samedi 21 novembre 2020

Charlotte ne se satisfait pas de vivre à moitié

21 septembre

Charlotte ne se satisfait pas de vivre à moitié. Pas question de conditionnel ni de futur : elle ne se satisfait pas, au présent de l’indicatif. Elle vous regarde pour vous mettre au défi de ne pas la décevoir, ne comptez pas vous en sortir avec un sourire. Tous ses amis ont passé le test, sinon ce ne sont que des gens qu’elle reconnaît vaguement, qui croient la connaître, ou non, elle s’en fout. Au mieux des partenaires occasionnels – de fiesta, de baise, de défonce. Rien à en attendre, nulle espérance. Ceux-là s’imaginent qu’elle est comme eux, embarquée dans une infinie dérive, mais c’est ne pas voir qu’elle est dénuée de tout cynisme et qu’elle a de plus hautes ambitions. Le manque d’espérance c’est autre chose, cela se situe ailleurs, vous comprenez ? Vous comprenez l’intensité de son regard ? Oh, laissez tomber. Elle vous plante là, elle s’en va à grands pas. Elle donne un euro à la famille exilée sur le trottoir, elle s’achète une pomme et un coca, en achète un second pour le gamin anémié qui fixe l’ouverture et la fermeture des portes vitrées. Elle prend une photo d’un coin de ciel sur son portable – c’est la 284ème de la série. Deux-cent-quatre-vingt-quatre jours dans cette ville depuis que Tonio y est mort. Ce n’est pas de la résignation : c’est de la rage.

[Charlotte avait déjà fait des incursions par ici, du 14 au 21 mars dernier. Cliquer sur le bleuté pour l'y retrouver ce premier jour, puis les suivants.]

vendredi 20 novembre 2020

Le ciel est bleu sans discontinuer

20 septembre

Le ciel est bleu sans discontinuer, même la nuit sans doute pour ce que tu en sais – puisque quand le jour revient il révèle… un ciel bleu d’apparence immuable. Cela fait des jours et des nuits que cela dure, pire que de vivre sur une île. L’idée pourtant n’est pas de se plaindre de tout (et de son contraire) mais la plainte est une idée invasive sous le ciel. Il y aurait de quoi en rire car, quoi qu’il en soit, la nature qui a horreur du vide est bien faite. (La nature a horreur du ciel bleu, avez-vous déjà entendu le chant du courlis au printemps ? Vous êtes-vous déjà sentis dépossédés de votre automne ? Pouvez-vous envisager sérieusement l’anthropophagie ?) Ton angoisse du mot qui dévasterait un monde tout entier n’a d’égale qu’une peur insensée de la fusion amoureuse – voilà qui est détonant. À l’intérieur de soi déjà le mélange est instable, mais réparti aux deux extrémités d’une relation de couple il tend à initier un tournis centripète. Le ciel bleu est menace d’un déchirement, il est fou, le drogué ne sait plus s’il plane high ou down, s’il doit se coucher ou s’il ne faut surtout pas qu’il s’endorme. Heureusement il a faim.

jeudi 19 novembre 2020

Peut-on se défracasser ?

19 septembre

Peut-on se défracasser ? Plaider le concours de circonstances, et de fait celui-ci est extraordinaire. L’ordinaire c’est éviter les accidents quand on traverse la rue – penser que si cet automobiliste n’avait pas disposé la veille un tube de dentifrice tout neuf sur la tablette de sa salle de bains il aurait perdu trente secondes ce matin à farfouiller dans son armoire, et si cet écolier ne s’était pas arrêté pour caresser un chat il en aurait gagné quarante, et si toi-même tu étais passé par le container de recyclage du verre ; si tu n’avais pas envoyé par erreur un brouillon de courriel et si ta destinatrice avait connu une autre enfance, et si toi-même n’avait eu un père qui t’emmenait voir des matches de football… Alors vous n’auriez pas basculé d’un coup dans un maelström de folie, précipités contre des rochers aux arêtes coupantes. Comment s’en relève-t-on ? En loques sur la plage, recrachant des petits poissons entre deux déclarations de non-amour. Plus jamais cela entre elle et toi. L’intensité, tu iras la chercher ailleurs, dans une folie mieux compatible.

mercredi 18 novembre 2020

Le fracas est un art délicat

18 septembre

Le fracas est un art délicat – si on le pratique tel un art. Une cascade aux bords coupants, limpides, où se baigner confiant. Mais vient l’heure de la séparation, déjà elle et toi vous tenez à l’écart, sur un rocher glissant. Tu approches ta main de son visage pour en ôter les éclats, tu approches ta bouche pour saisir le tranchant entre tes dents. Elle a un mouvement de recul qui pourrait s’interpréter de diverses façons, dans le champ d’à côté les chevaux broutent consciencieusement sans vous prêter la moindre attention.

