui leur servaient de conseillers, et là les fidèles pions qui montaient la garde devant leur tour. Aucune explication de Cassie sur les règles qui dictaient leurs mouvements ne pourrait empêcher le garçon de réarranger ses pièces selon leur rang ou leurs relations les unes avec les autres.
« Tu peux pas gagner en jouant comme ça », dit Cassie en lui prenant sa reine, imprudemment sortie de ses appartements pour caresser son coursier blanc favori. « Tu peux même pas jouer du tout. »

Laura Vazquez (in La semaine perpétuelle)
& Fanny Chiarello (in Une faiblesse de Carlotta Delmont)
& Zadie Smith (in Bien sous tous rapports)

jeudi 16 décembre 2021

Rhizomiques #85

Comme l’a dit Churchill, ajoutai-je, l’histoire n’est qu’une succession de fichues affaires.
Était-ce Churchill ? demanda Zafar.
N’est-il pas d’usage, quand on ne connaît pas l’auteur d’une citation, de l’attribuer automatiquement à Churchill ?
Je croyais que c’était Edna St. Vincent Millay.
L’usage est d’attribuer automatiquement la citation à Edna St. Vincent Mullay ? demandai-je à Zafar.
Non. Millay a dit : Ce n’est pas vrai que la vie est une succession de foutues affaires ; c’est une foutue affaire sempiternelle.
Voilà qui est plus intéressant, répondis-je.
Mais je suppose que tu as raison. En fait, comme Churchill lui-même l’a dit, la fausse attribution des épigrammes est l’amie des lettres et l’ennemie de l’histoire.
Il a dit ça ?
Non, répondit Zafar.
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« J’ai parfois l’impression que la vie est une succession sans fin d’au revoir, ai-je dit il y a quelque temps à ma fille.
- C’est drôle, a-t-elle rétorqué, l’air sincèrement surprise ; moi, j’ai plutôt l’impression que c’est une succession de bonjours. »
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Un des aspects les plus vertigineux d’une vie, c’est la somme de ses déplacements. Tout ce qu’une personne a pu voir, ressentir de par le vaste monde, ou même dans son pâté de maisons, si elle ne l’a jamais quitté. La mort efface ce diagramme d’un coup sec. Le savoir qui se transmet du vivant de quelqu’un est très peu de choses en regard du savoir qui se perd à sa disparition. (…) Je parle d’une infinité de petites intuitions, de petites constatations qu’on ne formule pas, qu’on n’associe pas, qu’on ne pousse pas à leur terme, qu’on mélange, qu’on oublie, qui nous traversent sans qu’on les connaisse mais déposent toutes quelque chose dans notre cerveau. Ce qu’on héberge sans en avoir idée. Ce qu’on sait sans le savoir. Ces fruits de l’expérience ou de l’imagination que leur forme inachevée rend méconnaissables et impossibles à inventorier. Tout ce qui s’entasse en nous à l’état de minerai brut mais affleure de temps en temps dans nos pensées avec des couleurs et des propriétés étonnantes. (…) C’est ce for intérieur, ou l’ensemble des fors intérieurs de toutes les générations humaines cousus ensemble qui raconteraient le mieux qui nous sommes.
 
Zia Haider Rahman (in A la lumière de ce que nous savons)
& Joyce Maynard (in Et devant moi, le monde)
& Emmanuel Guibert (in Mike)