jeudi 15 décembre 2022

Est-ce toi, le coucher de soleil ?

Lundi 20 septembre, jour 10

 

Et les chevaliers-gambettes, tu n'en as pas parlé !
On peut les confondre avec les petits de l'huîtrier-pie. Enfin, pour ce que tu en devines, il se pourrait aussi que tu racontes un peu n'importe quoi, juste pour faire grand, n'être plus l'enfant qui dit "oiseau !" en montrant du doigt.
Ce jour est celui du retour de l'amie qui t'a confié son chat et son appartement, en un sens le temps est à la nostalgie.
Les plages, le bord de mer, le ciel immense en ses paysages, bientôt terminé tout cela.
Chaque au revoir a un petit goût d'adieu, ou bien est-ce toi seulement, ce sentiment précipité, hâtif, malvenu, toi et tes semblables d'âme sombre ou trop intense ?
Est-ce toi, le coucher de soleil ?
Depuis la mer, un visage ballotté par les vagues te reconnaît, c'est l'autre amie, celle d'hier, vous n'aviez rien prémédité. Tu te souviens de vos retrouvailles tout aussi surprenantes, il y a bien des années de cela – tu avais le triple de l'âge où, toi enfant, vous vous étiez vus une dernière fois, et elle t'avait reconnu.
La solitude n'est plus de mise, ou alors par fragments. Tu viens de parler avec un garagiste. Et puis avec une libraire, longuement. Le soleil manque de nuages, platement jaune puis rouge voilé.
Ton amie hospitalière du soir reste éveillée, après mille kilomètres d'une traite en voiture.
Votre conversation est loin d'être terminée ; pour la première fois de ta vie tu manges un pâtisson, cuit à la vapeur, que dans ton ignorance tu prends pour un navet.
Vas-tu te mettre à parler des différentes variétés de cucurbitacées ?

mardi 13 décembre 2022

Les gens t'émeuvent trop

Dimanche 19 septembre, jour 9

Il pleut sur la plage, tu l'as vu venir. C'est beau aussi, alors que le soleil absent n'a pas encore atteint son apogée du jour.
Tu te réfugies sous un grand pin, tu regardes les gouttes faire des ronds dans l'eau des flaques, de ci de là une bulle. Ce n'est pas une pluie torrentielle, juste une averse.
D'ailleurs il ne pleut plus, tu reprends ta marche. La végétation exhale des parfums avivés.
L'autre avantage d'un dimanche pluvieux est qu'il y a moins d’humains sur les chemins.
Tu es presque aussi misanthrope qu'à ton arrivée ici et tu vas bientôt repartir.
Mais tu as rendez-vous en fin de journée avec l'amie dont tu as dégusté les petites pêches, les pommes et les œufs de poules libres (l'œuf de canne est encore une surprise).
En attendant tu marches sur un sentier jamais emprunté alors – dans ce pays ce qui te manque c'est de l'inédit, ce que tu aimes c'est la permanence. Tu aperçois un rouge-gorge.
Ton amie te montre un martin-pêcheur, son envol bleu roi.
Elle sort du travail, elle te guide sur les pontons, t'invite sur le voilier d'un marin portant la barbe grise et l'anneau à l'oreille. Vous trinquez au cidre tandis que le soleil descend et que les haubans battent doucement au vent et au roulis.
Tu n'as plus l'habitude de parler mais tu t'en sors quand même, écouter tu sais toujours.
Quoique... Quel était le prénom du marin, déjà ?
Les gens t'émeuvent trop, soit que tu les haïsses, soit que tu les aimes, soit qu'ils se situent dans l'entre-deux.
En direction du soleil couchant le ciel reflète des nuances de jaune, mais à l'est une brume rouge cassis te laisse sans voix.

