Mais tu te souviens surtout de n’avoir rien dit. Ta voix
était blanche, ton cœur était noir. Tu balbutiais une paralysie imaginaire mais
si réaliste qu’elle en devenait effective. Comme s’il y avait un écran entre
toi et celle que tu aimais (non, tu ne croyais
pas l’aimer, tu ne le pensais pas,
ne l’imaginais pas, l’absence absolue
de réciprocité ne relativise en rien cette assertion : tu l’aimais). Elle
regardait ailleurs. Il y avait sans doute aussi un écran entre elle et le reste
du monde, que tu ne t’expliquais pas bien, pourquoi la laissait-on si
solitaire ? Étais-tu seul à reconnaître sa beauté, chaque instant de sa
présence au monde ? Et d’où lui venait son calme alors même qu’elle se
tenait légèrement à distance, sans hostilité ni impatience ? On te sortait
parfois de ta rêverie, tu prenais garde à ne pas la trahir. / Une femme
souriante t’offrait un fruit étrange, dont se mangeait la grappe et la treille.
Un garçon t’invitait à visiter dans la fourche d’un chêne sa cabane assemblée sans
le recours au moindre clou. Un enseignant te désignait pour effacer le tableau.
/ Et puis c’était le cours suivant, elle t’avait devancé, la chaise à côté de
la sienne était vide, tu restais debout deux secondes de plus qu’on ne s’y
serait attendu, comme si tu étais très lent ou un peu stupide, mais puisqu’elle
ne remarquait rien de ton attente, qu’elle ne relevait pas la tête pour croiser
ton regard, alors tu allais t’asseoir un rang derrière, en diagonale. De là, tu
pouvais regarder son profil penché quand elle écrivait. Et jusqu’à ta mort, de
cela tu hurleras des sons informes, tel un damné.