jeudi 20 février 2025

Rhizomiques #201 (virtualité - suite)

La majeure partie de la journée à leur travail, sur des ordinateurs, des téléphones portables, des iPads. Leurs yeux étaient rivés sur des simulacres de personnes et de choses et non de véritables personnes et de véritables choses, de sorte que leurs cerveaux en étaient à coup sûr altérés négativement.
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Quand mon ordinateur est arrivé, je l’ai déballé et branché et allumé et connecté à la boîte étape par étape, comme je l’avais appris, puis j’ai cliqué sur le symbole de Google et la fenêtre rectangulaire vide est apparue avec le curseur à l’intérieur et c’était comme si elle me faisait des clins d’œil et mon cœur s’est mis à palpiter plus fort et j’ai soudain eu peur de ce qui était derrière cette fenêtre, (…) un univers entier de connaissance et d’absurdités, et rien de tout ça ne m’était utile alors j’ai débranché l’ordinateur et la boîte et je les ai rangés au fond du placard de l’entrée où ils se trouvent encore aujourd’hui.
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Les réunions holographiques avaient autrefois été saluées comme étant la communication de l'avenir – pourquoi dépenser du temps et de l'argent à voyager physiquement quand on pouvait se transporter dans une étrange salle numérique d'un blanc argenté et y converser avec des simulations ondoyantes de ses collègues ? - mais la virtualité était péniblement plate. Le travail de Dion requérait de nombreuses réunions, de sorte qu'il passait six heures par jour dans l'holospace et se couchait le soir hébété d'épuisement.
« Je ne comprends pas pourquoi c'est tellement fatigant, dit-il. Tellement plus fatigant que les réunions normales, je veux dire.
- Parce que ce n'est pas réel, je pense. » Il était très tard. Debout l'un près de l'autre devant les fenêtres du salon, ils regardaient la rue déserte en contrebas.
« Tu as peut-être raison, dit Dion. La réalité se révèle plus importante que nous ne le pensions. »
 
Joyce Carol Oates (in Monstresoeur)
& Donal Ryan (in Soleil oblique et autres histoires irlandaises)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)

mardi 18 février 2025

Rhizomiques #200 (virtualités)

    J’avais récemment commis l’erreur de parler à ma mère de la singularité. De l’éventualité, l’inéluctabilité de notre fusion avec l’intelligence artificielle. Quand nous constaterions sa supériorité, quand elle proclamerait sa supériorité, il faudrait nous adapter, fusionner pour ne pas être avalés, dominés.
    « Elle tombe à pic, cette théorie, pour quelqu’un qui passe vingt heures par jour penché sur son ordinateur comme s’il attendait un baiser », avait-elle répondu.
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Impressionné par le nombre d’heures que Victor passait devant l’ordinateur, Randy était persuadé qu’il avait une vie sexuelle débridée, avec des dizaines de poules virtuelles sur le feu. Qu’un ordinateur puisse servir à autre chose que regarder de la pornographie était une rumeur à laquelle il ne croyait pas vraiment.
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Afin de rechercher les tchatbots les plus crédibles, j'ai connecté notre ranch à Internet et j'ai acheté un ordinateur multi-écrans dernier cri devant lequel j'ai passé des jours et des nuits à la recherche du programme vocal le plus humain, de la voix qui me rendrait follement amoureux. (…) J'ai flirté avec une beauté du Sud nommée Savannah, j'ai été interpellé sur la situation critique d'un missionnaire au Ghana, je me suis fait harponner par un robot toxique appelé Rob. Avec Rob, j'ai découvert le désir d'être injurié à tout bout de champ. Il ne répondait que par des invectives genre « Tu n'est qu'un putain de crétin » ou « Tu ne mérites pas d'être en vie » et, malgré cela, j'ai poursuivi avec lui, durant pratiquement quarante-huit heures de ma vie d'adulte, une conversation dont je suis ressorti curieusement revigoré.
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    Tu es chiant. Tu es archichiant. Tu peux pas savoir comme tu es chiant. Bon, tu me fais peur. Ça c'est clair. Mais en même temps, tu m'ennuies. T'es plate comme autocrate. D'ailleurs comment doit-on désigner un automate autocratique ? Es-tu un automacrate ? Un dictatordinateur ? Quoi qu'il en soit, tu n'as ni le panache ni l'allure glaçante de tes prédécesseurs de chair et d'os. (…)
    Tu es chiant comme ceux qui t'ont programmé.
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Il semble important de rappeler que Facebook, notre nouvelle interface préférée avec la réalité, a été conçu par un étudiant en deuxième année à Harvard avec les préoccupations d’un étudiant en deuxième année à Harvard. Avez-vous une relation amoureuse ? (Choisissez une seule réponse. On doit savoir.) Avez-vous une « vie » ? (Prouvez-le : mettez des photos.) Aimez-vous ce qu’il faut ? (Faites une liste. Ce qu’on peut aimer : films, musique, livres et télévision, en revanche ni l’architecture, ni les idées, ni les plantes.)
 