mercredi 7 décembre 2022

les diagonales grises

Samedi 18 septembre, jour 8

Tu aurais pu parler des sternes aussi, et des pétrels.
Ou de cette "allée des troènes", ça ressemble à quoi un troène ? Ah, ce n'est pas vraiment un arbre, eh bien non, en fait, ça ne m'intéresse pas trop.
Tu aurais pu parler de cette propriété en bord de mer, à la pelouse impeccable parcourue par une tondeuse mécatronique au moteur silencieux – la laideur et la stupidité de ce truc, nonobstant le silence.
Tu pourrais plaider à nouveau pour la préservation des lignes d'horizon – car quand tu ne pourras plus poser tes yeux sur un coin de ciel sans éolienne, alors il ne te restera plus qu'à pleurer.
Tu aurais pu parler des gens, infiniment, combien en écrasante majorité ils t'attristent.
Sur la falaise il y en a peu et ils font des efforts, c'est plus supportable. Il est possible d'échanger de petites marques de sympathie.
Tu préfères toujours dire bonsoir plutôt que bonjour, cela sonne mieux. Ou est-ce l'heure du coucher du soleil qui se rapproche ? Deviens-tu sympathique à l'approche du soleil couchant ? Non, tu voudrais que le monde soit plus silencieux, à l'exception du bruit des vagues, du cri des mouettes, des goélands, etc. (Tiens, tu n'as pas parlé des cormorans ?)
Tu remets un escargot dans le droit chemin – c'est-à-dire en bordure de celui que suivent les humains étourdis et les chiens attentifs.
Il y a peu de monde car la météo a prédit de la pluie. Tu vois les diagonales grises sur la mer. Tu vois les nuages de plus en plus gris étouffer le soleil jaune.
N'importe, les gris sont beaux aussi.
Mais tu regrettes un peu prématurément que tout cela – toi, échappé de ta vie urbaine, chaque soir en bord de mer – soit bientôt fini.

lundi 5 décembre 2022

Le chat bat de la queue dans le pot à crayons

Vendredi 17 septembre, jour 7

Le chat bat de la queue dans le pot à crayons tandis que j'écris. C'est mélodieux, comme un carillon éolien ou un chant de tourterelles. En a-t-il conscience ? Le tapotis de mes doigts sur les touches du clavier est-il mélodieux à ses oreilles ?
Son miaulement est étranglé, j'ignore si c'est d'avoir été castré. J'ai la voix cassée moi aussi, prière de ne pas inférer.
J'ignore s'il vient s'asseoir sur la photocopieuse par amour de moi ou pour me convaincre de lui donner à manger – Mais ta gamelle est encore au quart pleine ! J'ignore s'il vient se coucher sur l'unité centrale de l'ordinateur parce que cela chauffe agréablement son ventre. J'ignore s'il vient taper quelques lettres sur le clavier parce qu'il a envie d'adresser un message au monde – et je suis insuffisamment chat pour comprendre ce qui s'affiche alors sur mon écran. À moi il adresse un message, certes, et je le grattouille sur le dessus de la tête comme on répond à côté.
Je suis parfois un autre tu.
Sur une table en verre, entre deux pots de fleurs, un petit BONHEUR en caoutchouc rouge a été posé. Mon cœur se serre, je suis trop tendre.

Tu es trop tendre, la météo prévoit de la pluie pour cet après-midi alors tu te dépêches de sortir. Loin sur la mer tu vois approcher une barrière de nuages gris, il est temps encore. Il est temps pour recevoir le vent en pleine face et pour filer le long d'une anse puis d'une autre, à tes pieds un tapis d'aiguilles de pins. Certains arbres retiennent la falaise, à en croire l'étendue de leurs racines apparentes. Ils semblent avoir mille ans – mais tu te méfies de trop de confiance. Là où tu te souviens d'avoir couru, à quatre ans, sous les encouragements de ta maman, une amie de Paris te téléphone. Tu lui racontes le paysage, en une anachronique trouée d'éternité. Quand tu avais quatre ans, le père de cette amie encore adolescent menait des chèvres sur les pâturages d'Anatolie. Ou de Mésopotamie, pour ce que tu en sais, une fois ouvert l'anachronisme on se retrouve très vite des milliers d'années en arrière, en territoire indistinct.
Tu reviens avec la pluie. Il était temps.
Tu reviens au chat qui t'attend et que tu nourris en lui dispensant des paroles aimantes qu'il ne comprend pas et dont il se fiche complètement.
À l'heure du coucher du soleil, tu vas vérifier : c'est annulé.
La nuit tombe néanmoins.

jeudi 1 décembre 2022

Tu ne t'en lasses pas, t'en lasseras-tu ?

                                                                                                 Jeudi 16 septembre, jour 6

Tu voulais dire quelque chose de peu important, que tu avais gardé en réserve, qu'était-ce ? L'as-tu noté quelque part, dans ton carnet, au dos d'un ticket de caisse, sur un emballage de gâteaux secs ?
Ah oui, c'est le nom d'un oiseau : l'huîtrier-pie. Qui cohabite pacifiquement avec les mouettes et les goélands.

