mercredi 29 mars 2023

L'amour possible me dévaste

29 avril

L'amour encore possible me dévaste.
Chez les autres.
Chez moi, la pensée me traverse que l'apocalypse a peut-être déjà eu lieu entre aujourd'hui et le jour où l'être humain s'est piqué de jouer à haute dose avec l'énergie nucléaire, et nous serions dans le rêve d'un papillon, bénéficiant d'une seconde chance qui s'avèrera aussi inéluctablement gâchée que la première.
Le désastre en cours, pire que de me dévaster, m'horrifie.
J'en fais des cauchemars riches en variations – sur un même thème.
Puis je saute dans un bus, rendez-vous une demi-heure plus tard sur un parking.
Un type balèze assis au fond du bus parle fort au téléphone, il dit qu'il se tient sur ses gardes parce que son dealer est fou, n'a peur de rien, zéro limite.
Je l'observe dans des reflets de vitre, voir s'il y a lieu que de lui j'aie peur. Ou d'une menace extérieure, qu'un tir de bazooka explose la vitre ?
Du coup je rate mon arrêt.
L’amie qui me confie sa maison durant une semaine m'attend avec son fils et me conduit à une cinquantaine de kilomètres de chez moi, où nous retrouvons sa fille et son compagnon.
C'est là que me dévaste l'amour. Celui qui émane d'eux quatre, individuellement et dans l'ensemble, ils sont trop beaux.
Leur énergie joyeuse, leur gentillesse, leur intelligence.
Je vais me promener autour du village pendant qu'ils font leurs bagages.
J'ai oublié plein de petites choses essentielles en faisant mon propre sac. Des choses de marcheur que jamais je n'oublie – protections contre le soleil et les ampoules.
Je m'égare dans des champs qui fleurent les pesticides.
Je reprends de l'oxygène dans les bois.
Je reviens, ils s'en vont, me voilà seul dans une maison vingt fois plus grande que mon studio.
Je me sens seul soudain.
C'est un sentiment de renouveau, qui fait du bien.

mardi 21 mars 2023

Rhizomiques #141

Il décrira d’abord les rideaux lourds, le parquet vieux, les serviettes épaisses. Il utilisera l’adjectif, c’était chic, non franchement ils se sont pas fichus de nous. Puis il devancera nos questions : j’ai mangé du poisson. Jérôme précisera que c’était un énorme poisson, avec des arabesques de sauce tracées sur le plat, son œil rond et ses écailles dorées, les arêtes délimitées, j’en ai pas mangé une seule, c’était tellement fin. Pour le reste, il ne saura plus, il répétera je ne sais plus trop, peut-être du rouget, en tout cas il était énorme.
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Elle regardait le banquier décortiquer délicatement son poisson. Maniant ses couverts avec précision, l’air parfaitement calme, il retira l’arête centrale entière. Pas une seule fois, en avalant son poisson, il ne s’interrompit pour enlever une petite arête de sa bouche, comme nous le faisons tous. Il exécuta l’opération de façon exemplaire, sans aucun signe de faim. Il mangea ensuite sans s’étrangler, sans même esquisser la petite grimace de désagrément qui accompagne la sensation provoquée par une minuscule arête vagabonde se plantant dans votre gorge. Seul un certain type d’homme est capable de transformer un acte fondamentalement violent en un geste élégant.
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     Peu avant sa mort, le président français François Mitterrand commanda un ultime repas d’ortolan, un minuscule oiseau chanteur à la gorge jaune, pas plus grand que son pouce. Ce mets incarnait à ses yeux l’âme de la France.
     L’équipe de Mitterrand supervisa la capture des oiseaux sauvages dans un village du Midi. On graissa la patte des policiers du coin, on organisa la chasse, et les oiseaux furent capturés au lever du jour, dans des filets très fins posés en lisière de forêt. Les ortolans furent mis en cage et emmenés dans un fourgon opaque jusqu’à Latche, la maison de campagne où Mitterrand avait passé ses étés d’enfance. Le sous-chef de cuisine sortit de la maison et rentra les cages. Les oiseaux furent nourris deux semaines, jusqu’à devenir assez gros pour éclater, puis maintenus par les pattes au-dessus d’une cuve d’Armagnac pur, plongés tête la première et noyés vivants.
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     Le président Ianoukovitch avait sa villa remplie d’oiseaux chanteurs. Il avait peur du gaz. Les ramages cesseraient si la ventilation subissait un sabotage. Le président avait tellement peur d’être empoisonné qu’il ne mangeait que la viande de ses propres animaux, buvait uniquement le lait des vaches de son étable : il possédait un véritable zoo sur ses terres.
     Deux ans plus tard, lorsqu’une troupe révolutionnaire a marché sur le palais de Ianoukovitch, je me suis dit que toutes ces précautions avaient été vaines. Les oiseaux étaient capables de signaler la présence de matières étrangères dans l’air intérieur purifié par un système de filtres complexes, mais ils n’ont pas su prédire la rage du peuple, alors que tous les signes avant-coureurs étaient là, palpables, depuis longtemps.
 
