Il serait
temps de reprendre les choses en main. Quelles choses, dans quelle main, cela
reste à préciser. Le ciel change à tout moment de couleurs, on peut à peine s’y
fier pour s’orienter à l’ouest. (Sans compter qu’il faudra tout reconsidérer,
passée la nuit censée porter conseil, piètre morale.) Binh-Dû remet deux ou
trois idées en place dans sa caboche, se prévaut d’une sage perspective, il est
prêt. Il remet au lendemain, il sera prêt. Ou peut-être plutôt dans deux
jours ? La nuit il se promène sur les quais tout en grignotant une lame de
cutter. C’est pratique, elle est prédécoupée. Il se souvient de l’histoire de
l’homme qui avait mangé un avion de tourisme, pièce par pièce. Un autre homme
que celui qui tire des trains avec sa mâchoire. Il s’inquiète toutefois, il se
retourne dans son lit, au réveil une douleur le tenaille sous les côtes. On ne
nous apprend pas à apprivoiser la souffrance, alors on se fait mal, fatalement.
(Le second « on » n’est qu’une version découlant du premier
« on », autant les confondre.) Et tel est en grande part le charme de
l’expérience humaine – tu déplores de n’être pas celui ou celle que tu ne peux pas encore être, de n’être pas
au niveau de ta vision, sauf que toute vision est insaisissable. Voudrait se rassurer Binh-Dû.
dimanche 16 décembre 2018
samedi 15 décembre 2018
15 décembre
Il aimerait être aimé de tout son être par une femme qu’il aimerait de
tout son être. Il se demande si « besoin » est un mot-clef.
Est-ce seulement une notion-clef ? Est-ce un vocable plutôt
érotique ou répulsif ? Est-ce une notion suffisamment vraie ?
Il trouve que nombre de gens croisés dans la rue sont terriblement
laids et que cela n’est pas de leur faute, il voudrait les venger.
Il est Binh-Dû, il observe que les dirigeants de la planète Terre
gèrent les affaires courantes en se gardant d’avouer leur peu d’espérance.
Tout Binh-Dû qu’il est, il se garde bien de reconnaître des pans
entiers de sa personnalité, de ses angoisses et de sa tristesse.
Est-ce par dépit que nous ne renversons pas les ordres établis ? Un soir de plus, les strato-cumulus se colorent de fuchsia.
vendredi 14 décembre 2018
14 décembre
Le ciel se délite en eau, Binh-Dû n’est pas au mieux de sa forme –
liquide ? Imbibée ? Il s’imagine alcoolique, ce n’est pas une
transposition si acrobatique (encore faudrait-il qu’il aime et vomisse le goût
de l’alcool, qu’il ne craigne pas de mourir prématurément et qu’il soit
dispendieux). Les abeilles quant à elles s’effondrent dans un coma néonicotinoïdique
et crèvent pour que des millions de sapins calibrés encombrent nos intérieurs
et fassent rêver les enfants. Rêve, paillasse, c’est toujours ça de pris sur
l’avenir, et tu bêtifieras mieux à l’heure de ta mort. Chez Binh-Dû, pas de
sapin, pas d’enfant, et un certain niveau d’intelligence requis. Pour en faire
quoi ? Il a l’idée de livres pénibles à écrire et que personne n’aurait
envie de lire, à moins d’être dangereusement dépressif. Il cherche des titres
rigolos, en anglais ça claque mieux, « Life on Earth since
Chernobyl » ; « The Pre-Apocalyptic Generation », mais en
français parfois ça s’impose, « Johnny, Jean-d’O et Marine – gloire d’une
nation fasciste ». À la pensée de devoir dissiper les malentendus –
prouver qu’il est capable de chanter « Je te promets » au karaoké
sans lire les paroles ? – oh, comme il aimerait aimer et être aimé
d’amour...
jeudi 13 décembre 2018
13 décembre
Binh-Dû
l’aurait aimée à tout âge, il y a des êtres comme cela. L’instinct maternel
implique peut-être de se projeter de l’autre côté du temps, passé le rebord, et
de contempler son enfant devenue vieille personne, en fin de course. Pour
l’heure c’est une petite fille qui ne veut pas lâcher la manche de son père.
