mardi 13 septembre 2022
Rhizomiques #113
vendredi 9 septembre 2022
Attentives #28
Vers midi, un rancher passe dans son pick-up, s’arrête, propose de me prendre pour les dix derniers miles. (…) Ayant recouvré la position de repos sur les fesses qui est celle de chacun dans notre monde moderne, je m’abandonne voluptueusement aux délices de la civilisation que j’adore mépriser. Mes pieds sont encore plus heureux que moi. En l’espace de quelques minutes, ma marche de cent quinze miles dans les montagnes du désert devient une chose à part, une réalité disjointe au plus profond d’un abîme sans fond, soudain au-delà de tout rappel physique.
Mais elle est présente dans mon cœur et dans mon âme. La marche, les montagnes, le ciel, la souffrance et le bonheur solitaires – tout ça grandira, s’adoucira, deviendra plus beau et plus adorable dans les jours et les années à venir, comme un trésor trouvé puis volontairement rendu. Rendu aux montagnes, avec mes meilleurs vœux. Ça laisse une lueur dorée dans la tête.
Edward Abbey (in Un fou ordinaire)
lundi 5 septembre 2022
dernier aperçu d'altitude
Elle me montrait de petites fleurs bleues, un tapis de fleurs orange, lorsque retentit l’appel strident d’une marmotte. Seule fleur dont j’aie retenu le nom.
Toutes les mille fourmis, les mille mouches, les mille fleurs, j’en venais à considérer attentivement l’animal (l’une d’entre mille) : saisissant !
J’hésite entre un caillou vert pâle et un caillou doré ; se pose un papillon roux. A choisir, d’entre ces tentations minérales…
Quant aux moutons, ils viennent par paquet de mille, si bien qu’il est difficile de voir autre chose qu’un mouton, tout juste si l’on devine deux hommes et un chien comme ils sifflent et aboient parmi le tintement des clochettes. Je m’écarte du passage, m’en vais fouler plus loin une herbe moins rase. Mais c’est qu’on dirait qu’ils me suivent, vais-je être brouté moi aussi ? De toute la vitesse de mes deux brins de jambes je prends la fuite.
mardi 30 août 2022
Aperçus d'altitude - 9
vendredi 26 août 2022
Aperçus d'altitude - 8
A qui raconterai-je mes exploits, homme descendant des hommes de l’Aéropostale, affirmant à l’instar d’Henri Guillaumet au pied de la cordillère des Andes qu’aucun animal n’aurait pu les accomplir ? J’aimerais assez me vanter, je décrirais ce torrent impétueux, les planches du pont emportées par le courant, mes efforts harassés pour en remonter le cours, cherchant un passage, jusqu’à atteindre une plaque de neige glacée formant pont sur la ravine, où je me hisse, étendu de tout mon long, glissant déjà, n’ayant que mes ongles, mes orteils ensemellés et mes genoux pour me retenir d’être précipité dix mètres plus bas sur les rochers, apprenant que l’on dérape moins à progresser en oblique plutôt que sur la voie la plus directe, parvenant enfin au bout de la traversée et me laissant tomber à bas du pont de glace sur la rive, tout le corps transi par sa longue reptation, la gorge asséchée, le cœur battant... Je raconterais avec humour comment je m’étais moqué un peu plus tôt de ce type qui portait un piolet attaché à une sangle de son sac, et du souvenir qui m’était revenu d’un reportage télévisé où l’on apprenait à d’aspirants bergers l’art et la manière d’interrompre une glissade sur un névé, souvenir si vague que j’avais oublié l’essentiel, à savoir se placer sur le dos ou sur le ventre ? Modestement je conclurais sur le meilleur choix que j’aurais pu prendre en descendant le long du torrent, comptant sur un amoindrissement de la déclivité et un apaisement du flot afin de traverser à gué, il n’y a pas de quoi être fier, vraiment, et je rirais, pis que fier, faraud.
Mais tout le monde s’en fout de mes histoires de randonnée, comme j’écouterais d’une oreille discrète le récit d’une rencontre amoureuse me laissant étranger, bon à repartir crapahuter dans les montagnes.
mercredi 24 août 2022
Aperçus d'altitude - 7
Encore quelques mètres avant d’arriver au col, avant que ne s’ouvre devant moi la vallée du versant opposé qui justifierait des heures d’ascension – si tout le chemin parcouru ne se justifiait pas déjà en lui-même. J’oublierai nombre de mes pas, multitude de rencontres infimes, fleurs, insectes, pierres, je retiendrai plus longtemps le souvenir de ce torrent surplombé d’un noisetier, et comme une confirmation à l’échelle d’une vie entière le passage de l’air dans mes poumons, le jeu des muscles de mes jambes, le plaisir des gorgées d’eau réjouissant mes cellules. Je ne conserverai rien de mes pensées, ou si peu, malgré leur clarté avivée, elles auront bénéficié du mouvement constant de mon corps. Tout ce dont je ne me souviendrai pas vaudra pourtant non moins que ce que je retiendrai, cette vue dégagée soudain sur un nouveau cirque de montagnes, oh oui je m’en souviendrai, oh oui je m’y arrête, et je tourne sur moi-même, regarde en arrière d’où je viens, montagnes jumelles elles aussi marquées de la blancheur d’une même neige éternelle, courbes douces et pentes abruptes, végétation exténuée de soleil et rocailles hostiles, ombre mouvante des nuages et je tourne pivot d’un unique monde... Dans cette ivresse, me couchant sur le dos je verrai encore le ciel concave.
lundi 22 août 2022
Aperçus d'altitude - 6
Comme si c’était moi l’intrus, je ne vois pas trace de sabot sur la coulée du glacier mais celles, grossières, d’une théorie de grosses semelles ayant préparé depuis l’hiver dernier le terrain à mes propres pas, intrus attendu, intrus parmi d’autres je progresse tandis que me gifle un souffle glacé telle la mort.
Tombant à quatre pattes, comme tout est plus simple ainsi, je plante mes ongles dans la neige durcie et j’avance en devers. N’était ce sac sur mon dos, appendice monstrueux, chair à tissus bardée d’armatures métalliques, je me sentirais de procéder par bonds sur l’équilibre décroisé de mes antérieurs.