dimanche 2 décembre 2018

2 décembre

La fillette glisse d’une marche sur les fesses, c’est normal, c’est comme cela qu’on apprend à marcher. Elle pleure quand même, de contrariété, non ce n’est pas normal, j’étais là, tranquille, la veille j’avais réussi à atteindre le fauteuil où papa me tendait les bras, sous les applaudissements de maman, alors pourquoi cette fois je tombe ? (Mais qui parlait d’escalier ?)
Prudence est mère de tous les risques. Dans le meilleur des cas, si l’on veut vivre. De ses bras l’on s’éloigne (bien sûr la Terre est ronde, d’où l’éternel retour). À défaut de savoir encore se casser la figure, on apprend à rouler-bouler, et tout étourdie, dans le nouvel univers ainsi pénétré, de sa mère on devient la mère, tandis que la fille a mille ans et cinquante paire d’yeux.
L’infinie sagesse d’un âge acquis, et toujours un rire d’enfance. Le miel touillé au fond de l’eau citronnée colore un typhon nouveau, sur les parois du verre miroitent mille-et-une correspondances. Mais on ne comprend pas ce que tu racontes ! objecte-t-on à Binh-Dû, lequel choisit de ne pas entendre la musique dissonante. Aimer encore.

samedi 1 décembre 2018

1er décembre

C’est le moment de vérité. Tous les VIP sont là, ne pas se louper. Une chevillère prend l’allure d’un accessoire, oublier l’entorse en-dessous qui proteste en coulisses. La salle est pleine d’une rumeur confortable qui lentement décroît avec l’éclairage. Tous les yeux braqués vers le disque lumineux qui se précise au centre de la scène...
Une heure plus tard Binh-Dû applaudit, moins fort que certains de ses voisins, il se détend, il s’émeut, il essuie la larme avant qu’elle ne s’épanche. Il lève aussi discrètement que possible une main quand son nom est cité, la claque à nouveau dans l’autre quand les têtes se tournent vers la régie. Il boit le champagne, il serre dans ses bras.
Remet son bonnet, la route est longue jusque chez lui et il ne sait plus trop où il en est de sa pudeur. S’il convient de témoigner de la beauté, de nommer la reconnaissance, si ce qui existe dans l’éphémère a besoin d’être identifié plus précisément, les amitiés, les sentiments. L’amie qui l’accompagnait ce soir, celle qui manquait. Tout ce qui demeure parfait.

vendredi 30 novembre 2018

30 novembre


Jusqu’où avoir peur, hors de la matrice ? Hors de la matrice, c’est encore la matrice. Le soleil passe dans l’encadrement de la fenêtre, dans le chalet les lattes du parquet convergent en ligne de fuite. Quand la nuit sera tombée et toutes les portes refermées, la neige descendra recouvrir les arbres et les pelouses puis elle se transformera en pluie tombant des branches sur les bonnets. Mais pour l’heure Binh-Dû ne s’en doute pas. Il ignore également qu’il ira dans l’après-midi acheter du porc en batterie et des pommes ignifugées. Sur l’éventail des pollutions, certaines semblent accessoires. Vaut-il mieux déraper comme en rêve et s’encastrer sous une voiture ? Non, il se tient debout en chaussettes sur le parquet, derrière le trait de scotch, sous la mitraille et un second soleil artificiel. Son quant-à-soi au garde-à-vous cille à chaque crépitement, ainsi seulement aurait-il refusé le bandeau sur les yeux. Est-il si périlleux d’être convaincu de sa propre existence, preuve inscrite dans le viseur ? La salle est pleine pour la générale, les danseurs ressortent en moirures sombres sur le fond blanc. On retient son souffle à l’amorce des mouvements. Binh-Dû est sorti du chalet, il croise les doigts. Et puis il se détend, il sourit même en grand, personne ne le regarde.

