La tragédie intime de chacun, dont nul autre que soi ne prend la
mesure, est d’avoir souvenir de jours plus lestes, aux traits moins marqués, et
intuition d’une dégradation en cours. Binh-Dû ne voit pas le problème des
inconnus qui l’entourent, hors l’instant peu reluisant. Mais eux savent qu’ils
sont inscrits dans le temps, ils ont leurs propres images pour cela. Ils ont
aussi, pour la plupart, celles de leurs parents, dans la rame qui précède. Ça
les angoisse, ça et autre chose. Binh-Dû a la chance d’avoir atteint le dernier
âge connu de son père, au-delà c’est l’aventure.
Dans son enfance, le circuit de train électrique n’avait pas besoin de
faire des huit ou d’emprunter des voies de délestage pour être passionnant, un
simple ovale un peu allongé suffisait. S’il restait toute une journée dans le
tramway périphérique, la course du soleil en serait-elle troublée ? Autant
partir tout droit vers l’océan, imaginer de suspendre l’irruption de la
vieillesse, de prendre le bateau, de toucher les Amériques, de continuer
éternellement... La dernière surprise sera de n’avoir plus envie, alors, sur le
rivage, contempler l’horizon.