Tu parles peu d’animaux ici, pourtant tu en rencontres beaucoup. Il y a des papillons magnifiques dont tu ignores le nom. Hier tu as vu un écureuil sauter d'un arbre à l'autre. Aujourd'hui, un faisan.
Quelle sorte d'homme est-on pour tirer sur un faisan ? Toi, tu es de la sorte qui avait besoin de faire pipi discrètement – d'accord, cette phrase ne veut rien dire. Si ce n'est que tu n'as pas l'âme d'un chasseur. S'il fallait que de tes propres mains tu tues pour te nourrir, tu choisirais de bouffer des pissenlits.
Tu parles peu des plantes, des arbres, des fruits. Pourtant il y a encore des mûres à cueillir aux bords des chemins. Il y a, outre les pins maritimes, des châtaigniers, des chênes et d'autres espèces que tu n'identifies pas. Ton amie ne t'a pas donné d'instructions pour arroser ses cactées.

Tu retournes sur les grandes plages du troisième jour.
Oui, car tu vas te répéter maintenant, à rayonner en demi-cercle côtier pour rentrer chaque soir nourrir le chat. Tu n'es pas en itinérance.
Tu élargis toutefois le périmètre, aujourd'hui d'un bord d'estuaire à un phare. C'est toujours aussi vaste, de la plage concave vers l'océan, et en remontant la pente jusqu'aux cieux grand ouverts. Tu ne t'en lasses pas, t'en lasseras-tu ? Finiras-tu par n'en plus rien dire, ainsi qu'à Paris tu ne racontes plus les monuments ? À Paris, dénaturé, mais ici la surnaturation te menace-t-elle ? Et tu n'aurais plus rien à dire, tel un animal.

Pour l'heure tu marches vers le point temporel focal du coucher de soleil. Chaque jour déjà tend à se réduire à ces quelques minutes d'enchantement. Qu'en sera-t-il cette fois ?
Tu as encore le temps de ramasser des cailloux avec tes orteils, de jouer avec les vagues, d'être éclaboussé par surprise. Une jeune femme est en communion avec son chien, un superbe colley. Elle lui prend la tête entre ses mains, lui parle, glisse délicatement une balle dans le ressac, qu'il récupère pour la lui rendre. Tu les regardes et c'est l'humanité de la scène qui t'émeut. [Savez-vous ? Cette solitude offerte... Cette combinaison bien particulière de joie et de tristesse... Une mélancolie projective. De l'amour brut.]

Le ciel quand le soleil se couche te transporte un peu moins que la fois précédente, tu ignores si c'est par affaiblissement de la nouveauté ou le fait d'une moins heureuse disposition des nuages. Mais tout de même ! Toutes les couleurs y sont, et des nimbes mystiques, les anges pourraient descendre sur le fil d'un rayon vert. Tu ne crois pas qu'il y ait rien de plus vrai que ce rêve cosmique.

lundi 28 novembre 2022

Juste quelques instants enchantés

Mercredi 15 septembre, jour 5
 
Ton histoire est pauvre en rebondissements. Nul suspense, peu de dilemmes à résoudre, guère d'aventure sur la route. Les rencontres déterminantes, peu ou prou tu les contournes.
Une jeune femme que tu aurais pu séduire dans un cimetière, à l'occasion, se trouvait hier sur la terrasse d'un hôtel parisien et embrassait un inconnu. Elle ne t'en a pas averti à l'avance - pourquoi l'aurait-elle fait - et de toute façon tu as quitté Paris.
Les regrets, chez toi, ne durent jamais longtemps, ou bien c'est qu'ils se perdent dans la masse.
Les rencontres, tu ne les appelles pas.
Les portiers d'hôtels te refouleraient.
Plus souvent tu dors dans une vieille voiture, tu as développé une véritable compétence quant au choix des endroits propices. Tu es un expert en discrétion.
(La nuit d'avant le premier jour, probablement étourdi par l'inhalation continue de la poussière de cigarette incrustée depuis vingt ans dans les sièges et tout l'habitacle de cette voiture qu'on t'avait prêtée, tu as commencé ta nuit près d'un phare avant de t'aviser qu'une fête de vendredi soir te martelait les oreilles de ses pulsations de cœurs en crise. Tu es parti te garer près d'une église aux cloches castrées qui te semblait bien plus paisible, avant d'être réveillé par les maraîchers du samedi qui s'installaient autour de toi avec leurs diesels et leurs énergiques exclamations de gens de l'aube.)
Tu vérifieras plus tard si tu as perdu le mojo. Pour l'instant tu dors dans un lit. Cela ne facilite pas les aventures (puisque tu ne cherches pas les rencontres). Te manquent un peu la condensation sur le pare-brise et le sac de couchage humide, les premiers pas dans la rosée, la plage pour toi tout seul à l'aurore et au crépuscule. Les petits conforts très relatifs. Les repas froids. L'hygiène aléatoire. Le sevrage complet des écrans.
Des pensées hallucinées, des révélations éclatantes, des bonheurs d'existence à en accepter de mourir sur le champ - mais en fait non, s'il-vous-plaît, j'en voudrais encore !
Tu retournes où tu étais le deuxième jour, cette fois il n'y pas de promeneurs du dimanche.
C'est mieux.
Tu es en meilleure forme physique et mentale.
(Il est entendu que ces vacances portaient en elles-mêmes une urgence de guérison.)
La mer est plus basse et le coefficient des marées décroît mais on peut encore marcher dans l'eau.
Et revenir, espérer un coucher de soleil aussi flamboyant que le troisième jour.
Mais non, pas de rouge incandescent sur la palette.
Juste quelques minutes d'enchantement parme, turquoise, fuchsia.
Et tu reviens à la nuit noire, parsemée d'étoiles et d'un croissant de lune, sous les pins et les chênes, levant haut les pieds pour ne pas les heurter aux racines.

