mardi 20 décembre 2022

Un seul lièvre à la fois

Mercredi 22 septembre, jour 12
 
Tu aurais pu parler de l’aigrette, mais ce n’est plus trop le sujet.
Car c’est aujourd’hui que tu vas repartir à l’aventure (aussi relative soit-elle), te dégageant du petit cocon de confort que tu avais secrété.
Ton amie revient de la pêche aux praires, elle a relâché deux étrilles qui avaient trop l’énergie de vivre. Tu aimes les femmes à vif et celles qui se protègent sous une carapace.

- Où est-ce que tu as appris à faire du vélo en lâchant les mains, c’est avec ton père ?
- Mon père, il sait pas tenir sur un paddle, même assis.
Les deux gamins te dépassent en zigzaguant, tu ne te souviens pas avoir jamais parlé de ton père à un ami, et pourtant : il t’a appris à jouer au ping-pong. (Et à faire des roues arrière, non ?)
(Et à mentir avec conviction.)

Tu avais annoncé que tu quitterais la baie mais tu as décidé au dernier moment de rester une journée et une nuit de plus dans le paysage de ton enfance. La nuit dernière, tu as rêvé d’un lièvre couché sur le rebord d’un chemin, et toi tu courais. Un seul lièvre à la fois, c’est bien suffisant, le lièvre éternel de ta jeunesse.

Une fois encore, une fois de plus, le sentier sous les pins. Tu respires de tes narines frémissantes les parfums des arbres et de la mer, c’est comme de retourner vers l’amante dans son lit, qu’on ne se résout pas à quitter pour aller travailler. C’est de l’amour, sensuel, rien de moins qu’un désir du corps. Un insatiable bonheur.
Une fois encore, une fois de plus, la grande plage au couchant. Et n’importe si le soleil s’éteint cette fois-ci comme un bête feu de circulation orange.

Tu t’endors dans la voiture dont l’odeur de cigarette a été absorbée par tout un ramequin de bicarbonate de soude, tu t’endors dans la joie de savoir que dès le matin la plage à nouveau t’accueillera, une fois encore, une dernière fois.

lundi 19 décembre 2022

Tu t'asseyais sur le rebord de la fenêtre

Mardi 21 septembre, jour 11
 
Tu aurais pu parler aussi du chuintement de la chasse d'eau qui t'emmène dans les montagnes tibétaines, tant ce son est mélodieux. Mais la méditation en cabinet, n’est-ce pas trop transgressif pour les non-initiés ? Le chat gratte à la porte.
Tu aurais pu mentionner les aigrettes qui arpentent la laisse de plage aux algues odorantes, à marée basse. Demain peut-être ?
Tu parles de plus en plus, on te téléphone, tu restes une heure à te tenir debout d'une oreille sur l'autre, face à la mer. Tu découvres, ce faisant, une centaine d'oisillons duveteux serrés les uns contre les autres sur un rocher devenu îlot. Celle qui te téléphone vient de recevoir une nouvelle qui la transporte de joie.
Puis tu recommences à parler de la fin du monde avec l’amie qui t’héberge, tout en longeant la côte ensoleillée. Vous prenez le bac qui traverse le goulet du port, la dernière fois tu avais quoi, dix ans ?
Vous vous asseyez sur des rochers ronds pour plonger vos pieds dans l'eau.
Elle a un autre rendez-vous, quant à toi tu files retrouver la plage de ton enfance pour y admirer les lueurs du couchant. C'est après la disparition du soleil derrière l'horizon que la féerie commence. Cette fois, ce sont des rouges coralliens qui se superposent en longues bandes effrangées. Tu repenses à la fille dont tu étais amoureux à quinze ans, qui est devenue peintre et que tu n'as pas revue depuis, simplement quelques images sur la Toile, son visage de profil éclairé par une bougie tel un Delacroix.
Ta maison en arrière de la plage a changé plusieurs fois de propriétaire, et sa façade de couleur ; elle était jaune poire, maintenant lait fraise. Tu t'asseyais sur le rebord de la fenêtre, et le soleil se couchait quelques secondes plus tard que si tu étais resté en bas sur la plage.
Tout a changé, hors les volumes. Le portail du garage est ouvert (il y avait une table de ping-pong dans le garage mais à présent, piètre imagination, une voiture). Pas de lumière aux fenêtres, seul le reflet du jour finissant. Tu te glisses dans le jardin. Le grand pin qui menaçait de tomber sur le toit a été coupé. Et voici le jardin intérieur, oh tu te souviens... Tu vas toucher le tronc du magnolia où tu grimpais te cacher, l'une des branches a été sciée mais tu reconnais la fourche où tu te calais. Les allées gravillonnées ont été remplacées par une pelouse plus heureuse.
Tu vivrais bien ici.
Tu jouais interminablement avec une balle de tennis contre le mur d'angle où s'élève la cage d'escalier.
Tu repars comme tu étais entré, par le portail du garage. Un touriste allemand te voit sortir et te dit Bonsoir avec, imagines-tu, un soupçon d'envie.

