mardi 20 mai 2025

Rhizomiques #216 (mangez vos morts !)

Autour de lui, dans le restaurant, Nathan regarde les gens ruminer et songe : « Dans trente ans, vous serez morts pour la plupart. Vous avez beau tricoter bruyamment des mâchoires, vous ne pourrez pas dévorer la Mort. Si vous déboursez des primes d’assurance en augmentation constante, vous pourrez peut-être mourir dans un cadre privé, nourris de viande spécialement hachée pour vous et de bouillie passée au mixeur à votre seule intention, mais ça va vous coûter un sacré paquet. Et même ça, vous ne serez peut-être pas en mesure de vous l’offrir. »
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Il débarrassa le canapé de la pile de prospectus et de brochures qu’on lui avait donnés quand il était sorti de l’hôpital : La vie après une crise cardiaque, Votre régime pour un cœur sain, Les cinq habitudes qui pourraient vous sauver la vie, et d’autres du même genre. Désireux de faire quelque chose qui plairait à Sarah, il en avait feuilleté certains dans la journée, mais ils ne firent que le déprimer. L’injonction de marcher ou de faire du vélo était illustrée de photos ensoleillées de couples à la plage, bronzés et les cheveux argentés, les conseils diététiques s’accompagnaient d’images également lumineuses représentant des fruits et des légumes lustrés et des bouteilles d’huile d’olive couleur ambre. Une femme souriante mordait à pleines dents dans une pomme. Un bel homme d’une soixantaine d’années riait en tenant un bambin, sans doute son petit-fils, au-dessus de sa tête. Les brochures lui recommandaient d’améliorer sa vie en entrant dans un monde qu’on lui avait toujours refusé, un monde de loisirs, d’amour et d’abondance. Il avait prévu d’en parler à Sarah ; il voulait avoir son avis. Il l’imaginait s’emporter aussi facilement qu’il l’imaginait se moquer gentiment de sa susceptibilité (Mince alors, on te demande de manger une pomme, pas de prendre une nouvelle hypothèque sur ta maison et d’aller dans une station balnéaire) et, toute la journée, il avait attendu avec impatience d’avoir la surprise de sa réaction.
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    Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon.
    Voilà les derniers mots que j'ai dits à ma mère avant son dernier soupir. Il était minuit et demi quand j'ai réalisé que je n'avais pas encore mangé. Je suis descendu dans le hall pour acheter un sandwich triangle au distributeur et suis remonté. Et j'ai dit ça. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon. Tout de suite après ma phrase, dans un dernier râle, ma mère s'est éteinte. Et je me suis retrouvé là, avec ma maman morte et mon sandwich sans thon. (…) Et si c'était ma phrase même qui avait précipité son départ ? Si elle l'avait tellement affectée qu'elle l'avait vidée subitement du peu de forces vitales qu'il lui restait ? Ma mère était de cette génération qui avait manqué et qui était de fait soucieuse que ceux qu'elle aime ne manquent pas. Chaque fois qu'elle me voyait, elle trouvait que j'avais maigri, elle me répétait sans cesse Il faut manger, tu es sûr que tu manges assez ? C'était sa hantise, que je ne mange pas assez. Et ma dernière phrase, ma dernière revendication, était qu'il n'y avait pas assez de thon dans mon sandwich au thon. Et sa dernière pensée à elle a dû être Oh non, il n'a pas assez à manger et peut-être cette dernière pensée a-t-elle fait partir ma mère.
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Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
 
Margaret Drabble (in La Sorcière d’Exmoor)
& Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Fabrice Caro (in Fort Alamo)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)

jeudi 15 mai 2025

Rhizomiques #215 (nouveau silence)

(Magritte)
 
« Tu as un rire particulier quand tu es avec Daddy, me dit mon mari, même quand ce qu’il dit n’est pas drôle. » Je reconnais le caquètement aigu qu’il décrit et je sais qu’il ne s’agit pas tant de ce que mon père dit, que du simple fait d’être avec lui. Un rire dont je ne rirai plus jamais. "Jamais" est entré dans ma vie pour y rester. "Jamais" semble si injustement punitif. Pour le restant de mes jours, je vivrai en tendant les mains vers des choses qui ne sont plus là.
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Impossible de quitter des yeux ce cercueil où Rosalind gisait dans le noir. Or elle n’était pas là, ni nulle part ailleurs, et la mort se définissait une fois de plus par sa réalité la plus simple, toujours saisissante : l’absence.
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Je ne sais pas si tu as déjà perdu une personne aimée et très proche. Quand un mort s’en va, il emporte son monde avec lui. Le sens de son monde. Ses vêtements cessent d’avoir une utilité. Ce manteau qui lui allait tellement bien et qui lui plaisait tellement n’est plus qu’une fripe absurdement accrochée à un cintre. Ses objets deviennent muets ; plus personne ne sait maintenant ce que signifiait cette tasse en porcelaine dans laquelle elle buvait toujours son thé, à quel moment elle l’avait achetée ni ce qu’elle lui rappelait. Ou cette petite pierre polie qu’elle avait toujours à côté de l’ordinateur : sur quelle montagne l’avait-elle prise, dans quelle rivière, pourquoi. Les choses se vident de leur histoire et de leur essence et se transforment en déchets. Les morts ne partent jamais seuls : ils emportent un morceau de l’univers.
 
