vendredi 24 août 2018

24 août

Le motif est dans le tapis. Il n’est pas ailleurs. On le distingue difficilement au début, on ne pense même pas à l’y chercher. On voit sans voir, on foule aux pieds, on se contente de la sensation agréable de la laine contre les plantes. Est-ce végétal ? Est-on l’animal ? Il faut se rapprocher pour mieux percevoir, il faudrait rapetisser à l’âge enfantin, tomber sur les genoux. Redevenir passionné du moindre rien, aussi l’ébréchure dans le parquet, en grattant un peu chaque jour on finirait par percer un trou dans le plafond du voisin. Ou au contraire prendre de la distance, de la hauteur, se cogner la tête à son propre plafond. Alors tout apparaîtrait d’évidence.
Ou encore il suffit d’attendre, comme devant une eau remuée, attendre que ça se dépose. Le motif n’est pas dans l’œil du regardeur, quoique celui-ci s’en fustige. Quoi que l’orgueil nous susurre, dans l’embarras de ses déguisements. La passion démiurgique est elle-même un motif, fort serviable, une raison incitatrice, de là à la prendre pour parole d’évangile... Non, ce qui s’est dessiné nous regarde davantage que nous ne l’avons tracé, et la seule attitude raisonnable qu’il reste à choisir consiste à l’intégrer dans la file continue de nos discernements. Ainsi soliloque Binh-Dû derrière l’écran de ses paupières.

jeudi 23 août 2018

23 août

Bien entendu, il y a pire. Des gens qui ont fui la guerre  et dont l’accueil en pays soi-disant ami se règle à coups de matraque et jets de gaz toxique. Et il y a pire encore, il y a toujours pire. Binh-Dû est bien chanceux d’avoir trouvé refuge dans un corps aussi peu violenté. Et de ne pâtir que d’un registre limité de phobies relationnelles.
Certes il se méfie de son empathie – jusqu’où risquerait-elle de le mener ? Il garde en lisière la mémoire de l’exclusion, de la honte, du désespoir, du froid et de la crasse, de la soif et de la maladie. Il ne sait pas s’il pourrait supporter à nouveau les douleurs passées. Il sait que la menace est réelle de tout perdre hors sa vulnérabilité.
Sans doute la foi demeurera. (Mais « sans doute » est un tel déni du doute...) Dans une bibliothèque publique un homme en perdition se raccroche à son petit pouvoir de nuisance, tentant de sauvegarder son honneur. L’enfant était moqué, le traumatisme perdure. Il faudrait mourir à cela. Ou poursuivre l’infinie collecte d’échappatoires.

mercredi 22 août 2018

22 août

Quand on lui vante (pour le lui vendre) un produit culturel divertissant, un « feel-good » ceci ou cela, Binh-Dû  se prend de tendresse à l’égard de ses traumatismes persistants. « Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort », t’as qu’à croire. Binh-Dû est avide d’expériences mais pas au point d’aller se foutre dans des situations grotesques et plus ou moins dangereuses pour le plaisir du frisson et des récits qu’il en ferait ensuite. L’été bat encore son plein, il y a tout un tas de conneries à faire. On peut même rester sur le bord de la plage et espérer une catastrophe bénie.
Il y a l’embarras du choix. Encore davantage si l’on considère comme sujets de discussions excitées, passionnées, les impondérables qui accablent nos proches. Si l’on se met à la recherche de la bonne parole. Si l’on peut se faire son roman ou son film à domicile. Binh-Dû trouve au contraire un certain réconfort à se souvenir que son corps a eu peur, et qu’il ne s’en est pas tout à fait remis. Il est des reculs qui ne trompent pas, ou du moins qui quémandent une explication. « Je sens une petite dépression là, vous avez subi un choc côté gauche ? » induit l’ostéopathe.

mardi 21 août 2018

21 août


Un nouveau jour se lève pour les vivants, mais les morts en restent à celui de la veille. Plus pour eux, ce ciel voilé, la menace d’un orage, ils s’en fichent pas mal de savoir s’il va éclater ou non. Ils n’en ont pas même connaissance. Le dernier jour est celui de la dernière référence, à compter de laquelle on peut commencer à faire à rebours le chemin parcouru. Comme une récapitulation, quelque chose d’aussi paisible qu’une respiration dans le lit juste avant l’endormissement, sauf qu’il n’y a plus de volonté pour inviter l’air dans les poumons, bientôt il n’y aura plus de poumons, plus de corps. Mais la présence dans l’air perdurera autour des vivants, ils nomment cela souvenir. Ils regardent un souffle de vent agiter les branches du cerisier, ils éprouvent un instant le privilège d’en être témoin, car il s’agit bien d’un événement digne d’une supplique et d’un remerciement. Mais tout est déjà vécu de ce qui reste à vivre, de même que notre mort – à nous dont les poumons s’emplissent et se désenflent et s’emplissent à nouveau – est un souvenir à retrouver. Binh-Dû parcourt dans les deux sens, à son gré, le chemin de sa vie entière, comme on feuillette un livre aimé. C’est son livre de chevet, augmenté d’annotations au crayon à papier dans les marges, un jour il le rangera dans la bibliothèque.