Les morceaux de verre, tu les rejettes à la rivière. Elle te gratifie d’un dernier sourire, elle s’en va, tu t’envoles. Certains mots que tu as prononcés pesaient trop lourd, tu le regrettes mais tu te réjouis aussi de voler si haut. Tu peux libérer une main, retirer maintenant les éclats fichés dans ton propre visage, ton bras, ton autre main. Ni peine ni douleur, les plaies se referment instantanément. Tu laisses tomber dans la nature. Avant les montagnes tu redescendras, ainsi qu’on ne cesse de renaître.

mardi 17 novembre 2020

Tu hurles dans ta cour

17 septembre

« Moins fort la radio ! » crie Binh-Dû dans sa cour intérieure en direction du chantier de construction mitoyen, les mains en porte-voix. Et il ajoute « Merci ! » d’avance, qu’on ne vienne pas le tabasser à coups de barre à mines – on ne sait jamais, il y a des limites à l’héroïsme. Parfois la radio est moins forte que les marteaux-piqueurs, lesquels sont assourdissants. Parfois la radio est encore plus pénible que la radio ou que les marteaux-piqueurs parce qu’elle déverse des flots de publicité insane. Tu hurles dans ta cour mais c’est peut-être un autre message que tu voudrais envoyer vers le ciel et celle qui ne veut plus t’écouter, « Plus fort l’amour ! » Un peu plus de courage et d’ambition, assez de ces murs d’inconscience qui lui font refuser les moments de bonheur comme s’ils étaient de la culpabilité en barre. Dans la supérette du quartier il n’y a que de la nourriture écœurante, Binh-Dû erre entre les rayons, il ne voit plus rien. Il plaque les mains sur ses oreilles tant il sent monter sa peine. « Je m’en vais car la publicité à la radio c’est insupportable », informe-t-il le gérant et sa caissière. Comme ils le regardent interloqués (sans doute déjà zombifiés par une surdose de ce qu’ils infligent à leurs clients), Binh-Dû répète « Insupportable ! », et il sort du magasin d’un pas vivement héroïque. Tout en se demandant si ce type de saillies ne marque pas son entrée dans une vieillesse grincheuse et pathétique. Tu protestes contre un désagrément mais c’est peut-être une plus grande plainte que tu voudrais émettre, « C’est insupportable qu’elle ne veuille pas de mon amour ! » Et pourtant il faut t’y résoudre, le désamour est un rêve à vivre en état non moins éveillé que l’amour.

lundi 16 novembre 2020

Ton retour est héroïque, comme il se doit

16 septembre

Binh-Dû revient et il est héroïque, comme il se doit. Dommage que personne ne le remarque vraiment. Pourtant il a dit « Aïe » en fronçant les sourcils quand il a entrepris de soulever une batterie automobile à peine moins lourde que sa voiture en panne et qu’une veine a claqué dans son index. Cela commençait mal, comme pour tout début de bravoure. Ensuite il a tenté de feinter les vigiles du centre commercial pour prendre la poudre d’escampette avec un chariot, malgré le pictogramme collé sur les portes coulissantes. Prêt à feindre l’innocence s’il était arrêté (dans le parc voisin, une petite fille regardant un panneau d’information comprenait que c’était interdit aux vélos, aux chiens, aux ballons et aux… fleurs ?). Mais pour ne pas brûler ses vaisseaux (et ce doigt qui continuait à lancer !), il a remisé son chariot et tenté le coup avec un déambulateur porte-paniers en plastoc. Il est sorti par les escaliers où personne n’imaginait qu’il aurait l’audace de se risquer. Bravo ! Ensuite il a marché pendant des kilomètres sous le soleil brûlant, dépassé une valise à roulettes, gravi une montée à fort pourcentage, contourné des pavés et des nids de poule. Une fois à destination, il s’est avisé que sa pince multiprises ne serait pas l’outil adéquat dont il avait besoin. Ne reculant devant aucune témérité, il a débauché un garagiste occupé non loin qui l’a tiré d’affaire. Et c’est ainsi qu’il a pu repartir glorieusement, et noblement rapporter dans son coffre le porte-paniers au parking du centre commercial.

Tu aimerais bien raconter ton exploit à ton amie de cœur, mais c’est un effet de votre rupture que les non-partages désormais vont s’accumuler. D’un coup, tu ne te sens plus le moins du monde héroïque.