dimanche 7 mars 2021

La magie est au bout de la rue bouchée

6 mars 2020

La magie est au bout de la rue bouchée, ne pourrait-elle pas dissiper l’encombrement ? La magie est dans la salle du théâtre où l'on s’affaire aux derniers préparatifs, portes closes. Lucia, son fils, sa mère et toi regardez les feux changer de couleur, il s'agit d'arriver à temps pour les escamotages (d'y croire très fort). Le plus innocent d'entre vous a remarqué qu’il manquait des morceaux de carrosserie à ta voiture, tu lui as montré les petits amas de mousse végétale qui se sont développés là où le caoutchouc des vitres se délite, comme un colmatage vertueux. À l’arrière il mange du raisin.

Au théâtre nous sommes en avance, sa mère lui apprend comment dessiner un point isolé au centre d’un cercle sans que le stylo ne quitte jamais le papier. Plus facile que de comprendre comment le magicien masqué s’est transformé aux yeux de tous en son assistante – et par quel prodige quitte-t-elle le sol ?

Par quel prodige Lucia et toi vous êtes-vous rencontrés pour ne plus jamais vous quitter – en esprit et malgré vos vies divergentes ? Elle est là sur le siège d’à côté, tu devines son profil du coin de l’œil, tu le connais par cœur. Rien n’a changé de ce qui est.

samedi 6 mars 2021

Tu n'es pas même ton ego

5 mars 2020

À la suite de Lucia tu as fini par découvrir que tu n’étais pas tes pensées, n’en déplaise à Descartes, non plus que ton corps, tu n’es pas dans ton cœur, ni dans ton ventre, pas plus que dans tes mains ou dans tes jambes, tu n’es pas le souvenir que l’on aura de toi, tu n’es pas l’image que l’on se fait de toi, tu n’es pas ta propre représentation d’un destin, tu n’es pas un homme, tu n’es assurément pas un salarié, tu n’es aucune de tes identités même s’il ne s’agit pas d’exclure les autres, tu n’es pas même ton ego. Tu n’es rien de ce que tu possèdes. Au plus près d’une vérité tu serais un souffle ou une vibration.  Mais que d’incompréhensions, dès lors, avec celles et ceux qui ne veulent démordre d’une identité fixe ! Soyons donc des êtres humains, tentes-tu de transiger, mais cela leur paraît douteux. Ne vous réduisez pas, les exhortes-tu, et ils s’indignent. Je serais un parfum, suggérait Lucia quand tu refusais encore l’idée de dissolution de la personnalité, et quelque chose d’un grain de folie te semblait convaincant, à prendre exemple sur sa qualité d’être. Sans doute l’alternative au désespoir, illuminant Michaux alors qu’il se préparait un thé*. Il te semble que Lucia sait, depuis qu’elle a renversé l’évidence d’être "je". Quant à toi, il te reste encore à libérer tes identités gigognes et à ne plus vouloir, de quoi que ce soit, persuader quiconque.

* "Ne désespérez jamais. Faites infuser davantage."

Henri Michaux in Tranches de savoir.

vendredi 5 mars 2021

T'en souviens-tu toi-même ?

4 mars 2020

Le fils de Lucia se méfie un peu de toi, ce barbu importun qui vient s’intercaler entre sa mère et sa grand-mère. Mais tu parviens à refixer les bras de son bonhomme Lego, alors la relation se détend. Il t’invite à jouer à la guerre avec lui, toi tu as droit à un pompier casqué qui court les bras en l’air et lui il t’attaque avec son hélicoptère lance-filet, son vaisseau spatial et son drone, et paf tu es mort, il a gagné. On recommence, cette fois tu peux aussi te cacher derrière le pot de fleurs ou sous la nappe mais ton casque dépasse et paf tu es mort. Il ne se souvient sans doute pas de la fois précédente où vous aviez joué ensemble, il s’agissait de faire semblant de dormir pour ne pas réveiller l’éléphant caché dans une niche du mur, et puis l’éléphant se réveillait tout de même et ne vous voyait pas jusqu’à ce qu’il vous voie, et là vous criiez d’effroi et couriez vous cacher dans l’escalier. Encore moins se souvient-il que tu le portais dans tes bras pour aller regarder les tapis roulants qui faisaient disparaître les valises dans l’aéroport. Et quand il n’arrivait pas à se tenir debout sur la pelouse, retombait immanquablement sur ses fesses et rampait vers les framboises, s’en souvient-il ? Est-ce que tu t’en souviens toi-même ou est-ce que tu inventes (des framboises en cette saison) ? Quand tu avais son âge, les amis de tes parents étaient toujours de trop, tu disais bonjour parce qu’il le fallait bien mais tu étais impatient qu’ils s’en aillent pour pouvoir retourner jouer dans ta chambre.