lundi 20 août 2018

20 août


Il s’agirait d’être moins déprimant. Voir la vie du bon côté, le meilleur de la médaille. (Pile, face, ce n’est pas si évident.) Chausser les lunettes teintées de rose (et ne pas s’en trouver renversé d’écœurement). Faire tourner ce qui reste dans le verre avec un contentement d’initié. Chasser les oiseaux du malheur qui auraient l’idée saugrenue de bâtir leur nid sur notre tête. Rigoler un peu, que diable ! Tout ce cirque est-il si tragique ? Après la pluie le beau temps, sous les nuages le ciel bleu et l’hiver venu on regrettera l’été trop chaud.
Binh-Dû fait de son mieux, mais comment ne pas voir répétition quand il y a répétition ? Certes ce ne sont pas les mêmes protagonistes, l’époque est différente, aucune relation n’est identique à une autre. Mais certes il y eut amour puis prise de distance puis retour d’amour puis deuxième éloignement (ne pas dire « second »). Et lassitude à constater le modèle. C’est l’heure où les murs blancs réfléchissent la lumière extérieure et où Binh-Dû choisit de fermer les rideaux plutôt que de s’en aller promener. Demain sera un autre jour.

dimanche 19 août 2018

19 août

Que signifie un ouvrier du bâtiment à qui l’on dit bonjour alors qu’il apparaît dans l’encadrement de la fenêtre, voûté et ahanant sous le poids d’un escabeau porté cahin-caha en haut de l’escalier extérieur, et qui passe sans même répondre d’un grognement ou d’un signe de tête ? Il a l’air de penser pis que pendre de ce qu’un bref coup d’œil lui a permis d’apercevoir chez vous, de vous-même qui le regardiez au travail, mais peut-être n’a-t-il pas entendu votre salut, peut-être ne vous a-t-il pas vu, aveuglé par l’effort, peut-être n’a-t-il pas pu hocher la tête, le cou tendu pour résister au poids de sa charge, peut-être a-t-il grogné un bonjour qui s’est confondu avec son ahanement ? Trois heures plus tard il range ses outils dans sa camionnette quand vous descendez de votre vélo, en sueur et à bout de souffle, vous grimacez un sourire quand il vous reconnaît derrière vos lunettes noires, et là encore il ne répond pas, qu’est-ce que cela signifie ? N’aime-t-il pas les cyclistes, êtes-vous si essoufflé que votre sourire ressemble à un rictus hostile ? Ou décidément, les remplacements de tuyauterie dans les salles de bain exiguës sont une tannée, surtout quand il faut en prime bricoler tout un nouveau système de fixation et qu’on est déjà en retard sur le planning ? Est-il toujours aussi antipathique ? Méritez-vous son dédain ? Était-il objectivement lourd, cet escabeau ? Y a-t-il quoi que ce soit d’objectif, hors la fuite sous l’évier du voisin ?

samedi 18 août 2018

18 août


Les faibles précipitations annoncées se révèlent franche dégringolade, dans son rapport au ciel Binh-Dû sait depuis longtemps que les attentes ont pour principal intérêt d’être contrariées ; et la contrariété elle-même se mue en amusement. Il y a de la sagesse à regarder tomber la pluie sous un marronnier et les joggers maculer de boue leurs mollets. Un escargot vénérable semble lui-même vouloir trouver abri entre les jambes de l’homme planté sous le marronnier. Rien ne presse. On profite d’avoir été surpris.
On remercie ceux qui prétendent savoir ce dont ils n’ont pourtant qu’une connaissance imprécise. Ceux qu'il ne faut pas croire, ou alors pour la simple curiosité de voir où mènera le détour. Au bout d’un certain temps le désir revient dans le sexe, juste en-dessous de l’abdomen. Comme une circonvolution programmée, qui fait de chacun un homme, un chat, une fougère. Le cœur s’émeut à contempler les nervures des feuilles, leur irréfléchie générosité. Comme en pleine nuit, tendre son visage à l’averse et faire un vœu.