dimanche 18 novembre 2018

18 novembre

Les feuilles mortes jonchent le sol comme un tapis d’apparat, comme si la lumière du soleil, tamisée par les frondaisons, s’était déposée sur la terre, variation parmi celles incluant la neige, la tristesse ou la joie. Bref, c’est l’automne. La saison des disséminations inversées.
Comment vivrions-nous la disparition de nos sujets d’admiration, tous ces êtres qui, par la grâce de leur célébrité, peuplent notre imaginaire, ces références qui s’appartiennent si peu désormais qu’on ne peut s’empêcher de trouver ressemblance dans les corps, les intonations de tel ou tel de nos proches ?
Comment vivrions-nous la décimation ? Tomberions-nous au sol, chacun à sa manière, les genoux qui fléchissent, le bras qui retient, la tête qui cogne ? Nous endormirions-nous, seule parade possible pour amortir le choc ? Aurions-nous à ce point horreur du vide que nous désignerions aussitôt d’autres idoles ?
Dans la forêt, la pente trace un raccourci sur lequel Binh-Dû se laisse glisser, il arrivera aussi vite en bas que les familles à roues et à roulettes au terme de leurs circonvolutions. Il aura évité moult passages obligés. Il finira fier, comptant ses bleus. Il ouvrira ses rideaux à la lune.

samedi 17 novembre 2018

17 novembre

Il arrive qu’il faille lever le doigt pour répondre. Ou plutôt qu’il faille répondre en levant le doigt ? Ou est-ce histoire ancienne ? Le secret pour garder une haie bien taillée est de la tailler souvent. Binh-Dû devrait faire pareil avec ses cheveux. Avant qu’ils ne lui tombent sur les yeux. Le sommeil est une protection, la première vision à la levée des paupières est le disque aveuglant du soleil.
         Branle-bas, le regard se carapate au fond du terrier, où la lumière n’entre pas et l’air est confiné. Binh-Dû se verrait voyant d’alerte, à un autre niveau que l’ordinaire de l’humanité, résiduellement humain, maladroitement animal, peureusement végétal, quasiment pierre et sur cette pierre suinterait la rosée du tombeau. Il se sent adverbial. Marmoréen il se tient droit sur sa chaise.
          Il faudra plus qu’un discret signe de l’auriculaire à l’attention d’un cercle d’yeux baissés pour qu’il ose exprimer sa démangeaison. Davantage qu’une lévitation pour qu’il se décide à croire. Il doit agrandir la photo pour y reconnaître qui de droit, la justice immanente se fait attendre même au sein d’un aréopage sorcier. « Ai-je ma place parmi vous ? », telle est la question tenaillant le cœur du silence.

vendredi 16 novembre 2018

16 novembre


Quand il était à l’âge des examens de passage, Binh-Dû rêvait de remplacer la complexité des apprentissages par une performance aussi simple que de courir plus vite. Il y aurait une ligne d’arrivée à portée de vue, un signal de départ, un chronomètre, et en une poignée de secondes ce serait réglé. Adversaires en option, "plus vite" suffirait. Il était rapide. Dans ses rêves il ne touchait pas le sol. L’une des danseuses est si légère qu’on voit toujours l’air sous ses pieds, elle n’est même plus une danseuse mais la danse en soi. Binh-Dû ne comprenait pas qui il était. Il constatait l’intelligence dans sa contemplation, sa retenue, sa mélancolie, son désespoir. Tout autant que la bêtise abyssale qui se révélait dès qu’il ouvrait la bouche. Alors il se taisait, conscient que c’était la meilleure manière de tromper son monde. L’un des danseurs vient l’inclure dans le groupe, comme s’ils faisaient œuvre commune – les joyeux et le regardeur. Les nuits, Binh-Dû retourne souvent à l’époque des examens, il est en retard, il a oublié. D’autres fois il mène des discussions pétillantes avec de parfaits interlocuteurs. La complexité n’est plus un ennui mais une jouissance élevée. Il s’éveille. Il a encore de l’espoir.

jeudi 15 novembre 2018

15 novembre


Il y a de bonnes raisons pour qu’il ne soit pas devenu célèbre hier (Binh-Dû se console). Ceux qui se retrouvent à la place qu’il convoitait l’ont voulu davantage. Ils ont davantage fait ce qu’il fallait. Et ils l’ont mieux fait. La consolation pour Binh-Dû se résume souvent à évaluer la justice d’un événement afin de concéder sa propre défaite.