jeudi 4 mars 2021

Il se pourrait tellement de choses

3 mars 2020

Il se pourrait tellement de choses, tout le temps. Tu sembles invisible aux cellules photoélectriques supposées permettre l’ouverture des portes, il faut que tu sautilles d’un pied sur l’autre et fasses des grands gestes de la main à l’attention de personne. Déjà que tu ne trouvais pas l’entrée, obstruée par un chantier de travaux publics tentaculaires, un ouvrier pourtant t’avait fait signe de contourner par un côté et par-dessus le tintamarre des engins. Une fois à l’intérieur tu montes au quatrième en suivant les pictogrammes, au guichet on t’informe qu’en fait tu dois redescendre au deuxième. Tu ne comprends rien à ce qu’on te raconte, une logique de réservations impossibles à effectuer tant qu’il y a des disponibilités ( ?), tu en avais conclus que la plus pragmatique des décisions consistait à te déplacer. Et puis les ordinateurs tombent en panne, tout juste tu t’approches d’un. Le réseau a sauté et tu restes interdit, un bras tendu vers le clavier, comme si tout était de ta faute. Heureusement il t’est encore permis de sortir, dans l’autre sens les cellules t’ont reconnu. Une amie te téléphone, un peu perdue elle aussi, dans des affres créatives, il y a elle et puis le personnage qu’elle voudrait créer et puis celui que son personnage imagine… Tu la rassures, elle est sur la bonne voie, et tu l’encourages à brouiller davantage encore les pistes. Une autre amie surgit, elle tu la connais moins et elle s’étonne de ce que tu te révèles plus dur, amer, rugueux et ironique qu’elle ne pensait. Haineux même, eh, oh, ça va bien ? Mais au fond tu lui donnes raison, et tu te réjouis de la découvrir plus douce, attentionnée, sensible, généreuse que tu n’avais cru. Quelques gouttes de pluie tombent sur le trajet qui te ramène chez toi, cela s’interrompt alors que tu n’es même pas arrivé. Et cela ne se déchaîne pas en tornade une fois que tu es à l’abri, décidément on ne peut se fier à aucune cohérence.

mercredi 3 mars 2021

Loin c'est bien aussi, on rêve en commun

2 mars 2020

Loin c’est bien aussi, on rêve en commun. Quand vous étiez ensemble elle se réveillait toujours avant toi et tu l’aidais à s’endormir. Dorénavant ton décalage s’harmonise avec son fuseau horaire, et parfois tu reçois d’elle un courriel matinal juste au moment où tu allumes ton ordinateur. Cela te réjouit comme une heureuse confirmation, comme la pluie qui cesse à peine t’es-tu mis à l’abri. Tu le lui dis, c’est formidable, c’est extraordinaire, apparemment elle ne s’en lasse pas – ni des coïncidences ni de ton insistance à les souligner. Elle glissait dans ses lettres de petites étoiles rouge profond et dessinait des croissants de lune dans les marges. Tu l’as déjà raconté : un jour il y a dix ans tu as rêvé que tu sortais d’un grenier ajouré où priaient des moines, et aussitôt après Lucia t’a décrit une vision méditative où vous souriiez à l’unisson, au fin fond  du Maharastra dans un village de lépreux. Rien qu’une histoire sous le soleil. En quittant la yourte tu as failli planter la voiture dans un champ boueux. La voix de synthèse québécoise cherchait encore son pôle. Tu as beaucoup parlé, à ne pas voir défiler le paysage, dans cette même voiture où des années auparavant vous mettiez cap au sud ou à l’ouest. À l’époque elle s’endormait mieux que dans un lit, bercée par le ronronnement conjugué de tes mots et du moteur. Là non. Le trajet fut plus bref. Il se pourrait aussi que tu l’écoutes avec davantage d’attention.

mardi 2 mars 2021

Du corps, merveille

1er mars 2020

Du corps, merveille qu’une peau chaude sous les doigts. Bien avant Lucia tu as connu disons Numa, elle avait tout le temps froid aux pieds. Tu la retrouves une nuit endormie, sans aucune légitimité de jalousie, si peu réelle, elle est nue et son corps est tatoué de mille-et-uns écrits que ta langue entreprend de déchiffrer.

Lucia se déplace dans son voyage, visiter de la famille éparse mais toujours plus proche que lorsqu’elle sera repartie. C’est comme si tu étais doté d’un indicateur de réseau, trois barres sur cinq ce n’est pas loin. C’est toujours mieux que le Québec, où il faut changer d’échelle, recourir aux sensibilités immatérielles.

Pas mieux ; un peu différent. Tu crois toujours avoir une relation particulière avec les nuages, Lucia t’a confié qu’elle aussi. Il pleut tout le temps que tu es de sortie, le ciel se réjouit pour toi, change la pluie en neige puis en pluie à nouveau, comme en clin d’œil. Chez toi le parapluie dégorge sur le carrelage et le soleil luit.