Plus tôt elle souriait dans son berceau. Plus tard elle se tiendra à l’écart
des jeux des autres enfants. Puis des hommes la désireront follement, elle
aussi peut-être... désirera ceux qu’elle aura choisis. Ainsi de suite, jusqu’à
la grande vieillesse. Et à tout moment Binh-Dû, dès le premier regard l’aurait
définitivement aimée. Ce fou, regardez-le toréer une voiture, éviter d’être
éborgné par la pointe d’un parapluie, se glisser dans le passage fugitivement
dégagé au milieu d’un couple las. Puis chez lui écouter le son de la pluie sur
le toit. Par moments le vent monte en intensité au point de bousculer les
portes de sa chambre. Pourquoi résiste-t-il encore ? Qu’a-t-il appris sur
la puissance, sa propre puissance, le danger du trop ? Dans quelle vie
s’est-il fourvoyé, et quelle autre, ignorée, se ravive-t-elle au creux de la
contention d’un fauteuil de cinéma, pénombre entrelardée de simulacres, cris du
cœur blessé, récompensé, sublimé ? Le ciel n’en a cure.
mercredi 12 décembre 2018
12 décembre
Reste
toujours cette échappée au long de la falaise, qui mène à un retour, par les
terres, le jour finissant. Et c’est toujours la veille de quitter le pays, avec
le déchirement qu’il soit trop tard. On n’a pas besoin d’être mufle pour faire
bande à part, il n’y a aucune gloire à tirer les cheveux des filles. Et jusqu’à
quel âge sera-t-il admis de pleurnicher larmes de crocodiles – Mais c’est mon anniversaire ?
Enfant gâté, d’autres vont s’écorcher les genoux aux troncs des arbres plutôt
que de trépigner dans les boutiques feutrées. Binh-Dû a du succès avec son
bonnet bleu turquoise, les vendeuses croient peut-être que ses cheveux sont
douchés du jour. Il serait encore plus séduisant avec son bonnet gris, voire
avec un bas de laine enfilé sur la tête. Au cinéma, il se prend à espérer que
les malfrats ne trouveront pas leur complice (si jolie...) chez la logeuse où
elle est censée les attendre. Ainsi ils partiraient sans elle, Binh-Dû est
disposé à ne plus la revoir si cela peut éviter qu’elle soit trucidée d’une
balle perdue lors du cambriolage. Il lui écrirait, elle lui renverrait une
photographie dédicacée. Ce qui ne réglerait rien, dans l’entrée, à côté des
bottes, la boue a dessiné des motifs aux carrelages, comme les cartes d’un
monde perdu.
mardi 11 décembre 2018
11 décembre
La fête bat son plein, Binh-Dû s’est enfui. Il ne s’attendait pas à
voir son amie, depuis si longtemps disparue, d’un coup réapparaître. D’un coup
assise dos à lui, Binh-Dû n’a pu s’empêcher d’avancer la main pour toucher son
bras nu, signaler sa présence, l’a-t-elle reconnu seulement, se tournant de
profil, ou était-elle trop triste tandis qu’un amant sans doute pérorait à son
côté ? Dans la cuisine un chat fait régner la folie, renversant les
verres, éparpillant les gélules bicolores. Une écharde se plante dans le pied
de Binh-Dû, effrayé, qui cherche ses chaussettes.
Dehors il bruine, et c’est bon de sentir le froid couler des narines,
sa saveur salée suspendue au rebord de la lèvre supérieure. C’est bon d’avoir
les yeux qui pleurent et de ne pouvoir départager les eaux. De la langue, Binh-Dû
inspecte sa mandibule, la face interne des incisives inférieures, comme il n’en
aura plus le loisir en état de squelette. L’une de ses orbites est vide, se
souvient-il, ce qui se vérifie quand il renverse la tête en arrière : il
peut voir en-dedans de son crâne.
Mais quand il se remet d’aplomb, il voit toujours d’un œil, même en fermant le
bon.
lundi 10 décembre 2018
10 décembre
La fatigue serait-elle une transgression ? Binh-Dû se pose la
question alors que la brume envahit lentement son cerveau, peu de chance qu’il
trouve une réponse là-dedans. Le sang s’épaissit aux tournants, modifiant les
échos. Nul ne saurait dire où mène le cycle pourtant maintes et maintes fois
suivi – parce qu’on ne se souvient jamais. Le train peut être dit infernal même
s’il tourne à régime réduit. Where are we
now ? chante pour l’éternité l’homme aux yeux vairons, en un point
mystérieux de la galaxie, régénéré, dans son berceau il gigote et babille en
paix.
Ou serait-elle plutôt prélude à la danse ? Invitation lancée, joie
d’être femme et de se laisser porter, tu
trouves peut-être une forme de réconfort dans l’empêchement, suggèrent à
Binh-Dû une amie après l’autre, je suis
heureuse que nos destinées se rejoignent, relève une troisième. Une
quatrième cherche toujours à réguler au plus juste la chaleur émise par son
radiateur, pour être homme neuf il faudrait commencer par ne plus compter.
Alors les hivers sans Bowie révéleraient l’élémentaire motivation du geste
inédit.
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