jeudi 20 janvier 2022

Rhizomiques #93

Et s’il restait là, devant la fenêtre, à observer la vue jusqu’à en connaître par cœur le moindre détail, la forme des fenêtres, des corniches, des auréoles de rouille sur les toits ? C’est un exercice qu’il lui est arrivé de recommander à certains de ses patients dépressifs, observation scrupuleuse d’un paysage donné, jusqu’à voir celui-ci vraiment. Le cortex visuel se sert, en temps normal, d’une part réduite des éléments sensoriels bruts qui lui parviennent et avec lesquels il compose une représentation du réel, inférant "le reste" à partir de souvenirs. Ainsi perceptions présentes et passées sont-elles combinées, à l’insu de chacun, en une mosaïque appelée "vision".
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Peut-être que tout le monde a un jardin d’Éden, je ne sais pas ; mais on a à peine le temps de l’entrevoir avant que surgisse l’épée flamboyante. Peut-être que le seul choix que la vie nous laisse est de garder le souvenir du jardin ou de l’oublier. De toute façon, ce souvenir exige une certaine force, oublier exige une force d’un autre ordre ; faire l’un et l’autre serait héroïque. Ceux qui se souviennent courtisent la folie à travers la souffrance, la souffrance de la mort indéfiniment répétée de leur innocence ; ceux qui oublient courtisent une autre folie, la folie qui nie la souffrance et hait l’innocence ; et le monde est essentiellement partagé entre les fous qui se souviennent et les fous qui ont choisi d’oublier.
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- Oui, il est souvent douloureux d’ouvrir les yeux, mais… La vérité est toujours révolutionnaire…
- Che Guevara ? Non, je suis bête… Frieda Kahlo ?
 
Céline Curiol (in Les lois de l'ascension) 
& James Baldwin (in La chambre de Giovanni)
& Martin Winckler (in L’École des soignantes)

mardi 18 janvier 2022

Rhizomiques #92

« J’ai peur de devenir aveugle », nous dit Elsa ce soir-là. Elsa n’avait pas de raison de penser qu’elle deviendrait aveugle, mais l’idée l’empêchait de dormir. « Je ne peux rien imaginer de pire. Je sais bien qu’il y a des aveugles très heureux, mais honnêtement – et le but ici, c’est d’être honnête, il me semble – je ne crois pas que j’aurais les ressources mentales nécessaires pour ne pas sombrer dans la dépression – si je devenais aveugle. Et puis, si je dois être encore plus honnête, je dois dire qu’entre pouvoir voir et être heureuse, je préférerais pouvoir voir. »
Patrick a eu l’air de tout à fait comprendre ce qu’elle voulait dire. Il hocha la tête gravement. Personne ici ne voulait être heureux. Nous voulions juste arrêter d’avoir peur.
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Elle pense à une histoire qu’elle a lue quelque part. Un homme se rend chez son médecin, qui vient de lui découvrir une maladie incurable. Je suis absolument désolé, on ne peut rien faire pour vous sauver. Combien de temps me reste-t-il à vivre, docteur, dites-le moi. Six mois, pas plus. L’homme est terrassé par cette nouvelle. Quelques mois plus tard, son médecin lui dit que sa maladie évolue un peu différemment, mais qu’il reste condamné. Il n’a pas plus de deux ans à vivre. Dans le dernier épisode de l’histoire, le médecin dit à son patient d’un ton tragique : Il n’y a rien que l’on puisse faire, vous êtes condamné, vous vivrez encore trente ans, peut-être cinquante ou soixante, avec de la chance, mais pas davantage. Et l’homme est terrassé.
Mathilde exige la même compassion pour l’homme au dernier épisode de l’histoire qu’au premier.
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Je finis par confier à une amie quelques détails concernant mes crises de larmes – leur intensité, leur fréquence. Elle dit (gentiment) que d’après elle nous pleurons parfois devant la glace non par auto-apitoiement mais parce que nous voulons être vus dans notre désespoir. (Un reflet peut-il être un témoin ? Peut-on se tendre à soi-même l’éponge imbibée de vin aigre et plantée au bout d’un roseau ?)
 
Camille Bordas (in Ils meurent jeunes, en général)
Florence Seyvos (in La sainte famille)
Maggie Nelson (in Bleuets)

samedi 15 janvier 2022

Rhizomiques #91

En règle générale, parmi les aptitudes sociales traditionnelles, on m’accorde au mieux l’humour, un terme bien trop galvaudé. Mais dans la catégorie des pas-complètement-branques dans laquelle je me range, mon rire n’a rien à voir avec le désir de contribuer aux joies de l’existence ou de trouver drôle le reste du monde.
Je trouve le reste du monde tout sauf drôle.
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Sur les photos du début du XXème siècle les visages ne sourient pas. Ils sont comme rengorgés et aussi effrayés qu’on prenne leur portrait. Quand apparaissent les sourires sur les photos ? Quand devient-on des sujets désinvoltes ? Avec les affiches de cinéma, pour imiter les acteurs ?
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Monsieur Palomar pense au monde sans lui : celui infiniment vaste d’avant sa naissance, et celui bien plus obscur d’après sa mort ; il tente d’imaginer le monde avant les yeux, avant toute espèce d’œil ; et un monde qui demain, à cause d’une catastrophe ou  d’une lente usure, redeviendrait aveugle. Qu’advient-il (advint-il, adviendra-t-il) donc dans un tel monde ?
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On se sent heureux d’être en vie un jour comme ça, non ? Je plains les gens qui ne sont pas encore nés de ne pouvoir en profiter.
 
