mercredi 28 novembre 2018

28 novembre

La tragédie intime de chacun, dont nul autre que soi ne prend la mesure, est d’avoir souvenir de jours plus lestes, aux traits moins marqués, et intuition d’une dégradation en cours. Binh-Dû ne voit pas le problème des inconnus qui l’entourent, hors l’instant peu reluisant. Mais eux savent qu’ils sont inscrits dans le temps, ils ont leurs propres images pour cela. Ils ont aussi, pour la plupart, celles de leurs parents, dans la rame qui précède. Ça les angoisse, ça et autre chose. Binh-Dû a la chance d’avoir atteint le dernier âge connu de son père, au-delà c’est l’aventure.
Dans son enfance, le circuit de train électrique n’avait pas besoin de faire des huit ou d’emprunter des voies de délestage pour être passionnant, un simple ovale un peu allongé suffisait. S’il restait toute une journée dans le tramway périphérique, la course du soleil en serait-elle troublée ? Autant partir tout droit vers l’océan, imaginer de suspendre l’irruption de la vieillesse, de prendre le bateau, de toucher les Amériques, de continuer éternellement... La dernière surprise sera de n’avoir plus envie, alors, sur le rivage, contempler l’horizon.

mardi 27 novembre 2018

27 novembre

Comme un devoir failli : le contrôleur de compteurs a frappé ce matin et Binh-Dû, échaudé par le souvenir confus de chiens, chats et voisins bondissant par la fenêtre dans sa garçonnière, a négligé de se lever pour ouvrir la porte. Il a préféré continuer à compter les pièces d’un jeu de mahjong dont le seul vice était l’infinité des solutions offertes.
Peut-être était-ce demain déjà, ou l’an passé, ou l’an prochain, tout dépend d’où l’on se situe sur la roue cosmique. Certains Parisiens empruntent tous les jours ouvrés à la même heure les transports en commun pour avancer dans le cercle, puis revenir en arrière, le soir venu. Ils s’immergent dans leur écran. Ils croient avoir gagné un peu de liberté.
Bien au chaud dans son landau, un bébé dort. Binh-Dû détaille le dessin de ses lèvres afin de réapprendre à sourire. La capote transparente qui isole l’enfant de l’affluence est constellée de gouttes de pluie, risque-t-il l’asphyxie ? À chaque arrêt du tram, Binh-Dû chaparde deux ou trois goulées d’oxygène. En sortant, la mère lui sourit, non sans séduction.

lundi 26 novembre 2018

26 novembre


Sa bonne amie et lui sont couchés dans des lits jumeaux plaqués l’un contre l’autre, elle dort, il pose la main comme par hasard sur son bras à elle, qui se rapproche, elle se rapproche à l’embrasser, elle l’embrasse. Elle le frappe, le repousse, « Ne refais jamais ça ! » Ou elle le frappe d’abord, « Ne refais jamais ça ! » avant de l’embrasser ? Ou c’est lui qui la frappe, juste un peu plus qu’une caresse, parce qu’elle lui a brisé une demi-douzaine de dents ? À moins qu’il ne craigne qu’elle le morde au terme de leur baiser ? L’absence est une violence.
Binh-Dû n’a pas le goût du sang. En plus ce n’était pas elle mais une autre, blonde ou brune c’est égal ? L’amoureuse qu’il aimait a disparu, à croire qu’elle ne l’aimait pas vraiment. Elle subsiste au-delà du cercle de pluie, espère-t-il, dans une liberté où il serait indésirable, et dans l’enclos de mots refermés. Il lui revient, à lui, de se taire. De ne plus exercer nulle puissance, seulement une secrète bienveillance. De ne pas même chercher à comprendre. De ne pas se défendre. De ne pas se permettre. Il lui revient de disparaître en miroir inversé.

dimanche 25 novembre 2018

25 novembre


Binh-Dû nettoie une quatrième éponge, étonné qu’il y en ait autant. Sans compter celle dont il se sert pour nettoyer les éponges.  Au moins n’a-t-il pas à leur faire de la place sur l’égouttoir, un coup de pression et hop, directement sur le plan de travail. À charge pour le propriétaire des lieux de repérer laquelle sert à quoi, la rouge déguenillée, les deux vertes dont l’une est bizarrement découpée, la bleue impeccable et celle trouvée dans l’évier parmi la vaisselle sale, mais était-ce la bonne, était-ce l’éponge à vaisselle ? Jusqu’où intervenir dans les habitudes des autres ?
Aurait-il dû laver le savon ? Il n’y a plus aucune feuille sur le cerisier. L’an passé elles étaient restées plus longtemps et le temps avait été plus froid. En avançant en âge Binh-Dû relâche ses principes hygiénistes, oiseaux en cage qui dressent le dresseur. Il ne se satisfait pas de rognures de thé en sachet mais il n’a pas besoin de thé, et surtout pas à heure fixe. Il n’a pas vraiment d’heure fixe. Il n’a pas besoin de ce qui lui manque. Et il pourrait se dispenser de faire une partie de mahjong solitaire qui lui ponctionne plus d’énergie qu’un battement d’ailes de canard sur le lac.