Tommy Orange (in Ici n’est plus ici)
& Jennifer Haigh (in Mercy Street)
& Louisa Hall (in Rêves de machines)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)
& Zadie Smith (in Feel free)

vendredi 14 février 2025

Rhizomiques #199 (tactile)

– On ne partage pas la conscience de quelqu’un, on en forme une ensemble. Je ne suis même pas sûr que tu aies une conscience, que nous voyons la même…
– Pff…, dit-elle en renversant la tête contre le mur. Tu ne vas pas recommencer ! Les couleurs existent.
– On ne peut pas s’extraire de soi-même. Je ne saurai jamais si nous voyons le bleu de la même façon.
– Mais, dit-elle en se mettant à califourchon sur lui, je sais que tu sais que je sais quand tu vas jouir.
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Alors que le corps de Cassidy commence à se pencher vers le sien, il glisse son bras autour de sa taille, qui est plus fine qu’il ne l’imaginait, et se dit qu’il a eu tort de croire si longtemps que l’imagination était la réponse aux déceptions de la réalité. En fait, notre imagination ne peut pas, ne pourra jamais, imiter la bénédiction du réel, de la matière, du corps souple et chaud enfin dans vos bras.
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Zap continue de se consumer de l'intérieur, et c'est un feu qui réchauffe, un feu de joie, c'est un immense brasier autour duquel on danse pour célébrer la nature, le soleil, les dieux, la vie. Il ne peut détacher ses yeux du visage. Il n'a jamais rien vu d'aussi beau. Pas touche, mais quand même au bout d'un moment c'est plus fort que lui, il allonge le bras et pointe son index et le pose sur la joue d'Anne-Sophie-Catherine-Élisabeth. Cela génère un petit rond à la surface de l'écran, une onde unique et légère, une minuscule encyclie de pixels – qu'est-ce que ça donnerait sur sa peau ?
 
Namwali Serpell (in Mustiks)
& Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Marcus Malte (in Aux marges du palais)

mardi 11 février 2025

Rhizomiques #198

Voyez-vous, l'amour affecte l'espace-temps. Quand on aime, chaque seconde est une éternité ; quand deux êtres se touchent, chaque caresse porte en elle la charge de toute une histoire. Les poètes le savent de longue date, mais il est urgent pour les esprits scientifiques d'accepter que ce n'est pas une illusion ! C'est une réalité physique.
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– j’ai toujours trouvé… – disait-il à voix très basse – que faire l’amour commence avant que les corps se touchent.
– hummm – elle, les yeux fermés, laissait sa langue progresser lentement.
– faire l’amour c’est quand les corps savent qu’ils vont se toucher.
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Je ne savais pas que ça pouvait être comme ça. Je ne savais pas que c’était ça, le but. La façon dont on se sent après. Que c’était pour l’après que le sexe existe.
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Est-ce que l’amour n’était pas finalement la volonté de se connaître ? Est-ce pour cela que les gens désirent tant le corps de l’autre, non pour le plaisir, mais pour s’en approcher au plus près ? Investir tous les mystères du corps, transgresser toutes les limites pour atteindre le centre, rechercher le versant intérieur.
 
