vendredi 2 novembre 2018

2 novembre

Ils se tiennent au milieu du carrefour, elle le regarde s’en aller et Binh-Dû sait bien ce qu’elle pense. Elle désapprouve. Elle déplore. Elle regrette. Elle s’attriste pour lui, qu’il continue à croire à ces fariboles patareligieuses, et qu’il reparte s’enfermer pour une nouvelle « retraite », qu’il s’imagine toujours avoir une vérité à découvrir. Her face is of a splendid depth.
Mais elle ne veut plus qu’il contemple son visage, du moins pas tant que le risque demeure de se perdre dans son regard à lui. Loin d’ici, sur un continent insulaire, une autre femme sort de l’eau, c’est le printemps, au soleil le sel sèche vite sur la peau. Elle rit, et sa petite fille accourt se blottir dans ses bras. C’est une femme aimée, née pour le rire, qui revient à la vie.
Y a-t-il rien de plus simple que d’aller à la rencontre des êtres qu’on aimerait ? Une chanteuse parmi d’autres, par exemple celle-là garde le sourire même quand elle parle, nul doute qu’elle en gratifierait Binh-Dû. Puisqu’elle n’a pas connaissance de son existence c’est lui qui devra faire le premier pas, enclencher l’évidence. Il hésite encore, la foule du carrefour l’enserre.

[merci à Léopoldine]

jeudi 1 novembre 2018

1er novembre

            Binh-Dû réfléchit à ce qu’il demandera, quel vœu précis lui vaudra d’être exaucé. Car il ne suffit pas de balbutier l’amour, la santé, le bonheur, tel le premier ingénu venu.  Il a fermé les yeux, rien ne presse, il occupe une bonne position dans la file d’attente immobile. Mais n’est-ce pas son train qui arrive soudain et fait vibrer le plafond du sous-sol ? Vite, Binh-Dû se dégage, gravit quatre à quatre les marches menant au quai, la sonnerie retentit, les portes se referment, il pourrait encore s’agripper au dernier wagon... Mais non, la destination affichée n’est pas la sienne.
            Autant se demander pourquoi les femmes le quittent. Lui, si amoureux, si attentionné, si prodigue de son temps et de son écoute. Si drôle aussi, toujours le mot pour rire ! Tu donnes le sentiment de vivre à côté de ta vie, au début c’est séduisant puis cela devient angoissant. Ne lui a-t-on jamais dit. Tu entretiens une forme d’indépendance à toute épreuve, comme si on ne pouvait pas vraiment t’atteindre, et en même temps tu n’exiges rien, c’est déroutant. Ne lui fut-il pas vraiment reproché. Puis-je te faire confiance ? À quoi il ne répondit pas de façon convaincante.

mercredi 31 octobre 2018

31 octobre

            Les morts sont à la fête, ils font même sourire la famille syrienne serrée sous une couverture près de la grille d’aération du métro. Quant aux petits enfants noirs, ils rient de se voir si verts dans le reflet d’épouvante des vitrines. Binh-Dû sent la froideur lui empoigner les os, il a bipé trois fois sous le portique avant qu’on le laisse sortir du grand magasin.
            Certes il avait volé quelque chose, mais c’était pour gagner du temps. Et de toute façon, il rapportera ni vu ni connu cette chose, intacte après usage, ne pourrait-on pas lui faire confiance une fois pour toutes ? Il est une personne fiable, en avance sur son rendez-vous. Il se promène au hasard en attendant, il se retrouve face à l’amie, entre eux le hasard est toujours le meilleur GPS.
            À la couette il superpose les couvertures. Trop frigorifié pour retourner le matelas en face hiver. Il faut croire que cela ne changerait rien. La maison est ouverte mais le jardin est différent. Il reconnaît à peine les pièces de l’étage, mais où est la mer ? Était-ce à la campagne ? Un feu s’éteint doucement dans son cercle de pierres. C’était le bonheur.

mardi 30 octobre 2018

30 octobre

            La nuit est un voyage commencé tard, poursuivi dans l’illusion d’une paire de volets fermés. Et Binh-Dû s’étonne encore qu’il ne soit pas midi passé, plissant les yeux face à l’aveuglement du soleil. La buée a séché sur les vitres. Dehors, l’âcreté de l’air incite à manger du poulet, chair rissolée dans l’huile d’olive.
            Au passage à niveau, il contemplait une bouteille en plastique vide, méditant d’y graver un message. Le crissement du stylo sur le PET, il se le représentait clairement, mais ce qu’il aurait à dire ? Peut-être eût-ce été en rapport avec la fille aux cheveux roux qui riait aux éclats en renversant la tête en  arrière – du fait de sa relative petite taille.
            Ou avec son père qui n’est plus qu’un point sur l’horizon – impossible de déterminer s’il s’éloigne ou se rapproche. La mer est d’un turquoise lagonaire, et sa paix est à l’unisson, pas même un poisson pour en troubler la surface. Paupières closes au seuil zénithal, yeux rouverts, ce jour s’absorbera donc en bleu pisseux.

