lundi 13 octobre 2025

Rhizomiques #220 (splendeur)

 
Elle s'était assise au sommet peu avant le coucher du soleil et avait contemplé un rayon de lumière divine balayer la vallée, lentement, si lentement, effleurant chaque créature et chaque élément, l'une après l'autre, caressant les rochers, les fleurs sauvages, les mulots et les orignaux d'une touche dorée mélancolique. Delaney avait fait l'ascension en solo, pas une âme à des kilomètres, elle était sûre que personne d'autre n'avait été témoin de ce spectacle. Il avait existé, cet instant d'une splendeur à vous couper le souffle, et elle seule en gardait une trace dans sa mémoire.
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    - C’est la vue que je préfère, elle dira en suçant un glaçon : les Drus. Ne le dis à personne.
    Qu’est-ce que ça pourrait faire à la fin qu’il le dise ?
    Il ne comprend pas que Moinette leur construit une cabane. Un nid rien qu’à eux où elle accumule des trésors, des mots, des sensations, des images, c’est pourquoi ce matin-là elle confisque les Drus au monde et les offre d’un bloc à Vincent, à Vincent et à elle, elle a dix ans, ils sont seuls en haut de la côte et le paysage n’a été modelé que pour leurs yeux.
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    Ils campèrent sur les dunes, dans une brèche du smilax épineux. Le ciel se dégagea pour distiller des étoiles. Chaque souffle sentait la silice et l'iode. Leur feu de camp sur la plage était à peine visible, et sa spirale de fumée s'élevait vers une nuit plus vaste que les mots. La lune du chasseur attirait l'eau consentante qui allait se fracasser au bord du continent, et la pulsation de ce piston liquide valait toutes les chansons.
    La vie offrait tellement, la vie offrait trop, bien plus que ce qu'on pourrait jamais honorer, plus que tout être vivant n'en pouvait soupçonner ou mériter. Evie en aimait tout, même les humains, car sans le miracle de la conscience humaine l'amour pour un tel monde ne serait qu'une impulsion sans nom parmi des milliards d'autres.

Dave Eggers (in Le Tout)
& Valentine Goby (in L’île haute)
& Richard Powers (in Playground)

lundi 6 octobre 2025

Rhizomiques #219 (périmètre cadré)

    Elle me demande si je veux voir des images de voyage. Je regrette d’être impoli, mais je dis non. (…)
    Devant une image, je sens le manque de ce qui est resté hors du périmètre cadré. L’image dresse des bords comme une frontière et moi j’ai envie de les dépasser.
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    Delaney descendit les premières marches qu'elle trouva sur son chemin pour rejoindre le sable. Le vent s'était levé et elle avait besoin de marcher contre lui, de sentir sa puissance lui résister. Elle marcherait pieds nus dans les vagues peu profondes.
    « Bonjour », dit une voix. Une silhouette vêtue d'une veste foncée se tenait à côté de l'escalier en béton. Un genre de surveillant de plage.
    « Je dois voir votre téléphone ou votre ovale », dit-il.
    Quand elle demanda pourquoi, un faisceau blanc éclaira son visage. L'homme avait levé son téléphone pour la filmer et l'agressait de sa lumière.
    « Nouvel arrêté municipal, dit l'homme. Il y a eu des noyades et une série de vols sur cette plage. Pour y accéder, vous devez vous inscrire avec votre téléphone ou votre ovale. Ça vous protège, vous et les autres. »
    Il prononça ces mots d'une voix monocorde, rodée, sans s'arrêter de filmer. Delaney n'avait pas d'appareil de localisation sur elle, elle ne serait donc pas autorisée à se rendre sur la plage. Pendant qu'il filmait, elle gardait le menton baissé et le visage en mouvement, espérant déjouer ainsi la reconnaissance faciale. Cette rencontre, elle le savait, serait certainement signalée par l'IA.
    Elle fit rapidement volte-face et s'empressa de rejoindre le trottoir.
    « Merci pour votre respect des règles ! » récita l'homme en direction de Delaney, qui lui tournait le dos.
(…)
    Dans sa chambre, elle reçut une notification sur son téléphone. C'était une enquête de ToutDehors, qu'elle supposa être la version privatisée du Département des Parcs et Loisirs. Merci d'évaluer votre récente interaction avec nous ! Il y avait cinq options, qui commençaient par un joyeux visage jaune et allaient decrescendo jusqu'à un visage rouge avec les yeux fermés de rage. Elle envoya un visage heureux. Elle n'avait pas le choix.
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Ne vous étonnez pas de les voir courir le monde sans le regarder. Leur kodak est leur mémoire. Une fois de retour, dans leur fauteuil, l’album sur les genoux, ils se détendront, ils se mettront à aimer le monde, ils commenceront à voyager.