samedi 24 novembre 2018

24 novembre


Encore un jour anniversaire mais celui-ci passe trop vite pour exprimer de la façon la plus généreuse possible un ressentiment. Il y a suffisamment de choses à faire, ne serait-ce que glisser entre les gouttes. Pendant la nuit, Binh-Dû à rêvé très précisément de la consistance de la glace dans le compartiment dédié du réfrigérateur, comme si observer le dégivrage équivalait à surveiller la cuisson d’un plat. Il s’est réveillé dans la peau d’un Esquimau moderne, il lui restait encore une moitié de sommeil à effectuer mais il s’est rendu pieds nus dans la cuisine pour débrancher l’alimentation du frigo, eh oui, il est comme ça. Il rêve, ensuite il obtempère. Et puis il se recouche et se rendort, l’âme en paix. Heureux bonhomme. Dans le théâtre le noir est fait. Les coulisses sont un labyrinthe aux lourdes tentures, il faut croire que derrière l’une d’elle se trouve une poignée à abaisser, une porte derrière laquelle la lumière sera. C’est la magie fameuse, toujours revérifiée. De même les affres à moins d’une semaine de la première, que faut-il en révéler ? Cela ira, aussi vrai que la neige fond la bobinette cherra, et tout recommencera.

vendredi 23 novembre 2018

23 novembre

Et l’averse enserre dans l’allée. Un porche ouvert accueille deux pieds mouillés, une tête d’où perle le surplus de pluie (ce qui ne fertilisera pas sous la peau l’humus-cervelle). Binh-Dû éternue une goutte au bout de son nez. Il reste sur le seuil, derrière lui le passage s’ouvre sur une cage d’escalier et une cour fermée, l’odeur de bois humide et de salpêtre invite à l’aventure – mais il ne recherche pas l’aventure. Un ours pourrait sommeiller au fond de l’antre. À l’extérieur, un figuier aux feuilles tardivement caduques frémit d’un millier de souvenirs. Et cela n’en finit pas de tomber.
Des créatures bombées passent, on les distingue à la couleur de leur parapluie. Très peu de ceux-ci sont colorés. Les voitures n’en finissent pas de rouler dans l’avenue voisine, ni les autobus, et dans les immeubles aux alentours les perceuses de percer. On ne s’entend plus pleuvoir ! déplore Binh-Dû, les joues ruisselantes. Comment s’étonner que les oiseaux aient déserté ? Il se tient sur la demi-marche du seuil perché, il évalue l’épaisseur du rideau liquide, penche son visage pour évaluer la course des nuages. Impossible, sinon, à l’oreille de savoir sur quel pied danser.

jeudi 22 novembre 2018

22 novembre

La plupart de nos entreprises relèvent d’une pulsion de diversion. Pourquoi, sinon, faire tout ce que nous faisons ? Pourquoi ces maisons, ces voitures, ces passions, pourquoi ces avions ? Pourquoi ces grands magasins ? Pourquoi ces livres qui prennent une vie à écrire, qui se lisent à l’occasion d’une insomnie ou d’un désœuvrement ? Pourquoi les guerres – mais là, Binh-Dû est conscient de céder à la facilité – pourquoi la conquête amoureuse – il aborde à présent les rives de la mauvaise foi. Par les rues les gens s’agitent.
Dans son réduit la vendeuse se réjouit de la température extérieure, comme si crever réchauffés était un meilleur sort. « On croirait une journée de printemps ! » s’exclame-t-elle, et Binh-Dû qui vient du dehors acquiesce en souriant. Il empoche l’agenda de l’année prochaine, sans doute cela prédispose-t-il à concéder un peu d’optimisme. La plupart d’entre nous semblent prisonniers d’une destinée indolente, jeter la pierre est contre-nature. Pendant ce temps, ceux qui dansent ne se privent pas de renverser les pôles.