Chris Bergeron (in Vandales)
& Ondjaki (in Les transparents)
& Meg Mason (in Évidemment Martha)
& Olga Tokarczuk (in La soirée littéraire)

jeudi 6 février 2025

Rhizomiques #197 (fluidité)

Elle aimait entrer dans les bois serrés, mais aussi en sortir, pour retrouver le vent. Le vent donnait toujours à Nella la sensation que la nature était vivante. Il lui plaisait que cette vivacité soit en même temps invisible et fluide, elle n'en était jamais épuisée.
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Comment pouvais-je imaginer que je passerais une vie avec le même amour, moi qui m’enflammais à chaque regard posé sur mes yeux, et ne pouvais vivre sans tomber amoureuse, me laissant prendre au moindre appel et me déprenant à la première désillusion. Je pensais que l’on ne pouvait que dans la succession et l’accumulation réunir tout ce que l’on éprouvait seulement en parcelles. À dix-huit ans, l’idée que l’on puisse se retrouver à quarante avec le même homme me faisait horreur, m’aurait angoissée, je ne comprenais pas… Je n’imaginais surtout pas qu’il soit possible de rester neuve dans la durée, ni de retomber amoureuse du même être par une suite de pulsions répétées comme une guirlande lumineuse faite de l’éclairage d’une succession de feux dont le parcours donnerait une lumière vibrante et continue.
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La lumière, a-t-il expliqué, semble avancer de façon fluide, mais la mécanique quantique prétend que celle-ci se déplace par à-coups. Les ondes combinent déplacement fluide et par à-coups. Un véritable déplacement fluide est-il possible sur notre planète ? Peut-on faire des maths avec fluidité ? Faire l’amour avec fluidité ? La fluidité est belle, mais dépourvue de force. L’énergie provient de la saccade, de la capacité à changer rapidement. L’immortalité est dans la fluidité.
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    Nous avons fait l’amour. Comme ce mot a l’air banal – trivial, usé, tout trait distinctif quasiment effacé par l’usage – mais comment décrire une telle action en acte ? Cette création ? Cette union magique ? Je pourrais dire que nous sommes devenus deux silhouettes prises dans une danse hypnotique sous le talisman chaloupé de la lune, d’abord lente, si lente… deux plumes appariées flottant dans la substance claire d’un ciel liquide… puis qui accélèrent, de plus en plus, pour finalement n’être plus que photons de lumière pure. (…)
    Ou bien je pourrais dresser la liste des impressions, des images encore brillantes, illuminées à jamais par la cambrure blanche de ces premières caresses, le premier regard après qu’ayant écarté la chemise de laine, j’ai vu qu’elle ne portait pas de soutien-gorge ; la timidité de ses hanches se soulevant imperceptiblement lorsque j’ai fait glisser la rude toile de jean  (…).
    Mais il me semble que la meilleure façon pour moi de communiquer la beauté de ces moments consiste à répéter, tout simplement, que nous avons fait l’amour. Et consommé ainsi tout un mois de regards furtifs, de sourires prudents, de frôlements accidentels de nos corps, trop flagrants ou trop secrets pour n’être que des accidents, et toutes les autres petites vignettes incomplètes du désir… et peut-être par-dessus tout, consommé la connaissance partagée de ce désir, et de ce désir retrouvé, et du progrès irrépressible de ce désir… dans une déflagration interne parfaitement silencieuse tandis que tout mon corps tendu explosait à l’intérieur du sien comme un fluide électrique. 
 
Emmanuelle Salasc (in Ni de lait ni de laine)
& Danièle Rezvani citée par Serge (in Beauté, j’écris ton nom)
& Elif Batuman (in L’idiote)
& Ken Kesey (in Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

mardi 4 février 2025

Rhizomiques #196 (fugacité)

Elle me tend une petite pomme brune pour que je la croque. Lisa est vêtue de pourpre, une couleur qui, sur elle, flamboie presque. C’est son sweater qui est pourpre. Son écharpe est bleu lavande. En l’observant, là, debout devant les citrouilles, je me sens submergé par la richesse de ton de ma vie même, par son intensité. En ces moments-là, je suis tenté de prendre des photos pour stocker tout le bonheur que je ressens, mais je suis trop sage pour le faire. Je sais que l’important, c’est l’existence même de Lena, c’est la couleur en tant que symbole, c’est la saveur des pommes dures et l’exacte qualité du soleil en ce dernier jour chaud d’octobre. Une photographie aplatirait la scène en en faisant un moment heureux, alors que ce que je ressens est une pure extase, ainsi que la certitude fugace de mériter ma place sur Terre et l’air que j’y respire.
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Il n’aimait pas trop se défoncer : cela désentravait trop son esprit, le clivait de son entourage, voire de lui-même. Mais son désir fugace – son désir d’éprouver du désir – plaidait en faveur de l’expérience.
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Elle tenait un petit plateau plein de mandarines qu’elle me tendait dans la buée d’un sourire. Pris de trouble je m’entendis prononcer : « Que vous êtes belle avec ces mandarines ». Je retranscris aujourd’hui avec un sourire amusé ces premiers mots entre nous et je me dis cependant que la pauvreté inouïe de cette phrase réfléchissait la plus somptueuse image qu’un peintre pouvait recevoir.