Erri De Luca (in La nature exposée)
& Dave Eggers (in Le Tout)
& François Reichenbach (in L’Amérique insolite – 1960)

jeudi 2 octobre 2025

Vivaces #48

Là où le sol s'est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s'éteignent, les esprits s'appauvrissent, la routine et la servilité s'emparent des âmes.
--- Elisée Reclus
 
La magie allait disparaître du monde pour être remplacée par la banalité. 
--- Salman Rushdie (in La cité de la victoire)
 
L’univers autrefois était un simple point, chargé du poids de toutes ces choses qui allaient advenir.
(…)
Et à un point l’univers reviendra, chargé du poids de toutes ces choses qui sont advenues.
--- Donal Ryan (in Soleil oblique et autres histoires irlandaises)

mardi 30 septembre 2025

Rhizomiques #218 (le néant et le goudron)

    Un jour, alors que nous traversions la steppe de Mohylew où fumaient encore à l'horizon les villages incendiés que la forêt envahirait vite, le roi me demanda ce qu'était la nature. En accord avec mes convictions, je lui répondis qu'elle était tout ce qui nous entourait, à l'exception de ce qui était humain ; autrement dit, nous et nos créations. Le roi cligna des yeux comme s'il se livrait à une expérience visuelle, et j'ignore ce qu'il vit, mais il déclara :
    Un vaste néant, donc.
    Je pense que c'est ce que voient les pupilles des êtres élevés à la cour, habitués qu'ils sont à regarder les entrelacs des tissus vénitiens, les circonvolutions des tapis turcs ou les motifs complexes des carrelages et des mosaïques. Quand leur regard est confronté à la complexité de la nature, ils n'y perçoivent que le chaos d'un vaste néant.
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    Dès qu'il en avait eu les moyens, il avait fait recouvrir le sol autour de la maison d'un manteau granuleux aussi redoutable que du papier de verre, impraticable pour les serpents – nous pouvions y marcher pieds nus, mais le moindre trébuchement nous arrachait la peau.
    Modifier son environnement était l'une des passions de Jacques. Il avait fait goudronner à ses frais le chemin qui reliait les maisons du quartier à la route principale. (…) Je pense que s'il était allé vivre sur la Lune ou sur Mars, il aurait trouvé le moyen de s'y faire construire une piscine – avec une voûte transparente pour profiter de la vue.
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    Le Verbe fait chair, cette naïve histoire des commencements raconte surtout comment l'homme a faufilé son corps vulnérable et inadapté dans les neiges épaisses et les forêts d'épines. Il s'est emmitouflé dans sa parole. Il a parlé, parlé, parlé, il ne s'est jamais tu.
    Il a su manier la phrase-épieu, la phrase-lasso.
    Du mot silex, il a fait jaillir le mot feu.
    Sa chair trop tendre, sa chair transie s'est faite verbe, c'est-à-dire plus exactement sujet. Il est devenu le personnage principal du récit qu'il écrivait. (…)
    Voici l'homme, soudain, avec ses mots, avec ses idées, avec ses inventions, tout ce baratin performatif : il assèche ou inonde, lève des terres ou les tasse, il sème ou il déboise. Rien en l'état ne lui convient jamais. Le monde ne s'ajuste pas à son rêve, mais la notice de son taille-haie est traduite dans toutes les langues. Il va pouvoir le transformer à sa convenance.

