mercredi 19 décembre 2018

19 décembre


Binh-Dû est aux prises avec la douleur, il en pleurerait. Non pas de la douleur en soi, qui ne l’empêche pas de respirer, mais du désespoir lié au retour de la douleur. Il pourrait se réjouir de respirer. Le peut-il ? Et s’il raconte son échec à prendre sa douleur en bonne part, est-ce aveu, constat, appel ? Alors qu’il voudrait se coucher sur le flanc, il écoute plutôt, calé en tailleur, la musique sereine et sacrée d’un père foudroyé il y a peu. Puis il regarde un film dans lequel un garçon tout juste orphelin de mère découvre que son père, qu’il croyait vivant quelque part, est décédé.
Le père de Binh-Dû est probablement mort lui aussi, pas de quoi en créer un système. Attachée à un poteau de clôture en lisière de forêt une ribambelle d’animaux se débat. Ils s’épuisent à tenter de sortir du piège, les lapins, les chevreuils, les renards. Ils n’y arriveront pas tout seuls, Binh-Dû sort son couteau. Derrière lui un rugissement de lion soudain l’effraie, à toutes jambes il s’éloigne. Sans savoir si les animaux piégés étaient offrande ou leurre ou si lui-même était la proie. Un jogger lui donne une légère tape sur l’épaule en le dépassant, est-ce encourageant ?

[Hommage à Luis Pedro Fonseca]

mardi 18 décembre 2018

18 décembre


Binh-Dû marche dans la forêt, il ne s’y passe pas grand-chose d’autre. On y est comme dans une maison froide, à bonne distance du ciel. S’il n’y avait plus de ciel, ce serait pareil. Les animaux aussi ont été retirés, ainsi que les feuilles sur les arbres caducs. Nul oiseau ne chante, pourtant ce serait joli. Son appel égaierait l’atmosphère. Parfois ça grimpe, parfois ça descend, le cœur bat plus ou moins vite, la respiration de concert. Rien de très remarquable au demeurant. Il faudrait une présence autre pour remarquer quoi que ce soit.
Au même instant ou à peu près, dans la rue où se trouve la maison de Binh-Dû, un oiseau très mélodieux lance son chant depuis l’un des deux arbres encore touffus. Il se pourrait même qu’il y ait un oiseau par arbre. L’an passé à la même date ils avaient tous disparu, non ? Les souvenirs sont des hallucinations temporelles, à chaque fois que l’un d’eux se constitue le temps s’arrête et avec lui une part de soi, en attente, et un beau jour, peut-être des décennies plus tard, on croit pouvoir reprendre le cours de cette part figée. Plus sage serait de s’en défendre.

lundi 17 décembre 2018

17 décembre


Binh-Dû voudrait plus qu’il ne veut bien l’admettre. Quand il marche le long d’une autoroute et qu’il lui semble, à observer la position du soleil, avoir manqué une bifurcation, il ne continue pas d’avancer sans remord. Les peintres moralistes parleraient même de repentir, mais ils disposaient de toute une batterie d’instruments poilus ou non pour rectifier les apparences d’une réalité. Binh-Dû quant à lui se retourne du côté où une femme sans doute lui a été ôtée, cela le meurtrit comme un membre fantôme, où s’en est-elle allée ? Il peut aussi reprendre son vol par-dessus les cratères, libérer qui de droit sur une île perdue, faire flèche de tout bois et ne rien sentir sous les coups de glaive. La barrière du péage se lève pourvu qu’on lui donne une légère impulsion, sinon il y a toujours moyen de la contourner. Aucune réalité n’est fiable. Telle est la grandeur du dérisoire, un jour c’est à nouveau la fin de l’été, la veille on entrait dans le cœur de l’hiver. Binh-Dû ajoute un bâton après l’autre, liés par fagots de cinq, espérons qu’il aura toujours la vigueur de craquer une allumette. Ses jambes à terre comme des branches mortes, le cou tendu vers la hache. Sur la table, un gâteau aux saveurs d’écorces et d’amandes invite à la joie.