Claire Baglin (in En salle)
& Nicole Krauss (in En Suisse)
& Colum McCann (in Apeirogon)
& Sofi Oksanen (in Le parc à chiens)

mardi 14 mars 2023

Rhizomiques #140

« Je sais ce que tu penses, disait parfois ma mère quand elle n’était pas sûre d’elle. Tu me détestes, pas vrai ? Ma chérie. Est-ce que tu me détestes ? » Et je restais plantée là, affichant l’expression la plus neutre possible tout en essayant de me rappeler à quoi j’avais bien pu penser parce que le fait qu’elle pose la question avait rendu la chose un peu vraie. 
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Le mal de vivre fredonné par ma mère tout en pelant des pommes de terre, avec le recul, ça me paraît complètement incongru, et poétique. C’est parce que ma mère a prononcé cette phrase inattendue venant d’elle – On ne discute pas avec les racistes, on les frappe – et parce qu’elle écoutait Barbara en épluchant ses légumes que je garde d’elle l’image d’une femme qui a cuisiné pour ne pas sombrer dans la dépression. 
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Dans l’un des albums de photos de famille, il y a un Polaroïd de Maman et Eddie, pris dans les années soixante-dix, quand les O’Jay’s étaient venus en ville. Maman avait réussi à accéder aux coulisses après le concert et Eddie avait signé la photo. (…) Il porte un costume blanc à longs revers, torse nu dessous. Son bras entoure la taille fine de Maman et il fait un grand sourire à l’appareil photo. Maman fait un grand sourire à Eddie. Quand Fille était petite, elle sortait de temps en temps l’album et contemplait la photo, preuve que Maman avait un jour été heureuse. 
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Ma mère devenait si différente. Elle ne se ressemblait plus. Elle qui était plutôt voûtée dans la vie, n’avait pas en scène le même corps : droite, soudain plus grande. Au théâtre, on se transcende. Ailleurs on peut au mieux se dépasser. Sur scène, on passe de l’autre côté d’une frontière. De l’ordre de l’invisible. 
 
Aimee Bender (in Un papillon, un scarabée, une rose)
& Nathalie Kuperman (in La loi sauvage)
& Deesha Philyaw (in Quand Eddie Levert viendra) 
& Emmanuel Demarcy-Mota (entretien dans Télérama du 8/07/20)