Olga Tokarczuk (in Histoires bizarroïdes)
& Florence Seyvos (in Un perdant magnifique)
& Éric Chevillard (in L'Arche Titanic)

jeudi 25 septembre 2025

Ce qui se dérobe

jeudi 7 septembre
(10/10)

 
 
    Toujours, dans la solitude de la marche, préférer le silence. Se ressourcer à l’effort. Et ainsi atteindre la beauté. Où finir. C’est un dernier jour. Le bout du bout de la vallée, une randonnée pour initiés. Un paradis, découvert une quinzaine d’années plus tôt. Cela n’aura plus de sens que je poursuive mes vacances après ce jour, je reprendrai la route vers ma chambre, mes écrans, la ville. Mais encore une fois, dans ce lieu magique se rendre, se dissoudre, s’exténuer de joie brute. Commencer par grimper le long de la cascade ; découvrir les cirques verdoyants puis lunaires en enfilade ; poursuivre jusqu’au premier col au-delà duquel s’ouvre une immense vallée ; descendre vers le lac, remonter jusqu’au second col ; y retrouver les bouquetins dans le jour finissant ; plonger enfin dans la lente et sinueuse descente qui ramène au bas de la cascade. 
    Ce serait une conclusion idéale. Et l’on y croit, la plus grande partie de la journée. Cela encore subsiste. Sauf que… Sitôt franchi le second col, à la place des bouquetins stationnent deux bulldozers. Le refuge se modernise pour accueillir les touristes du moindre effort qui descendront d’un tout nouveau téléphérique. La montagne a été dynamitée pour adapter ses pentes aux "loisirs naturels". Il y aura bientôt des panneaux avec des dessins de marmottes, de bouquetins et de gypaètes barbus – pour expliquer que la région investit dans la protection de l'environnement ; des poubelles portant des pictogrammes rigolos ; des QR codes à flasher. Non, ce n’est pas moi, c’est le monde qui se dérobe. Qui nous est dérobé. Je suis l’un des derniers Indiens, que l’on refoule. Je redescends. Dans mon téléphone, un message de la préfecture m’enjoint de justifier de mon identité.


mardi 23 septembre 2025

"Tout doux"

mercredi 6 septembre
(9/10) 



    J’ai changé de vallée, dans celle d’à côté l’herbe est plus verte. J’y grimpe trois tours Eiffel, en préparation de la journée d’après où j’en gravirai quatre. Le soleil tape impitoyablement sur ma tête casquettée et sur mes mollets nus. Une dizaine de pies  m’encouragent, en bas de l’ascension, tandis que plus haut, sur un plateau d’altitude, se fait entendre le vol noir des corbeaux – quand les hélicos de la station de ski n’assourdissent pas la plaine.
    Alors que je me demande si je hais davantage la balafre de l’altiport qui m’obsède l’œil gauche à dix kilomètres de distance ou le pylône de mon œil droit qui dépasse la ligne de crête côté italien, l'arrivée d’un troupeau de moutons m'attendrit. Ils sont jolis, je m’apprête à faire une photo. Surgissent un patou et trois labradors, gueules écumantes, je m’éloigne, un chien aboyant sur mes mollets. Tout doux, protesté-je à reculons, mes bâtons de marche en défense. 
    Je ne vais pas les bouffer, tes moutons ! Ce pastoralisme agressif ne vaut guère mieux que la souille psychotique d'une porcherie. Si tu avais eu le temps de prendre une brebis en photo, sa voisine aurait pissé sur tes chaussures et tu aurais voué aux gémonies la race ovine. "C’est le genre humain qui me débecte, et j’admets des exceptions." Mais elle était belle, quand même, cette ballade ? Je ne sais pas trop. Oui, probablement, abstractions faites.
    C’était beau d’entendre le son d’ailes d’oiseaux brassant l’air. Dans ce ciel terrible, bleu délavé, qui forme couvercle caniculaire. "Ça manque de nuages", ai-je dit la veille à un  vieux qui marchait plus vite que moi dans la descente, et puis : "Ça ne manque pas d’orages". Voulant plutôt dire que les orages ne nous manquent pas. Le vieux du matin, privé de son pré Machin, avait fait preuve d'une obéissance navrante – "Le chemin est interdit". On ferait tous mieux de se taire.