Chimananda Ngozi Adichie (in Notes sur le chagrin)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Rosa Montero (in La bonne chance)

mardi 13 mai 2025

Rhizomiques #214 (regrets éternels)

Une grande partie de l'âge adulte consiste à accepter qu'on est un être solitaire, enthousiaste à l'idée de changer une ampoule, de se préparer un sandwich et de se débrouiller plus ou moins seul. On peut perfectionner son autonomie, y arriver étape par étape ou sans transition, mais peu importe qu'on soit passé maître dans l'art de payer les factures, on ne devient réellement adulte qu'à la disparition d'un parent. On peut, à tout instant, briser le lien et perdre de vue un père ou une mère, on peut s'accrocher à cette rupture pour le restant de leurs jours, mais la mort est irrévocable. Car la mort, de fait, met fin à la dispute, prolongeant le silence à jamais.
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Elle constate qu'il ne s'apaise pas avec les années, au contraire, et elle le déplore, même si parfois elle a l'impression que c'est justement grâce à lui qu'elle garde un esprit vif et lucide. Il lui en veut comme si elle était toujours une jeune mère suffisamment forte pour donner, réparer, se défendre, et non une vieille dame dont il faut prendre soin. Le jour où il comprendra qu'il n'y a plus personne à qui demander des comptes, je mourrai, songe-t-elle souvent, ou alors, il ne le comprendra qu'à ma mort.
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    En plein cauchemar du décès de ma mère, je passais par des moments qui me choquaient davantage que l’immensité de mon chagrin, des millisecondes où j’étais soulagée qu’elle soit partie, quand je m’avouais qu’il y avait  une sorte de liberté dans le fait d’être débarrassée d’une mère, d’être capable de vivre sans elle. Et à d’autres moments j’éprouvais une bouffée d’euphorie d’une telle fulgurance à l’idée d’être en vie que j’en étais consternée. Même torturée par la douleur, c’était une sensation parfois si intense que la mort de ma mère ne semblait pas un prix trop lourd à payer pour l’éprouver.
    J’étais atterrée par la trahison que représentaient ces pensées, par la créature sans cœur qu’elles révélaient.

Julia Armfield (in Cérémonie d'orage)
& Zeruya Shalev (in Stupeur)
& Jean Hegland (in Dans la forêt)

samedi 10 mai 2025

Rhizomiques #213 (ce qui n'est plus)

Diane Arbus
 
Diane Arbus disait de ses photographies qu’elles étaient « un secret sur un secret », et offraient « la preuve que quelque chose était et n’est plus. Comme une tache. Et leur immobilité est déroutante. On peut leur tourner le dos, mais quand on revient, elles sont toujours là, en train de vous regarder. »
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Les photos rendent leur sujet muet. On imagine rarement les sons qui ont enveloppé la scène capturée. C’est un peu comme si, au moment de la prise, le diaphragme avalait, en même temps que la portion de lumière, tous les décibels de l’ambiance. Silhouettes et paysages restent alors à jamais enfermés dans un vide sonore.
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Et regardez la vieille dame assise sur la chaise, a dit grand-maman. Elle est morte. Comment ça ? ai-je demandé. Laisse-moi voir, a dit maman. Elle a pris l’album et l’a approché de son visage. Elle est morte, c’est tout ! s’est écriée grand-maman. Ça se faisait beaucoup, à l’époque. Les photos étaient interdites, mais parfois, surtout à la mort de quelqu’un, les gens regrettaient de ne pas avoir de photo pour se souvenir de cette personne, et on faisait vite venir un photographe avant l’enterrement. 
 
Lola Lafon (in Quand tu écouteras cette chanson)
& Paco Cerdà (in Le pion)
& Miriam Toews (in Ce que combattre veut dire)

mardi 6 mai 2025

Rhizomiques #212 (les a-côtés du vide)

 
Souvent pour comprendre, il faut regarder au cœur même du vide.
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    (…) Au lieu de ça, Navidson a fixé le vautour à gauche et Delial au centre, laissant ainsi volontairement vide toute la partie droite du cadre.
    Quand Rouhollah W. Leffler a réexaminé la photo de Navidson à l’occasion d’une récente rétrospective, il a fait ce commentaire mélancolique :
            Les gens devraient se plaindre davantage de cette zone vide mais à ma connaissance personne n’en a jamais rien fait. Je pense qu’il y a une raison très simple à cela : les gens comprennent, consciemment ou inconsciemment, que cette zone n’est absolument pas vide.
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J'imagine que dans cette vidéo il a eu un petit sourire à un moment donné, s'est levé et est allé à la fenêtre. Il est là, sur un côté de l'image, il préférait être sur le bord qu'au centre et il regarde le monde par la fenêtre, ce monde qui l'a toujours plus intéressé que le regard dans un miroir, le regard dans la caméra.
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Quand on dessine un enfant, on va spontanément le placer à l'endroit de la page qui nous semblera joli, souvent au centre. Or dans la vie, les enfants ne se placent jamais comme on voudrait. Sur une photo, ils bougent, ils courent dans les coins. C'est un peu trahir l'enfance que de composer une illustration avec l'enfant qui se tient comme l'adulte aimerait qu'il se tienne.
 