vendredi 10 mars 2023

Rhizomiques #139

Maurice avait assuré à ma mère en gloussant qu’il ne l’épousait pas pour avoir une cuisinière à domicile. Un homme qui dit ça à une femme pense de lui qu’il est un prince. Mais ma mère avait haussé les épaules. Elle avait répondu qu’il regretterait vite de reléguer la cuisine au rang d’affaire mineure. Il l’avait prise dans ses bras pour lui couper la parole. Ma mère m’avait regardée par-dessus son épaule. Ses yeux m’envoyaient un message : Ne te trouve jamais dans cette situation humiliante.
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J’espère qu’il ne va pas se mettre à me raconter ce qu’il y a dans le journal. (…) Les infos, ça ne m’intéresse pas. L’ignorance, quel bonheur. Je le connais, il va passer le seuil de la cuisine – fais chauffer l’huile, Kim Clarke, et quand il arrive, flanque les oignons et les échalotes dans la poêle, et le PSSSSSSHHHHH étouffera ses paroles. Je dirai quoiiiii ? et il se répétera, et je dirai quoiiiii ? en ajoutant un peu d’eau pour faire crépiter l’huile, ce qui l’effrayera et, avec un peu de chance, lui fera oublier le sujet. Si les mouettes étaient encore là, il s’empresserait d’aller les chasser et je pourrais lui poser une de ces questions stupides comme : est-ce qu’il y a des mouettes en Amérique ? Le genre de question qui fait que l’homme blanc sourit, opine, et explique. Est-ce qu’il y a des vélos dans ton pays ? Est-ce qu’on roule sur les grandes routes ? Est-ce qu’on passe Les Monstres à la télé ? Et Wonder Woman ? Quelle hauteur la statue de la Liberté ? Avez-vous des routes à quatre voies ?
Respire à fond. Relax. Tout va bien.
- Y a un drôle d’article dans le Star, aujourd’hui, dit-il en entrant.
- Chéri, tu es sûr que tu ne veux pas te changer ?
- Tu te prends pour ma mère, maintenant ?
Il sourit.
- C’est toi qui as fait peur aux mouettes ? dis-je.
- Elles t’ont encore embêtée ?
- Pas plus que d’habitude. Quel genre de mouettes vous avez dans l’Arkansas ?
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Quelquefois, comme tous les adultes, elle se croyait obligée de me donner des conseils, ce qui dans le cas de ma mère me laissait souvent perplexe. Je l’entends me dire qu’il fallait apprendre à exister sur la frontière entre l’amour de ce monde et le désir de vivre dans un autre, complètement différent. Je sentais que si je lui avais demandé ce qu’elle voulait dire par là, sa réponse aurait englobé plus que je n’avais envie d’en savoir.

Nathalie Kuperman (in On était des poissons)
& Marlon James (in Brève histoire de sept meurtres)
& Francine prose (in L’été d’après)

mercredi 8 mars 2023

Rhizomiques #138

Le mot baashkisisge – éjaculation en chippewa – désigne aussi le tir d’une arme à feu. Le mot biinda’oojigan – capote – veut aussi dire étui de révolver. Millie consignait tout ça dans son cahier, fascinée. 
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- Il y a tout un tas de superstitions autour du mariage. Le voile protégeait la mariée des esprits malfaisants. Les demoiselles d’honneur étaient censées confondre le diable au cas où il serait venu enlever la mariée. Et la longue traîne entravait la fuite de la future épouse, s’il lui prenait l’envie de se carapater. 
- Waouh. Certains hommes souffrent vraiment d’un gros manque de confiance en eux. 
Je ris. 
- L’expression "accorder la main de sa fille" en dit long sur la nature de l’acte, non ? C’était un transfert de propriété, ni plus ni moins.  
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La Maison rêvée à la manière d’une épiphanie 
Une majorité des violences conjugales sont parfaitement légales. 
 
Louise Erdrich (in Celui qui veille) 
& Jodi Picoult (in Le Livre des deux chemins) 
& Carmen Maria Machado (in Dans la maison rêvée)