mardi 16 septembre 2025

Bleu apocalypse

mardi 5 septembre
(9/n)

    Le lendemain, les porcs continuent de rogner la montagne. Le soleil tape dans un ciel bleu d’apocalypse. Je ne vois aucune marmotte. Je monte jusqu’à un cirque minéral d’où je n’envisage pas de me hisser plus haut, à travers le pierrier – pour découvrir au sommet une vue dégagée sur les stations de ski ? La tête me lance, peut-être par manque d’acclimatation à l’altitude, peut-être par tristesse. Les indications de sentiers portées sur ma carte de 1976 paraissent fantaisistes.
    Je croise des vieux. L’un d’eux m’informe que le chemin du pré Machin est barré suite aux éboulements, comme si je ne savais pas lire, comme si j’allais au pré Machin. Un couple me demande de les prendre en photo, en contre-plongée puis en plongée. À une femme peu assurée dans un passage rocailleux je prodigue une leçon de bâton-pied – comme si elle avait besoin des conseils d’un connard condescendant. Un randonneur harassé me raconte que sa descente du pierrier s’apparentait à une "punition".
    Dans le village, il y a des jeunes qui boivent des coups aux terrasses. Ils portent des vêtements confortables et stylés. Je les regarde d’un air mauvais en allant remplir ma gourde à la fontaine. Ma solitude est une évidence démographique. "Et la jeunesse est un état d’esprit. – C’est ça, tu es dans ma tête, tu es dans mes jambes ?" Je reçois un texto d’une amie qui m’apprend la naissance de sa fille. Cette nouvelle-née contemplerait l’ex-petite fille du fauteuil cassé comme celle-ci une contemporaine du milieu du XIXème siècle. 

jeudi 11 septembre 2025

Tous les chanteurs ont vieilli

lundi 4 septembre
(8/n)

    Le camping désert de la veille, au matin est fermé, barré d’une chaîne à l’entrée. J’ai fait la fermeture, de même que la veille j’ai raté le coche (deux fois). Je suis décidément très décisif (repensant au fauteuil cassé). Mais on peut toujours se faufiler dans les sanitaires ; on pourra confier le fauteuil à un rempailleur.
 
 
    Je roule des heures, ce n’est pas très intéressant. Il fait chaud.
    J’écoute de vieilles chansons sur l’autoradio tandis que je me dirige vers la Haute-Savoie. De nouveau l’impression que le monde se dérobe. Tous les chanteurs ont vieilli – ceux qui ne sont pas morts. Et l’époque où fredonner avec insouciance a disparu. Fini de rêver des "guirlandes qui pendent du toit" avec Francis Cabrel ou de Bahia avec Véronique Sanson. Même Clara Luciani me met les larmes aux yeux : c’était le temps – insouciant ?! – du second déconfinement.
    Les montagnes sont si hautes que le village est déjà à moitié dans l’ombre de la nuit à venir. Je marche en éclaireur sur le chemin où je m’élancerai demain. Au bout d’une heure je découvre une souille enclose, dévastée, où fouissent et se grattent contre les parois de leur auge une vingtaine de porcs noirs.
    Je repense à ma nuée de corbeaux du premier jour.