jeudi 15 décembre 2022

Est-ce toi, le coucher de soleil ?

Lundi 20 septembre, jour 10

 

Et les chevaliers-gambettes, tu n'en as pas parlé !
On peut les confondre avec les petits de l'huîtrier-pie. Enfin, pour ce que tu en devines, il se pourrait aussi que tu racontes un peu n'importe quoi, juste pour faire grand, n'être plus l'enfant qui dit "oiseau !" en montrant du doigt.
Ce jour est celui du retour de l'amie qui t'a confié son chat et son appartement, en un sens le temps est à la nostalgie.
Les plages, le bord de mer, le ciel immense en ses paysages, bientôt terminé tout cela.
Chaque au revoir a un petit goût d'adieu, ou bien est-ce toi seulement, ce sentiment précipité, hâtif, malvenu, toi et tes semblables d'âme sombre ou trop intense ?
Est-ce toi, le coucher de soleil ?
Depuis la mer, un visage ballotté par les vagues te reconnaît, c'est l'autre amie, celle d'hier, vous n'aviez rien prémédité. Tu te souviens de vos retrouvailles tout aussi surprenantes, il y a bien des années de cela – tu avais le triple de l'âge où, toi enfant, vous vous étiez vus une dernière fois, et elle t'avait reconnu.
La solitude n'est plus de mise, ou alors par fragments. Tu viens de parler avec un garagiste. Et puis avec une libraire, longuement. Le soleil manque de nuages, platement jaune puis rouge voilé.
Ton amie hospitalière du soir reste éveillée, après mille kilomètres d'une traite en voiture.
Votre conversation est loin d'être terminée ; pour la première fois de ta vie tu manges un pâtisson, cuit à la vapeur, que dans ton ignorance tu prends pour un navet.
Vas-tu te mettre à parler des différentes variétés de cucurbitacées ?

mardi 13 décembre 2022

Les gens t'émeuvent trop

Dimanche 19 septembre, jour 9

Il pleut sur la plage, tu l'as vu venir. C'est beau aussi, alors que le soleil absent n'a pas encore atteint son apogée du jour.
Tu te réfugies sous un grand pin, tu regardes les gouttes faire des ronds dans l'eau des flaques, de ci de là une bulle. Ce n'est pas une pluie torrentielle, juste une averse.
D'ailleurs il ne pleut plus, tu reprends ta marche. La végétation exhale des parfums avivés.
L'autre avantage d'un dimanche pluvieux est qu'il y a moins d’humains sur les chemins.
Tu es presque aussi misanthrope qu'à ton arrivée ici et tu vas bientôt repartir.
Mais tu as rendez-vous en fin de journée avec l'amie dont tu as dégusté les petites pêches, les pommes et les œufs de poules libres (l'œuf de canne est encore une surprise).
En attendant tu marches sur un sentier jamais emprunté alors – dans ce pays ce qui te manque c'est de l'inédit, ce que tu aimes c'est la permanence. Tu aperçois un rouge-gorge.
Ton amie te montre un martin-pêcheur, son envol bleu roi.
Elle sort du travail, elle te guide sur les pontons, t'invite sur le voilier d'un marin portant la barbe grise et l'anneau à l'oreille. Vous trinquez au cidre tandis que le soleil descend et que les haubans battent doucement au vent et au roulis.
Tu n'as plus l'habitude de parler mais tu t'en sors quand même, écouter tu sais toujours.
Quoique... Quel était le prénom du marin, déjà ?
Les gens t'émeuvent trop, soit que tu les haïsses, soit que tu les aimes, soit qu'ils se situent dans l'entre-deux.
En direction du soleil couchant le ciel reflète des nuances de jaune, mais à l'est une brume rouge cassis te laisse sans voix.