lundi 29 octobre 2018

29 octobre

            Répartir mieux qu’en assentiment las. Avant le détraquage final. À chaque accointance sa catégorie, mais pour en tirer quelle conclusion ? Un nuancier d’auras ? La ville pousse au crime, rien de plus tentant que de céder et en même temps tous résistent, même les plus déshérités, les titubants, les sarcastiques, ils entretiennent le maillage qui les asphyxie. 
            S’il était moins craintif, Binh-Dû n’aurait pas été abordé par ces deux hommes armés de téléphones portables qui, en mode vidéo, lui demandèrent s’il kiffait Paris. Ou il aurait répondu différemment, aurait joué le jeu, aurait ri avec eux. Plus loin un immigré en gros pull cassait sa bière en s’effondrant dessus, de tout son poids.
            Il est bien trop poli. Il a déjà oublié son rêve de la veille, où se déroulait sûrement une scène effroyable, toute en cris et violence. Mais personne ne lui tient rigueur de sa réserve. Sauf peut-être celle qui l’aimait et qui en vient aujourd’hui à douter de sa propre capacité à aimer. Il voudrait la rassurer. Il aggrave son cas. Il prémédite les prochaines prudences.

dimanche 28 octobre 2018

28 octobre

            La souplesse mariée à la puissance, s’y croire, météore dans la ville asphalte. Les yeux plissés face aux reflets multicolores, ne voir que la vitesse. Glisser comme le font les mutants de la nouvelle génération, mais ce sont leurs doigts qui, plus que tout autre partie du corps, sont agiles. Binh-Dû a encore des jambes, et ses tennis à semelle noire rebondissent sur le macadam.
            C’est que le temps manque à force d’accentuer la relativité, une année nouvelle représente la totalité d’une vie de bébé mais un pour cent seulement de celle d’un centenaire. Ne pourrait-on plutôt concevoir la liberté de se situer où bon nous semble dans l’intervalle ? (Afin de moins se sentir vieillir, Binh-Dû tente de n’être plus qu’un seul chiffre, celui des unités.)
            Il sera bien temps de dormir une heure de plus lors du prochain passage à l’heure d’hiver. C’est une journée qui marque davantage que la nouvelle saison, les élévateurs disposent les éclairages de Noël au-dessus des vitrines. Ou comment se hâter de mourir, impatients que nous sommes. Binh-Dû entend bien quant à lui désinscrire ses rides de fatigue.

samedi 27 octobre 2018

27 octobre

         Le petit réfrigérateur vrombissait comme un chat psychopathe. Écho blafard à la toux de Binh-Dû, lit trop grand, parquet en linoléum imitation bois, rideaux de déprime dentelée, au-dehors dressée la cathédrale. Il posa ses pieds nus dans le chœur, ouvrit l’armoire à hosties, s’attendant à ce que cliquette une rangée de mignonnettes, mais rien. Seul le moteur plus proche à l’oreille et une veilleuse ouvrant aussitôt l’œil ainsi qu’un employé servile, Vous désirez, Monsieur ? Tourner la molette sur le zéro et retourner me coucher en silence. 
         Puis ce fut le jour, où se déroula ce qui se raconterait s’il fallait souligner l’essentiel, le plus beau, le mémorable, ce dont on se souviendra aux heures de nostalgie, puis revint la nuit. 
         Les passagers se rajustent discrètement dans leur reflet plaqué sur l’obscurité des campagnes. Ils ruminent alors que le train file. Ils se replongent dans les reflets plus changeants (leur a-t-on fait croire) de leurs écrans, oreillette vissée dans le cerveau. On y voit par exemple des chiens et des chats – ce n’est donc pas une légende ? Ou des adultes mal grandis, à lèvres de canard, qui se sont filmés en train de hurler. Son vis-à-vis est un gros homme qui renifle et tapote, telle une baleine ravalant son souffle ; Binh-Dû va se réfugier dans le réduit change-bébé.