mercredi 27 octobre 2021

Quelque chose comme ça

(6/n)

Bien entendu, le véritable prénom de Céline n’est pas Céline.

Elle a appelé sa grand-mère sur skype pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Sa grand-mère maternelle s’appelle Noémie et elle a quatre-vingt-huit ans. Elles sont nées à deux jours d’écart, et nul doute que cette presque coïncidence importe dans le lien qui depuis toujours les unit.

Céline a trouvé que Noémie avait l’air en forme, elle le lui a dit comme un compliment mais a senti une hésitation, à mille kilomètres de distance. Elle s’en veut parfois d’être attentive, et parfois de manquer de délicatesse. Noémie voulait que Céline lui raconte « ce qu’elle faisait de beau » en ce moment, et comment se passait la rentrée, Céline l’a rassurée. La vie est belle par ici, le temps est doux et ensoleillé, les Terminale semblent désireux d’apprendre. Elle essaie de varier sa réponse – sa grand-mère lui a posé exactement la même question deux jours plus tôt.

Toute philosophe qu’elle est, Céline est incapable de concevoir la mort prochaine de Noémie. Comment ce sera, la vie sans Noémie, son amour et son courage. Et toi, comment vas-tu, pas trop fatiguée par tous ces gens qui te téléphonent pour te souhaiter un bon anniversaire ? demande-t-elle à son tour, enjouée. Et de nouveau une hésitation au bout de la connexion. À quatre-vingt-huit ans, il y aurait plutôt lieu de se rappeler combien d’amis et de parents ne sont plus en mesure de nous souhaiter un bon anniversaire du fait même qu’ils sont morts. Et justement Noémie raconte qu’elle a reçu un appel du fils d’une vieille amie, lui annonçant son décès le mois précédent. Je me doutais bien qu’il s’était passé quelque chose comme ça, étant donné qu’elle n’avait pas répondu à ma dernière lettre, commente Noémie. Sans affect particulier – « quelque  chose comme ça » – mais Céline doit contenir son émotion. Elle emmène l’ordinateur dans le jardin pour montrer à sa grand-mère les dernières roses de la saison, Noémie rit – « Ça me donne le vertige ! »

Par la fenêtre tu vois des passants courbés contre les bourrasques et la pluie, leur masque chirurgical collé sur le nez. Tu envies à Céline sa vie d’avant 2020. Il y a des fins de monde qui pourraient avoir commencé comme cela, même s’il est encore trop tôt pour le savoir. S’il te faut continuer à croire qu’il est encore trop tôt – quand bien même tu sais que la fonte des glaces au Groenland est désormais irréversible... Dans quelle mesure tes amis plus jeunes que toi sont-ils une assurance contre l’éventualité de mourir seul ? Mourir vieux est-il le meilleur espoir qu’il te reste ?

Autant continuer à parler de Céline.