jeudi 2 mars 2023

Rhizomiques #137

 - Généralement, les garçons ne tiennent pas de journal intime, dit Wharton.
- Je sais pas trop. » Joe éclate de rire. « Les pédés, peut-être que si. »
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    Un type plus âgé se tenait devant l’urinoir, gros, mal assuré sur ses jambes. Je lui jetai un coup d’œil et entrai dans une des cabines. Je l’entendis terminer. Il m’entendit pisser. Il donna un coup de pied dans la porte et cria : TU ME PRENDS POUR UN PÉDÉ ?
    Je ne réagis pas. Une seconde plus tard, il quittait bruyamment les toilettes, la porte battant derrière lui. Je remontai ma braguette et sortis. J’étais en train de me laver les mains quand il revint. QU’EST-CE QU’ELLE A DE SI PRÉCIEUX, TA BITE, QUE TU VEUILLES LA GARDER POUR TOI ?
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Il ne prend même plus la peine d’uriner assis maintenant qu’il a commencé à se lever la nuit pour aller aux toilettes, il préfère la réveiller en pissant comme un cheval plutôt que s’asseoir comme une femme rien qu’une fois. La cloison est mince, dit-elle, j’entends tout, c’est pas sympa. C’est rebutant d’être allongée là à écouter le jet agressif de quelqu’un qui pourrait parfaitement s’asseoir mais s’y refuse parce que dans sa tête la police de la virilité l’épie même en pleine nuit, par la fenêtre ou tapie dans le panier à linge.
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Il n’était pas sûr de lui : il ne pouvait plus marcher sans réfléchir à sa démarche, à l’assurance de ses pas. Sa posture était-elle assez virile, se demandait-il, et sa poignée de main assez ferme, mais pas au point cependant de suggérer un défi vis-à-vis des inconnus, qu’il aurait transmis par sa paume et par ses doigts. Et une fois les présentations faites, il avait pris soin de détourner le regard le premier et de fixer le sol à ses pieds, et ce petit geste l’avait laissé diminué, crispé à l’extrême.
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    Toute cette masse d’écriture de compensation nommée : Journal intime répugne à l’homme du Journal de bord rustique et sans secret. Oui, les écrits souterrains de la fraction minoritaire d’une société ont toujours été craints par la fraction majoritaire "virile" de cette société ! Les détenteurs du pouvoir n’ont jamais accepté le chuchotement solitaire, car le chuchotement solitaire est subversion, il échappe au contrôle. (…)
    Le "Journal viril" est science, le "Journal féminin" est conscience. L’un est trace d’une prise de pouvoir sur le réel ; l’autre, trace irréelle du possible contre-pouvoir que représente toute personne solitaire. Le "Journal viril" s’élargit au nombre, le "Journal féminin" se rétrécit à la part la plus aiguë de la personne sensible. L’un devient Histoire, l’autre implicite mise en accusation des "valeurs".

John Woods (in Lady Chevy)
& Jeanette Winterson (in FranKISSstein : une histoire d’amour)
& Sarah Moss (in Encore un jour de pluie)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& Serge Rezvani (in Les repentirs du peintre)

mardi 28 février 2023

Rhizomiques #136

- On va voir quoi ?
- Qu’est-ce que tu dirais de Brokeback Mountain ?
- Bien sûr, bien sûr.
- Ça signifie quoi, ce « bien sûr, bien sûr » ?
- C’est ce qu’on dit d’habitude. Quand quelqu’un fait une blague idiote.
- J’ai fait une blague idiote ?
Et là j’ai compris qu’elle parlait sérieusement. Elle voulait réellement qu’on aille voir Brokeback Mountain. On avait déjà commencé à surnommer "Brokeback" un des profs de sciences, parce qu’il était bossu et que tout le monde se doutait qu’il était pédé.
« Tu sais de quoi ça parle, quand même ? j’ai dit.
- Oui. Ça parle d’une montagne.
- Arrête, maman. Je peux pas aller voir ça. Je me ferais massacrer demain.
- Tu te feras massacrer si tu vas voir un film sur des cow-boys homos ?
- Oui. Parce que la question est : pourquoi je vais le voir ? Et il y a une seule réponse, pas vrai ?
- Seigneur, a dit ma mère. Ça vole vraiment si bas au lycée ?
- Oui », j’ai dit. Parce que ça volait vraiment si bas.
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- Je peux voir une photo d’elle ? demande anaana [la mère de la narratrice]
Nous sommes assises face à face à la table de la salle à manger. Je lui montre un portrait pris par un photographe professionnel.
- Oh, elle est belle comme le jour ! s’exclame-t-elle.
Je souris.
- Et elle est amoureuse de toi ?
Je confirme de la tête. Elle bondit de sa chaise et se précipite vers moi. Elle me serre fort dans ses bras. Elle place ses mains sur mes joues, me regarde dans les yeux. Je souris. Elle m’embrasse sur le front et hoche plusieurs fois la tête.
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Dans les quelques semaines qui ont suivi, nous nous sommes séduites en caractères pixellisés – une cour par voie virtuelle, mais en pure perte, croyais-je, parce que Susie était hétérosexuelle et que j’avais renoncé à faire œuvre de missionnaire avec les femmes hétérosexuelles. Il se passait quelque chose, mais je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire à ce sujet.
J’ai déjeuné avec une amie, l’écrivaine Ali Smith. Elle m’a dit : « Embrasse-la. »
Susie s’est rendue à New York pour en parler avec sa fille. A quoi Liana a répondu : « Mais embrasse-la, maman. »
C’est donc ce que nous avons fait.

Nick Hornby (in Slam)
& Niviaq Korneliussen (in La vallée des fleurs)
& Jeanette Winterson (in Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?)