mardi 10 décembre 2019

10 mars


Mais tu te souviens surtout de n’avoir rien dit. Ta voix était blanche, ton cœur était noir. Tu balbutiais une paralysie imaginaire mais si réaliste qu’elle en devenait effective. Comme s’il y avait un écran entre toi et celle que tu aimais (non, tu ne croyais pas l’aimer, tu ne le pensais pas, ne l’imaginais pas, l’absence absolue de réciprocité ne relativise en rien cette assertion : tu l’aimais). Elle regardait ailleurs. Il y avait sans doute aussi un écran entre elle et le reste du monde, que tu ne t’expliquais pas bien, pourquoi la laissait-on si solitaire ? Étais-tu seul à reconnaître sa beauté, chaque instant de sa présence au monde ? Et d’où lui venait son calme alors même qu’elle se tenait légèrement à distance, sans hostilité ni impatience ? On te sortait parfois de ta rêverie, tu prenais garde à ne pas la trahir. / Une femme souriante t’offrait un fruit étrange, dont se mangeait la grappe et la treille. Un garçon t’invitait à visiter dans la fourche d’un chêne sa cabane assemblée sans le recours au moindre clou. Un enseignant te désignait pour effacer le tableau. / Et puis c’était le cours suivant, elle t’avait devancé, la chaise à côté de la sienne était vide, tu restais debout deux secondes de plus qu’on ne s’y serait attendu, comme si tu étais très lent ou un peu stupide, mais puisqu’elle ne remarquait rien de ton attente, qu’elle ne relevait pas la tête pour croiser ton regard, alors tu allais t’asseoir un rang derrière, en diagonale. De là, tu pouvais regarder son profil penché quand elle écrivait. Et jusqu’à ta mort, de cela tu hurleras des sons informes, tel un damné.