mercredi 7 décembre 2022

les diagonales grises

Samedi 18 septembre, jour 8

Tu aurais pu parler des sternes aussi, et des pétrels.
Ou de cette "allée des troènes", ça ressemble à quoi un troène ? Ah, ce n'est pas vraiment un arbre, eh bien non, en fait, ça ne m'intéresse pas trop.
Tu aurais pu parler de cette propriété en bord de mer, à la pelouse impeccable parcourue par une tondeuse mécatronique au moteur silencieux – la laideur et la stupidité de ce truc, nonobstant le silence.
Tu pourrais plaider à nouveau pour la préservation des lignes d'horizon – car quand tu ne pourras plus poser tes yeux sur un coin de ciel sans éolienne, alors il ne te restera plus qu'à pleurer.
Tu aurais pu parler des gens, infiniment, combien en écrasante majorité ils t'attristent.
Sur la falaise il y en a peu et ils font des efforts, c'est plus supportable. Il est possible d'échanger de petites marques de sympathie.
Tu préfères toujours dire bonsoir plutôt que bonjour, cela sonne mieux. Ou est-ce l'heure du coucher du soleil qui se rapproche ? Deviens-tu sympathique à l'approche du soleil couchant ? Non, tu voudrais que le monde soit plus silencieux, à l'exception du bruit des vagues, du cri des mouettes, des goélands, etc. (Tiens, tu n'as pas parlé des cormorans ?)
Tu remets un escargot dans le droit chemin – c'est-à-dire en bordure de celui que suivent les humains étourdis et les chiens attentifs.
Il y a peu de monde car la météo a prédit de la pluie. Tu vois les diagonales grises sur la mer. Tu vois les nuages de plus en plus gris étouffer le soleil jaune.
N'importe, les gris sont beaux aussi.
Mais tu regrettes un peu prématurément que tout cela – toi, échappé de ta vie urbaine, chaque soir en bord de mer – soit bientôt fini.

lundi 5 décembre 2022

Le chat bat de la queue dans le pot à crayons

Vendredi 17 septembre, jour 7

Le chat bat de la queue dans le pot à crayons tandis que j'écris. C'est mélodieux, comme un carillon éolien ou un chant de tourterelles. En a-t-il conscience ? Le tapotis de mes doigts sur les touches du clavier est-il mélodieux à ses oreilles ?
Son miaulement est étranglé, j'ignore si c'est d'avoir été castré. J'ai la voix cassée moi aussi, prière de ne pas inférer.
J'ignore s'il vient s'asseoir sur la photocopieuse par amour de moi ou pour me convaincre de lui donner à manger – Mais ta gamelle est encore au quart pleine ! J'ignore s'il vient se coucher sur l'unité centrale de l'ordinateur parce que cela chauffe agréablement son ventre. J'ignore s'il vient taper quelques lettres sur le clavier parce qu'il a envie d'adresser un message au monde – et je suis insuffisamment chat pour comprendre ce qui s'affiche alors sur mon écran. À moi il adresse un message, certes, et je le grattouille sur le dessus de la tête comme on répond à côté.
Je suis parfois un autre tu.
Sur une table en verre, entre deux pots de fleurs, un petit BONHEUR en caoutchouc rouge a été posé. Mon cœur se serre, je suis trop tendre.

