lundi 1 mars 2021

Et la juste distance serait celle de la danse

29 février 2020

Et la juste distance serait celle de la danse. Lucia dans tes bras, virevoltante, et toi-même, comme indiqué, tu "patines". Jusqu’à l’étourdissement, changer de sens, elle ferait l’homme et toi la femme. Qu’était-ce, une scottish ? Tu ne sais plus, tu te trompes dans tes pieds si tu dois concentrer ton attention sur tes bras, décrivant des spires d’escargot, en avant, en arrière, auriculaires crochetés dans ceux de tes voisins sur le cercle circassien – et il faudrait chanter aussi ? Dans la bourrée on se chamboule à chaque croisement, tu entends Lucia rire à deux lignes de toi, tu ris aussi et transpires sous la yourte. La mazurka est si jolie qu’on la dansera une autre fois. Retour à la polka, mais tu n’as plus toute ta tête, tu t’endiables en scottish et en total contretemps, Lucia ne t’en tient pas rigueur. Au-dehors, le croissant de lune est presque couché à l’horizontale, voilé de nuages intermittents. La pluie en rafales s’immisce par l’interstice de la vitre côté passager, excuse-moi c’est bloqué, mais il n’y a pas de mal, avec le GPS vocal une voix féminine à fort accent québécois nous guide à travers la campagne val-de-marnaise. On ne sait jamais, dit-elle (Lucia), il y a toujours lieu de requestionner nos expériences. Il n’y a jamais lieu de figer une connaissance. La première fois que vous avez dansé (même pas ensemble mais) à proximité l’un de l’autre, des dizaines de lunes auparavant, c’était sur de la techno.

dimanche 28 février 2021

Rouvrir l'espace

28 février 2020

Rouvrir l’espace. Sur la table basse, des pots de fleurs et des babioles mettent au défi la porteuse de thé de déposer une théière, petite pourtant (la tienne est plus grosse, et dans ta chambre il n’y a pas de table basse, dans ta chambre il y a des pierres empruntées aux montagnes qu’il faut oser, elles aussi – les pierres ? – déplacer). Une théière, deux tasses, une table basse et des fauteuils crapauds de part et d’autre, au sein desquels vous tentez de vous asseoir en tailleur. Dehors il pleut, un peu de vapeur s’échappe du bec. Un miroir biseauté en face de toi renvoie ton image pour peu que tu te penches et te détournes du visage de Lucia, alors vous voilà côte à côte, semblant regarder dans la même direction, chacun souriant à une personne que vous aimez. Votre lieu de connaissance et de compréhension. L’amour vite prétendu est souvent sans amour, surtout si le désir s’en mêle (et comment ne s’en mêlerait-il pas ?) mais vous êtes au-delà, Lucia et toi, vous incluez de l’amour ce qui échappe à ses définitions et s’en trouve au plus proche. Elle aussi parfois est témoin de ce à quoi elle participe, la mort préside non moins que la vie, l’une et l’autre plus contradictoires que leurs respectives définitions. Tu te souviens à présent : aimer, ce serait comme expirer jusqu’au dernier millimètre cube d’air retenu dans les poumons, et dans un sursaut formidable renaître enfin.

samedi 27 février 2021

Car où étais-tu avant que de naître ?

27 février 2020

Car où étais-tu avant que de naître ?

Tu es en visite, transitoire, chez toi tu ne t’installes pas.
À peine savais-tu former des lettres que tu écrivais au crayon à papier.
Dans tes agendas, au crayon à papier, toute preuve effaçable d’un coup de gomme.

Où étais-tu avant de rencontrer Lucia ? 

Tu as continué à collecter des preuves, plus ou moins pérennes.
Les paysages s’équivalent d’un matin sur l’autre, depuis le même seuil.
L’habitude toujours-déjà là de celui que tu fus, celui que tu es, celui qui attend peu.

Où vas-tu lorsque fatigué tu t’endors ? 

Tu rêves, tu te souviens, tu te retournes sur ton chemin.
C’est toujours la veille du dernier jour, l’imminence d’un départ en beauté.
Tout juste arrivé, un départ en beauté, comme pour sceller le temps des étonnements neufs.

vendredi 26 février 2021

Issue de l'absence, se pose la question de la juste distance

 26 février 2020

Les engins spatiaux se posent l’un après l’autre, telle une noria dépourvue de sens. En point fixe devant les portes coulissantes tu attends, comme tant d’autres fois déjà, à chaque ouverture la possibilité et l’espérance que ce soit elle mais non, ces gens sont trop bronzés, ils arrivent de La Réunion ou de Pointe-à-Pitre. Beaucoup de Blancs bronzés. Une expression au-delà de la fatigue sur le visage, dans le corps, quelque chose de blasé, comme s’ils ne venaient pas de traverser un  océan, comme s’il n’y avait que des soucis qui les attendaient.