Chris Kraus (in Sommerfrauen, Winterfrauen)
& Erri de Luca (in Impossibile)
& Italo Calvino (in Il signor Palomar)
& Lucy Maud Montgomery (in Anne of Green Gables)

mardi 11 janvier 2022

Rhizomiques #90

L’hiver dernier, j’ai pris l’habitude de courir dans les champs à la nuit tombée. J’évitais ainsi le risque de croiser un de ces joggeurs en vêtements techniques fluorescents qui halètent comme des joueurs de tennis. Je voulais de toute force la solitude et la morsure du froid sur mes mollets, je filais sans un son dans l’obscurité jusqu’à m’y fondre. Seuls me rassuraient les animaux et l’idée que tu existes quelque part – toi seule me sauvait de la misanthropie.
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Il se peut que l’amour ne puisse survivre, si on le place dans un milieu. Peut-être meurt-il si on laisse entrer le monde extérieur ; peut-être tombe-t-il en poussière si l’on ouvre la fenêtre. Or je sais bien que cet air-là, celui de l’extérieur, c’est le vrai. Mais je ne peux établir le rapport interne-externe. Je ne parviens pas à opérer la jonction. Cela est d’autant plus surprenant que l’amour est une réalité, et même une réalité très quotidienne.
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Quelqu’un pour qui l’extérieur a toujours été à la fois irrespirable et infranchissable ne devrait pas accorder le moindre sens à la nostalgie d’un espace ouvert accueillant.
 
Fanny Chiarello (in Le sel de tes yeux)
Margaret Drabble (in La cascade)
Céline Minard (in Boules à neige)

jeudi 6 janvier 2022

Rhizomiques #89

Elle avait des petits seins, et Robert réalisa que c’était nécessaire, qu’il lui fallait un corps fuselé pour parcourir l’océan. Elle avait une large bouche, des lèvres de la couleur de l’eau de mer, mais il ne pouvait pas voir, du fait de sa chevelure hirsute, si elle avait des oreilles. (…)
Il tendit lentement la main et lui toucha le bras. La sirène tressaillit mais ne s’éloigna pas. Sa peau était fraîche et humide. Il eut l’impression que le bout de ses doigts se dissolvait. (…)
Elle ne lui inspirait ni du désir, ni de l’amour ou de la curiosité : ce qu’éprouvait Robert, c’était un sentiment qu’il ne se rappelait pas avoir déjà éprouvé, une forme d’émerveillement qui se mêlait à son sang et s’insinuait dans toutes les parties de son corps.
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Quelque part une femme rêve, elle a dû se retourner en riant, ses bras ont émergé des draps tièdes, sa main s’est posée sur la nuque de son amant endormi, sa jambe dans un mouvement gracieux est venue sur la hanche du dormeur. A cette vision une chaleur merveilleuse m’envahit. J’imagine la jambe souple et chaude pesant sur ma hanche et le souffle sur mes lèvres. Ma main instinctivement remonte au creux des jambes entrouvertes. Je me demande comment est fait un sexe de femme. Je cherche à me rappeler la phrase du fameux livre. Comment c’était ? Ah ! oui. Ses doigts lentement pénètrent dans le nid tiède… Était-ce tiède ou brûlant ?... nid tiède ! mais nid tiède, ça n’explique rien. Comment c’était ? Ah ! oui ! nid tiède à la jointure des cuisses… cuisses, cuisses, cuisses. O, mot magique ! O, lot divin ! O, cuisses ! O, seins ! O, ventre ! mots plus beaux que tous les mots d’amour ! A la jointure des cuisses ?... j’aimerais bien comprendre comment se fait exactement cette jointure. A quel endroit commencent les fameuses lèvres ? J’essaie d’imaginer une bouche dissimulée entre les cuisses, mais je n’y arrive pas. Une bouche sans visage. Impossible. (…)
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Quand je repense au passé (…), le meilleur souvenir qui me reste de mon Pernambouc hollandais est l’odeur de Sula. Pas l’odeur – les odeurs. Je pourrais dessiner de mémoire son corps longiligne, et dans le creux de chaque courbe retrouver le parfum exact qui l’identifiait, le définissait et le rendait royal. Le doux arôme de santal de sa nuque, que j’aimais parcourir de la langue, que j’aimais baiser et mordre, la longue route des épices qui allait de ses orteils à l’aine, la profonde ivresse de son nombril.
 
Anjali Sachdeva (in Robert Greenman et la sirène)
& Serge Rezvani (in Les années-lumière)
José Eduardo Agualusa (in La reine Ginga - et comment les Africains ont inventé le monde)

mardi 4 janvier 2022

Rhizomiques #88

Cela fait plusieurs semaines qu’elle éprouve une sensation particulière, celle d’évoluer dans un film protecteur, d’être aussi flottante que du mercure. Le monde extérieur touche son enveloppe corporelle, mais aucune autre partie d’elle-même, à l’intérieur.
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Je m’approche de l’eau. Le sable est mou, froid, et une vague se brise, puis se déroule à toute allure jusqu’à mes chevilles avant de refluer brutalement, aspirant le sable tout autour de mes pieds, sauf au milieu de la plante.
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Elle sort doucement des couvertures, ouvre la porte et s’avance dans le clair de lune. Elle est pieds nus, un vieux tee-shirt glisse sur ses épaules. Elle se demande : Ai-je jamais été vivante avant cette journée ? La chair de poule hérisse ses bras et ses jambes. Elle s’accroupit pour se soulager dans l’herbe et l’urine produit un sifflement, puis un petit filet tiède entre ses pieds. L’air sent l’herbe, les forêts, la chaleur du poulailler. Ma vie, songe-t-elle. Elle ne fait que commencer.
 
Sally Rooney (in Normal People)
& Lily King (in La pluie et le beau temps)
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)