jeudi 29 novembre 2018

29 novembre

La coalescence opère, en un phénomène qui échappe à la volonté. C’est ce qui se produit lorsque les conditions sont réunies. Une seconde auparavant le temps n’était pas encore venu, une seconde après c’est accompli. Binh-Dû allonge ses bras sur le dossier de son gradin, dans la salle plongée dans l’obscurité. Au centre, sur la scène, la danse avance en dégradés, tout concourt. Les matières passent aux tamis du métallique, du végétal et de l’animal, les qualités se précisent. Ne manque plus qu’un public, son souffle collectif dressera l’étamine.
Mais le public n’est jamais qu’un tournant de chemin, il y a tant d’autres choses à percevoir à chaque instant. Dans les replis organiques du cœur, tant de cavités, de couloirs, d’étonnements. On pourrait rester sa vie durant à ressentir l’oméga de la pulsation, Binh-Dû en serait bien capable, la nuit il pose l’oreille sur son bras, s’il est seul. Il rêve que son amie regrette de l’avoir quitté. Du cœur est inséparable l’esprit, ou alors il y a maldonne. La lumière tourne autour du soleil, perturbant le sens des proportions, sur la grève aucune vague même orpheline n’est inutile.

mercredi 28 novembre 2018

28 novembre

La tragédie intime de chacun, dont nul autre que soi ne prend la mesure, est d’avoir souvenir de jours plus lestes, aux traits moins marqués, et intuition d’une dégradation en cours. Binh-Dû ne voit pas le problème des inconnus qui l’entourent, hors l’instant peu reluisant. Mais eux savent qu’ils sont inscrits dans le temps, ils ont leurs propres images pour cela. Ils ont aussi, pour la plupart, celles de leurs parents, dans la rame qui précède. Ça les angoisse, ça et autre chose. Binh-Dû a la chance d’avoir atteint le dernier âge connu de son père, au-delà c’est l’aventure.
Dans son enfance, le circuit de train électrique n’avait pas besoin de faire des huit ou d’emprunter des voies de délestage pour être passionnant, un simple ovale un peu allongé suffisait. S’il restait toute une journée dans le tramway périphérique, la course du soleil en serait-elle troublée ? Autant partir tout droit vers l’océan, imaginer de suspendre l’irruption de la vieillesse, de prendre le bateau, de toucher les Amériques, de continuer éternellement... La dernière surprise sera de n’avoir plus envie, alors, sur le rivage, contempler l’horizon.

mardi 27 novembre 2018

27 novembre

Comme un devoir failli : le contrôleur de compteurs a frappé ce matin et Binh-Dû, échaudé par le souvenir confus de chiens, chats et voisins bondissant par la fenêtre dans sa garçonnière, a négligé de se lever pour ouvrir la porte. Il a préféré continuer à compter les pièces d’un jeu de mahjong dont le seul vice était l’infinité des solutions offertes.
Peut-être était-ce demain déjà, ou l’an passé, ou l’an prochain, tout dépend d’où l’on se situe sur la roue cosmique. Certains Parisiens empruntent tous les jours ouvrés à la même heure les transports en commun pour avancer dans le cercle, puis revenir en arrière, le soir venu. Ils s’immergent dans leur écran. Ils croient avoir gagné un peu de liberté.
Bien au chaud dans son landau, un bébé dort. Binh-Dû détaille le dessin de ses lèvres afin de réapprendre à sourire. La capote transparente qui isole l’enfant de l’affluence est constellée de gouttes de pluie, risque-t-il l’asphyxie ? À chaque arrêt du tram, Binh-Dû chaparde deux ou trois goulées d’oxygène. En sortant, la mère lui sourit, non sans séduction.

lundi 26 novembre 2018

26 novembre


Sa bonne amie et lui sont couchés dans des lits jumeaux plaqués l’un contre l’autre, elle dort, il pose la main comme par hasard sur son bras à elle, qui se rapproche, elle se rapproche à l’embrasser, elle l’embrasse. Elle le frappe, le repousse, « Ne refais jamais ça ! » Ou elle le frappe d’abord, « Ne refais jamais ça ! » avant de l’embrasser ? Ou c’est lui qui la frappe, juste un peu plus qu’une caresse, parce qu’elle lui a brisé une demi-douzaine de dents ? À moins qu’il ne craigne qu’elle le morde au terme de leur baiser ? L’absence est une violence.
Binh-Dû n’a pas le goût du sang. En plus ce n’était pas elle mais une autre, blonde ou brune c’est égal ? L’amoureuse qu’il aimait a disparu, à croire qu’elle ne l’aimait pas vraiment. Elle subsiste au-delà du cercle de pluie, espère-t-il, dans une liberté où il serait indésirable, et dans l’enclos de mots refermés. Il lui revient, à lui, de se taire. De ne plus exercer nulle puissance, seulement une secrète bienveillance. De ne pas même chercher à comprendre. De ne pas se défendre. De ne pas se permettre. Il lui revient de disparaître en miroir inversé.