jeudi 24 novembre 2022

comme en désirable apocalypse

Mardi 14 septembre, jour 4
 

Tu habites chez le chat de ton amie absente, elle-même n'est-elle pas plutôt l'amie de ce chat ? Il a ses habitudes qui ne sont pas les tiennes, et ses attentes que tu ne comprends pas toujours. Il te semble qu'il ne boit jamais bien que tu remplaces l'eau de son écuelle, comment vous comprendre alors que toi-même as la pépie ? Quand tu as fait sa connaissance, quelques années auparavant, il vivait dans une maison champêtre, souvent il ramenait le cadavre d'un mulot, d'un orvet ou d'un moineau, comment vous comprendre ? 
Tu tolères sa nature féline. 
Tu le préfères domestiqué. 
Son regard parfois te semble une injonction à savoir quoi faire, pour réfléchir tu te réfugies dans les toilettes et tu fermes la porte. 
Tu viens t'asseoir près de lui pour prendre ton petit-déjeuner, il t'observe entre deux séquences de léchage de pelage. Il est beau. Chez lui il semble bien chez lui. 
Ton amie a laissé du désordre sur la table basse, le bureau, la moquette, tu notes ses arrangements fonctionnels et quelques paresses. Il y a une trousse à moitié ouverte, des plantes vertes qu'elle a négligé de te demander d'arroser, un plaid élimé et griffé recouvrant un fauteuil, des livres sur les arbres, les remèdes naturels, le capitalisme. Tu es pris d'une bouffée de tendresse pour elle, qui vit ici, ses innombrables choix de petits riens. L'intimité que cela exprime.

Tu sors retrouver une autre amie, qui peut t'émouvoir tout autant. Dans sa vie à elle il y a un chien, de nombreux chats, des poules et des canards. Elle te montre ses massifs d'asters, les papillons qui butinent, elle caresse le dos des abeilles. Vous prenez le café dans le jardin, des visiteurs passent, elle te raconte la vie au village, les nouvelles de la famille, le travail. Elle t'amène à raconter un peu, toi aussi, ce que tu deviens. Et comment tu ressens l'air du temps. Elle traverse sans état d'âme l'ère Covid, contrairement à toi, vous différez d'appréciation mais ce n'est pas le plus important. Elle t'offre des œufs, des pommes, des pêches, et un bocal de soupe au potiron.

Sur la falaise tu cours pour respirer mieux. Tes cheveux volent derrière toi, tu ne les as pas coupés depuis bientôt deux ans - afin de hâter la fin de la pandémie. Le soleil est encore haut dans le ciel quand tu arrives à l'estuaire alors tu remontes les méandres de la rivière. La mer est basse et les rives envasées, tu obliques dans la forêt, te retrouves sur une route asphaltée où nulle voiture ne roule, comme en désirable apocalypse. De retour sur la côte le soleil t'a attendu, tu te diriges à sa rencontre. Passe une femme radieuse, qui regarde au loin.Puis une seconde, qui te sourit. Vous vous retournez presque simultanément après vous être croisés, avec juste assez de décalage pour faire comme si l'autre n'invitait pas à s'arrêter, revenir en arrière, faire connaissance. Deux fois. Elle s'assied sur un rocher qui domine la mer, toi aussi, vous êtes à présent à trois cents mètres de distance l'un de l'autre et tu n'es pas sûr qu'elle te regarde toi ou bien le paysage. Tu n'es pas sûr de ce que tu veux, de ce qui se peut. Elle repart.
Tu cours, tu te dépêches, le soleil n'est plus loin de disparaître.
Puis voilà. Il y a peu de nuages, c'est décevant.
Tu reviens, avant la nuit.