Enfin Lucia et son fils, ô comme ils sont uniques ! Ils n’ont pas dormi de la nuit, ils ont même gardé les yeux ouverts durant la descente, deux mille mètres de nuages épais. Ils ne râlent pas quand il s’agit de retrouver la voiture, garée à un emplacement jumeau de celui où elle ne se trouve pas. Ils se réjouissent même de voir tomber la pluie, leur première pluie depuis des mois puisqu’au Canada ne tombe que de la neige. Toi, tu regardes les gouttes prendre du volume et ralentir un peu leur chute, il se pourrait que cette pluie devienne ta première neige depuis un an.

On se recale tant bien que mal. Quelque chose se transforme en toi ou peine à se transformer, selon que tu étais ou non pleinement heureux à l’origine. Il te semble que tu flottes dans ta peau. Trop large, tu l’habites certes mais tu ne tiens pas en place, ainsi qu’on se retourne d’un côté sur l’autre en cherchant le sommeil. Deux hivers que tu n’as pas vu Lucia et son fils – lui-même d’ailleurs ne te reconnaît pas. Ou confusément. Tu la reconnais si précisément. Se pose à nouveau, sortie de l’absence, la question de la juste distance.

jeudi 25 février 2021

Elle se raproche à une vitesse stupéfiante

 25 février 2020

Elle arrive, elle se rapproche à une vitesse stupéfiante. Disons-le tout de suite : Lucia. Pulvérisant toute vertu carbonique dans le ciel des déplacements optionnels, s’en fout le réchauffement climatique ! Lucia tout de même : Lucia ! Si l’humanité a des raisons de s’attarder sur cette planète c’est bien parce que Lucia, la retrouver vaut bien de continuer à se rapprocher du bord du monde, depuis qu’il a cessé de tourner rond. Les Lucia de par le monde, combien en existe-t-il ? Binh-Dû n’en connaît qu’une. Allez, et quelques autres qui portent un nom différent. En ce moment elle s’éloigne de l’hiver canadien où la neige depuis l’automne s’est durcie en congères. Ici, les premières jonquilles commencent à faner.

Reprends-toi, souviens-toi. Tu étais un enfant de l’âge de son fils, et tu étais sérieusement amoureux d’une fille plus grande que toi, la nuit elle prenait ta main dans la sienne et la caressait doucement, souviens-toi, c’était tellement merveilleux que tu devais retirer ta main pour ne pas que ton cœur explose. (Mais de qui parle-t-on à présent ? Tu es sur cette station spatiale en orbite, voici venu le temps – car c’est le lieu – de l’amour égoïste. Revienne qui doit, et tout pourra se perpétuer au-delà de la question de la mort, tout à ta convenance. Il ne te sera rien reproché. Tu ne seras plus jamais pris en défaut.) Ton être tout entier orientera la boussole de ta nécessité, et si même de ton sang tu remplaçais le fer, alors végétal tu pulserais encore.

mardi 23 février 2021

Attentives #17

Des salamandres s’agitaient entre les pierres du muret ; elles s’extrayaient des fentes en se tortillant, quand le soleil frappait les pierres de front, et elles regardaient paresseusement autour d’elles. Elles sortaient en rampant des crevasses humides et clignaient des yeux, avant de regagner la sécurité des fentes et des plis de terre. Certaines étaient noires comme de l’ébène, d’autres possédaient des traces fantastiques de courbes émeraude et fuchsia. Des éclairs de lumière dorée zébraient leurs flancs, et certaines arboraient également des masques rouges. L’hiver, quand elles dormaient suspendues, l’humidité de leur peau gelait. Même leur sang se figeait en cristaux de glace pendant leur sommeil.

(…) Ces surgissements de couleurs vibrantes – l’étonnante fluorescence des salamandres, l’éclair électrique d’un petit oiseau jaune, les vagues de fleurs sauvages qui palpitaient vivement dans les champs, l’intérieur orange du cœur pourri des bûches, la brève incandescences des lichens après la pluie – tout ce monde de couleur, éphémère et fugitif, émergeant des tons familiers du noir et du blanc – tout cela, chaque fois qu’elle rencontrait un tel choc de couleurs, c’était comme si une partie d’elle-même se fendait et s’ouvrait pour lui offrir une plus grande capacité à sentir les choses.

La réapparition des couleurs apportait un sentiment vivifiant assez semblable, c’est ce qu’elle imaginait, à ce que devaient ressentir les salamandres au printemps quand les cristaux de glace figés dans leur sang fondaient de nouveau. Une sorte de pétillement, comme une gazéification, comme une illumination dans son propre sang à elle – une impression de jeunesse, ou bien de santé, un sentiment de vigueur ou d’amour.

Rick Bass (in Là où se trouvait la mer)