dimanche 16 décembre 2018

16 décembre


Il serait temps de reprendre les choses en main. Quelles choses, dans quelle main, cela reste à préciser. Le ciel change à tout moment de couleurs, on peut à peine s’y fier pour s’orienter à l’ouest. (Sans compter qu’il faudra tout reconsidérer, passée la nuit censée porter conseil, piètre morale.) Binh-Dû remet deux ou trois idées en place dans sa caboche, se prévaut d’une sage perspective, il est prêt. Il remet au lendemain, il sera prêt. Ou peut-être plutôt dans deux jours ? La nuit il se promène sur les quais tout en grignotant une lame de cutter. C’est pratique, elle est prédécoupée. Il se souvient de l’histoire de l’homme qui avait mangé un avion de tourisme, pièce par pièce. Un autre homme que celui qui tire des trains avec sa mâchoire. Il s’inquiète toutefois, il se retourne dans son lit, au réveil une douleur le tenaille sous les côtes. On ne nous apprend pas à apprivoiser la souffrance, alors on se fait mal, fatalement. (Le second « on » n’est qu’une version découlant du premier « on », autant les confondre.) Et tel est en grande part le charme de l’expérience humaine – tu déplores de n’être pas celui ou celle que tu ne peux pas encore être, de n’être pas au niveau de ta vision, sauf que toute vision est insaisissable. Voudrait se rassurer Binh-Dû.

samedi 15 décembre 2018

15 décembre

Il aimerait être aimé de tout son être par une femme qu’il aimerait de tout son être. Il se demande si « besoin » est un mot-clef.
Est-ce seulement une notion-clef ? Est-ce un vocable plutôt érotique ou répulsif ? Est-ce une notion suffisamment vraie ?
Il trouve que nombre de gens croisés dans la rue sont terriblement laids et que cela n’est pas de leur faute, il voudrait les venger.
Il est Binh-Dû, il observe que les dirigeants de la planète Terre gèrent les affaires courantes en se gardant d’avouer leur peu d’espérance.
Tout Binh-Dû qu’il est, il se garde bien de reconnaître des pans entiers de sa personnalité, de ses angoisses et de sa tristesse.
Est-ce par dépit que nous ne renversons pas les ordres établis ? Un soir de plus, les strato-cumulus se colorent de fuchsia.

vendredi 14 décembre 2018

14 décembre

Le ciel se délite en eau, Binh-Dû n’est pas au mieux de sa forme – liquide ? Imbibée ? Il s’imagine alcoolique, ce n’est pas une transposition si acrobatique (encore faudrait-il qu’il aime et vomisse le goût de l’alcool, qu’il ne craigne pas de mourir prématurément et qu’il soit dispendieux). Les abeilles quant à elles s’effondrent dans un coma néonicotinoïdique et crèvent pour que des millions de sapins calibrés encombrent nos intérieurs et fassent rêver les enfants. Rêve, paillasse, c’est toujours ça de pris sur l’avenir, et tu bêtifieras mieux à l’heure de ta mort. Chez Binh-Dû, pas de sapin, pas d’enfant, et un certain niveau d’intelligence requis. Pour en faire quoi ? Il a l’idée de livres pénibles à écrire et que personne n’aurait envie de lire, à moins d’être dangereusement dépressif. Il cherche des titres rigolos, en anglais ça claque mieux, « Life on Earth since Chernobyl » ; « The Pre-Apocalyptic Generation », mais en français parfois ça s’impose, « Johnny, Jean-d’O et Marine – gloire d’une nation fasciste ». À la pensée de devoir dissiper les malentendus – prouver qu’il est capable de chanter « Je te promets » au karaoké sans lire les paroles ? – oh, comme il aimerait aimer et être aimé d’amour...

jeudi 13 décembre 2018

13 décembre


Binh-Dû l’aurait aimée à tout âge, il y a des êtres comme cela. L’instinct maternel implique peut-être de se projeter de l’autre côté du temps, passé le rebord, et de contempler son enfant devenue vieille personne, en fin de course. Pour l’heure c’est une petite fille qui ne veut pas lâcher la manche de son père. Plus tôt elle souriait dans son berceau. Plus tard elle se tiendra à l’écart des jeux des autres enfants. Puis des hommes la désireront follement, elle aussi peut-être... désirera ceux qu’elle aura choisis. Ainsi de suite, jusqu’à la grande vieillesse. Et à tout moment Binh-Dû, dès le premier regard l’aurait définitivement aimée. Ce fou, regardez-le toréer une voiture, éviter d’être éborgné par la pointe d’un parapluie, se glisser dans le passage fugitivement dégagé au milieu d’un couple las. Puis chez lui écouter le son de la pluie sur le toit. Par moments le vent monte en intensité au point de bousculer les portes de sa chambre. Pourquoi résiste-t-il encore ? Qu’a-t-il appris sur la puissance, sa propre puissance, le danger du trop ? Dans quelle vie s’est-il fourvoyé, et quelle autre, ignorée, se ravive-t-elle au creux de la contention d’un fauteuil de cinéma, pénombre entrelardée de simulacres, cris du cœur blessé, récompensé, sublimé ? Le ciel n’en a cure.