Tu es trop tendre, la météo prévoit de la pluie pour cet après-midi alors tu te dépêches de sortir. Loin sur la mer tu vois approcher une barrière de nuages gris, il est temps encore. Il est temps pour recevoir le vent en pleine face et pour filer le long d'une anse puis d'une autre, à tes pieds un tapis d'aiguilles de pins. Certains arbres retiennent la falaise, à en croire l'étendue de leurs racines apparentes. Ils semblent avoir mille ans – mais tu te méfies de trop de confiance. Là où tu te souviens d'avoir couru, à quatre ans, sous les encouragements de ta maman, une amie de Paris te téléphone. Tu lui racontes le paysage, en une anachronique trouée d'éternité. Quand tu avais quatre ans, le père de cette amie encore adolescent menait des chèvres sur les pâturages d'Anatolie. Ou de Mésopotamie, pour ce que tu en sais, une fois ouvert l'anachronisme on se retrouve très vite des milliers d'années en arrière, en territoire indistinct.
Tu reviens avec la pluie. Il était temps.
Tu reviens au chat qui t'attend et que tu nourris en lui dispensant des paroles aimantes qu'il ne comprend pas et dont il se fiche complètement.
À l'heure du coucher du soleil, tu vas vérifier : c'est annulé.
La nuit tombe néanmoins.

jeudi 1 décembre 2022

Tu ne t'en lasses pas, t'en lasseras-tu ?

                                                                                                 Jeudi 16 septembre, jour 6

Tu voulais dire quelque chose de peu important, que tu avais gardé en réserve, qu'était-ce ? L'as-tu noté quelque part, dans ton carnet, au dos d'un ticket de caisse, sur un emballage de gâteaux secs ?
Ah oui, c'est le nom d'un oiseau : l'huîtrier-pie. Qui cohabite pacifiquement avec les mouettes et les goélands.

Tu parles peu d’animaux ici, pourtant tu en rencontres beaucoup. Il y a des papillons magnifiques dont tu ignores le nom. Hier tu as vu un écureuil sauter d'un arbre à l'autre. Aujourd'hui, un faisan.
Quelle sorte d'homme est-on pour tirer sur un faisan ? Toi, tu es de la sorte qui avait besoin de faire pipi discrètement – d'accord, cette phrase ne veut rien dire. Si ce n'est que tu n'as pas l'âme d'un chasseur. S'il fallait que de tes propres mains tu tues pour te nourrir, tu choisirais de bouffer des pissenlits.
Tu parles peu des plantes, des arbres, des fruits. Pourtant il y a encore des mûres à cueillir aux bords des chemins. Il y a, outre les pins maritimes, des châtaigniers, des chênes et d'autres espèces que tu n'identifies pas. Ton amie ne t'a pas donné d'instructions pour arroser ses cactées.

Tu retournes sur les grandes plages du troisième jour.
Oui, car tu vas te répéter maintenant, à rayonner en demi-cercle côtier pour rentrer chaque soir nourrir le chat. Tu n'es pas en itinérance.
Tu élargis toutefois le périmètre, aujourd'hui d'un bord d'estuaire à un phare. C'est toujours aussi vaste, de la plage concave vers l'océan, et en remontant la pente jusqu'aux cieux grand ouverts. Tu ne t'en lasses pas, t'en lasseras-tu ? Finiras-tu par n'en plus rien dire, ainsi qu'à Paris tu ne racontes plus les monuments ? À Paris, dénaturé, mais ici la surnaturation te menace-t-elle ? Et tu n'aurais plus rien à dire, tel un animal.

Pour l'heure tu marches vers le point temporel focal du coucher de soleil. Chaque jour déjà tend à se réduire à ces quelques minutes d'enchantement. Qu'en sera-t-il cette fois ?
Tu as encore le temps de ramasser des cailloux avec tes orteils, de jouer avec les vagues, d'être éclaboussé par surprise. Une jeune femme est en communion avec son chien, un superbe colley. Elle lui prend la tête entre ses mains, lui parle, glisse délicatement une balle dans le ressac, qu'il récupère pour la lui rendre. Tu les regardes et c'est l'humanité de la scène qui t'émeut. [Savez-vous ? Cette solitude offerte... Cette combinaison bien particulière de joie et de tristesse... Une mélancolie projective. De l'amour brut.]

Le ciel quand le soleil se couche te transporte un peu moins que la fois précédente, tu ignores si c'est par affaiblissement de la nouveauté ou le fait d'une moins heureuse disposition des nuages. Mais tout de même ! Toutes les couleurs y sont, et des nimbes mystiques, les anges pourraient descendre sur le fil d'un rayon vert. Tu ne crois pas qu'il y ait rien de plus vrai que ce rêve cosmique.