(Un jour peut-être la femme qui l’embrassait l’automne dernier au milieu des chants et des échos reviendra vers lui, inquiète qu’il veuille toujours la prendre dans ses bras, regrettant de s’être éloignée, il lui dira que c’était le mouvement de l’histoire, et tout sera parfait, et ils sortiront ensemble du brouillard... Mais non, ce n’est pas elle qui lui adresse un texto à minuit.)

Évaluer la justesse d’un mouvement afin que la beauté l’emporte. Dans la salle de danse, le soleil trace sa course sur les murs. Une règle graduée en plastique porte les marques de coups métronomiques portés contre les montants de la chaise, cinq, six-et-sept, et huit ; les prochaines lignes de partition seront sismographiques.

mercredi 14 novembre 2018

14 novembre

Binh-Dû espérait bien devenir célèbre aujourd’hui mais ceux qui, de cette aspiration, auraient pu lui faire l’aumône en ont décidé autrement. Il est renvoyé à ses pénates, les portes d’un monde idyllique se sont refermées, qui ne se rouvriront pas de sitôt. Restent les fenêtres bien sûr, ou un trou dans le grillage, derrière la haie. Ou l’idylle suivante sur la route ?
Cela lui rappelle une histoire de chiens. À une époque, Binh-Dû pensait en chien au moindre prétexte. C'étaient des êtres sympathiques, pas contrariants, affectueux, misérables, sincères, demi-sauvages, des substituts de premier choix. Il s’identifiait à ce qu’ils subissaient. Mais il n’avait aucune tendresse pour eux, curieusement.
Que la sexualité puisse être une fin en soi ne lui a jamais non plus traversé l’esprit. Binh-Dû est trop sentimental. Ou alors il aurait fait carrière, des fans indésirables lui auraient demandé des autographes érotiques. Au lieu de quoi il se languit. Il n’envisage pas d’embrasser toute une chacune, sans parler d’un chacun. S’il était célèbre, il se prendrait moins au sérieux.

mardi 13 novembre 2018

13 novembre

Comme un remuement de poussière interrompu. Elle retombe jusqu’à l’impulsion suivante, pendant ce temps le vent arrache de leurs branches la moitié des feuilles jaunes et rouges qui se laissaient vivre avec indolence, au jour le jour, encore un peu de sève pour ne rien attendre mais profiter du ciel, des oiseaux, même des humains qui passent en-dessous, encore un peu de longueur aux souvenirs d’été. Et l’on s’imaginerait ne pas devoir perdre une seule minute qui vaille, malgré l’ouverture de l’ellipse, et l’on apprendrait enfin la confiance.
Les deux hommes assis à trois rangées de distance dans la salle de cinéma ont adopté sans se concerter la même posture en S, observe Binh-Dû. Les sièges prédisposent, et sans doute une tendance masculine à l’avachissement. Leurs compagnes ont la tête qui dépasse. Ce qui n’est plus le cas dans le bar où, sans se connaître, tous les couples se retrouvent. Les avis sont partagés, mais là où flottait naguère la fumée des cigarettes quelque chose d’induit se dégage, qu’on aurait tort de prendre pour de la solidarité. Juste un air du temps, prudent.

lundi 12 novembre 2018

12 novembre


Sur la chaise placée de biais au centre de la pièce a été posée à plat une photographie formant losange. On y voit la chaise au centre de la pièce sur laquelle est posé un appareil polaroid. Les impossibilités relèvent de la perspective que le regard apporte. Déjà Binh-Dû est passé à autre chose, un autre temps sans corrélation logique. Il danse la java avec une femme petite, tous deux rivalisent d’énergie. À considérer les danseurs alentours, c’est lui qui est anormalement grand, son sexe tend le tissu de ses pantalons à cent-trente-cinq degrés.
La faim nous tire par les tripes. Puis elle s’enroule autour de notre ventre, bientôt l’on bâille puis les jambes lâchent. Que le pouvoir des rotations nous préserve de l’effondrement, songe Binh-Dû dans un dernier effort. La lucidité pourtant ne le déserte pas, au contraire elle s’avive, aussi claire que l’eau du lac serti dans la grotte où pénètrent au milieu du jour de miroitants rayons de soleil. Réverbérée d’on ne sait où une voix chuchote "Ne deviens pas le complice de tes douleurs". Un mouvement renaît du prochain souffle.