Encore quelques mètres avant d’arriver au col, avant que ne s’ouvre devant moi la vallée du versant opposé qui justifierait des heures d’ascension – si tout le chemin parcouru ne se justifiait pas déjà en lui-même. J’oublierai nombre de mes pas, multitude de rencontres infimes, fleurs, insectes, pierres, je retiendrai plus longtemps le souvenir de ce torrent surplombé d’un noisetier, et comme une confirmation à l’échelle d’une vie entière le passage de l’air dans mes poumons, le jeu des muscles de mes jambes, le plaisir des gorgées d’eau réjouissant mes cellules. Je ne conserverai rien de mes pensées, ou si peu, malgré leur clarté avivée, elles auront bénéficié du mouvement constant de mon corps. Tout ce dont je ne me souviendrai pas vaudra pourtant non moins que ce que je retiendrai, cette vue dégagée soudain sur un nouveau cirque de montagnes, oh oui je m’en souviendrai, oh oui je m’y arrête, et je tourne sur moi-même, regarde en arrière d’où je viens, montagnes jumelles elles aussi marquées de la blancheur d’une même neige éternelle, courbes douces et pentes abruptes, végétation exténuée de soleil et rocailles hostiles, ombre mouvante des nuages et je tourne pivot d’un unique monde... Dans cette ivresse, me couchant sur le dos je verrai encore le ciel concave.