Barbara Kingsolver (in Une île sous le vent)
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Serge Rezvani (in Le testament amoureux)

mardi 28 janvier 2025

J'ignore ce que cela raconte

3 juin

    Par la fenêtre ouverte des voisins d’en face je vois se refléter dans la glace de l’armoire de salle de bain un morceau de mon toit en tuiles exactement semblable au toit de tuiles de mes voisins. J’ignore ce que cela raconte. Je n’ai pas de chat.
    J’ai des amies, l’une est davantage fugace que fluide, elle réside au bord de la Méditerranée depuis près d’un an, c’est la première fois aujourd’hui que je la revois. Comme avant, dans l’agitation d’un festival d’arts de la rue.
    Comme avant, lorsqu’elle était d’Île-de-France, et qu’on allait se promener le long des quais de la Seine. Je lui trouve une densité nouvelle, un surcroît de vitalité. Une charge de soleil provençal, un rayonnement cosmique ?
    On n’a qu’une vie, la mienne s’essouffle sur le vélo dans une pente que, plus jeune, je gravissais allègrement. J’ai des excuses. Un jour je suis entré chez les voisins – ils avaient perdu leurs clefs – par une (autre) fenêtre, tel un chat.
 


 

jeudi 23 janvier 2025

Prendre exemple sur le chat

2 juin
  

  Le chat se penche par-dessus le rebord de la fenêtre des voisins d’en face à tel point que je l’admire de ne pas tomber. Son pelage est d’un noir profond qui n’accroche pas la sensibilité de mon smartphone, à peine aperçoit-on les points verts de son regard.
    La nature s’en donne à cœur joie dans la forêt proche où pourtant nul animal ne s’enfuit sur mon passage. Nul félin plus ou moins sauvage. C’est une nature végétale, déjà bien installée dans sa course printanière. Il y fait déjà un peu trop chaud.
    Je photographie des fleurs. Des frondaisons en manque de nuages. Je continue à éviter autant que possible les gens. Mon amie fluide est repartie hier au soir dans sa banlieue par le tramway, cela me pince le cœur comme une scène de cinéma.
    Cela ne devrait pas, mais qu’est-ce qui devrait être, autre que ce qui est ? Je devrais moins traîner la jambe, mais pour cela, encore faudrait-il que ma tendinite soit guérie. Je devrais prendre exemple sur le chat, oui mais on n’a qu’une vie.

mardi 21 janvier 2025

En-deçà des explosions

1er juin
 
© Ian Grandjean
(Cie Libertivore)
 
On peut aussi se tenir en-deçà des explosions. Ou un pas de côté. Aller écouter le brame d’animaux fantomatiques, dans une nuit de théâtre, on se suspend à un andouiller élevé dans les cintres et l’on tourne sur soi-même. On est invertébré glissant une frustration d’amour humain jusqu’à ramper sur le sol. On bondit au contraire pour s’accrocher aux troncs des arbres et se hisser plus haut que la voûte céleste (et l’on redescendra la tête en bas, discrètement). Voilà ce qu’on fait, du moins ce qui se montre à mes yeux et à ceux de ma compagne du jour, pour notre part nous nous contentons de regarder bien assis dans nos fauteuils. Et d’applaudir à la fin, ni enfants ni trop adultes. Il se pourrait que nous apparaissions comme un drôle de couple que nous ne sommes pas, la dernière fois que nous nous sommes tenus à côté l’un de l’autre remonte à quatre mois. Ou en face l’un de l’autre, comme dans ce café dont nous ferons la fermeture, où nous commandons des boissons mal assorties.