Michelangelo Antonioni
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Peter Stamm (in L'heure bleue)
& Adrien Parlange (Télérama du 27/11/24)

samedi 3 mai 2025

Rhizomiques #211 (caché derrrière)

    

    Ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas.
    Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends.
    Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance.
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La plus grande partie des processus mentaux qui nous gouvernent sont inconscients, et seulement un tout petit nombre vient à notre conscience.
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Elle regarde son fils, la photo puis à nouveau son fils, oui, bien sûr, elle dit, tu es comme ça. Alors l'enfant se fâche, dit qu'il a bien regardé dans le miroir et elle se trompe, et la photo se trompe aussi. Et sa mère se met à rire, dans le miroir tu te vois à l'envers, ton œil droit est à gauche, ton œil gauche est à droite, tout le monde te voit dans le sens inverse ! Miloudi fixe la photo, cligne des yeux. Ça le stupéfie, de penser que regardant la photo, il se voit tel qu'il est. À la façon des autres, de tous les autres. Avec son vrai visage. La photo dit la vérité, c'est ce qu'il retient. C'est ce qu'a dit sa mère. La photo, ça ne ment pas. Elle montre l'invisible, ce que tes yeux seuls ne peuvent pas voir.
 
Johann le Guillerm (in Le Pas Grand-Chose)
& Lionel Naccache (in Le Nouvel Inconscient)
& Valentine Goby (in La fille surexposée)

mardi 29 avril 2025

Rhizomiques #210 (acte intellectuel)

    Si un être humain parvenait à ranimer un corps, par le galvanisme ou quelque autre méthode encore inconnue, l’esprit reviendrait-il ?
    Je ne le crois pas. Le corps nous trahit et succombe. Mais le corps n’est pas l’essence de ce que nous sommes. L’esprit ne regagnera pas une demeure en ruine.
    Comment pourrais-je t’aimer, mon bel homme, si tu n’avais pas ce corps ?
    Est-ce mon corps que tu aimes ?
    Comment lui dire que je passais la nuit à l’observer quand il dormait, quand son esprit était au repos et ses lèvres silencieuses, et que je l’embrassais pour le remercier de ce corps que j’aimais ?
    Je te vois comme un tout, dis-je.
    Il m’entoura de ses longs bras et me berça dans notre lit humide. Quand mon corps succombera, si je le peux, je projetterai mon esprit dans un rocher, un cours d’eau ou un nuage, dit-il. Mon esprit est immortel – je le sens.
    (…) Comme il est chaud entre mes bras. Comme il est loin de la mort.
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- J’ai une idée. Puisque je t’attire et que tu m’attires, pourquoi ne pas aller faire l’amour chez moi et voir ce qui se passe ensuite, sans engagement.
- Ce serait trahir Marc.
- Tu pourrais le qualifier ainsi ou considérer que tu es excessive en ce qui a trait à ta loyauté.
- Si je couche avec toi, je ne serai plus fidèle mais infidèle.
- Pas obligatoirement. Si nous couchons ensemble une fois et que ça n’a rien d’exceptionnel, tu deviendras encore plus fidèle et liée à Marc parce que, chaque fois que tu verras mes muscles sous mon tee-shirt et que tu seras attirée par moi, tu te diras : J’ai déjà couché avec lui et ce n’était pas génial, alors je me fiche de ses muscles, non ?
- Tu revêts ton désir d’une couche de rationnel.
- Mon désir est rationnel.
- Le désir ne l’est jamais, il est biologique.
- Mon désir pour toi est parfaitement rationnel. L’association de tes qualités séduisantes te rend irrésistible pour moi. En réalité, il me faut énormément d’énergie pour m’empêcher de tendre le bras pour toucher tes cheveux en ce moment précis.
- Non ! assène-t-elle.
- Je ne le ferai pas. Je vais continuer à dépenser de l’énergie pour résister à cette pulsion. Mais ce n’est pas évident.
- Tu pourrais t’en aller, cela faciliterait les choses. (…)
- Je ne peux pas m’en aller, parce que l’énergie que je dépense pour résister à l’envie de te caresser les cheveux ne m’en laisse pas assez pour marcher, ni même pour me relever. Peut-être que c’est toi qui devrais partir.
- Oui, acquiesce-t-elle. C’est ce que je vais faire.
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Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons "voir une personne que nous connaissons" est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.
 
Jeanette Winterson (in Frankissstein : une histoire d’amour)
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)