lundi 8 septembre 2025

en lacets dans la forêt

dimanche 3 septembre
(7/n)

    C’est reparti. Pour une petite semaine, histoire de remonter du Sud. C’est reparti mais ça vasouille. L’avant-veille, j’ai brisé sous mon poids menu le fauteuil où une petite fille de quatre ans avait appris à lire, dans les bras de sa grand-mère, au siècle précédent. J’y repense et cela me serre le cœur – « Ce n’est pas grave, ça devait arriver », dit-elle.
    C’est reparti mais c’est un faux départ, je ne trouve pas le sentier qui aurait dû m’élever dans la montagne et me retrouve à longer une départementale sous le cagnard. Plutôt que de m’obstiner je reprends tout du point zéro, mais le territoire persiste à contester ma carte de 1987, année où la petite fille devenue grande caracolait sur les crêtes.
    Je rencontre une marmotte, ainsi que des oiseaux colorés qui ne descendent plus dans les villes. Sur les hauts plateaux je pourrais rester longtemps, mais déjà le soleil s’incline au fond des vallées. Il est temps de boucler la boucle, la journée de marche a été plus longue que prévu. (J’ignore encore qu’elle se révélera marathonienne.)
    Je descends en lacets dans la forêt pendant des heures, plus que je n’ai grimpé, infiniment, cela n’a pas de sens, jusqu’à quel abîme ? La nuit tombe. Une pancarte m’indique que je suis à 600 mètres du Coche, à 7 km du patelin où est garée la voiture, une heure et quart plus loin une pancarte m’indique que je suis à 7 km de la voiture et du Coche…
    Qu’ai-je loupé ? L’obscurité est totale à présent sous le couvert des arbres (heureusement j’ai rejoint une route bitumée). J’entends un chien, j’aperçois des lumières fugaces, puis plus rien, je descends, je descends. Tâtonnant du pied pour ne pas quitter le bitume, cherchant une trouée de luminosité dans l’écartement des frondaisons.
    (Trêve de suspense, au final je retrouve la voiture. Puis un camping municipal désert où me doucher, et si la minuterie me replonge dans l’obscurité ce n’est plus un problème. Je me couche avant que le soleil ne s’y oppose.) À la petite fille qui a vieilli, j’ai offert un roman intitulé Purge. Je bois des litres d’eau. Et voilà donc, je suis reparti.

mardi 19 août 2025

A contre-saison #31

19 août d'un autre temps


Ceci est ce que tu veux que cela soit
Un fond de l’œil, un test
Une glorieuse allégorie, une épiphanie
Des animaux, une prédation
Dirais-tu que ce sont des nuages  

lundi 11 août 2025

A contre-saison (30)

un autre 11 août

Ceci ne peut pas n'être qu'une ou deux feuilles exténuées de chaleur
Qui se recroquevilleraient prématurément
Déjà sèches du peu de rosée évaporée depuis l'aube.
Ce sont - peut-être -
Les exosquelettes monstrueux de créatures de l'espace
Attendant sous la frondaison que la nuit tombe pour se mêler aux chauve-souris.

jeudi 31 juillet 2025

A contre-saison (29)

31 juillet d'un été révolu


Ceci n'est pas une élévation.
Ni pendules indiquant une direction.
Le ciel ne s'y mesure pas, il s'en éloigne.
C'est une pitié, une vanité.
Une murmuration à l'orient éludant les radars.


mardi 29 juillet 2025

A contre-saison (28)

29 juillet d'une année précédente

Ceci n'est pas un banc public.
C'est une dissuasion, un clou qui dépasse, une négligence.
C'est une fausse sollicitude.
Une fête et sa défaite.
Ou une légère envie de dissidence ?

jeudi 10 juillet 2025

A contre-saison (27)

10 juillet de l'an d'avant



Ceci n'est pas un lien Internet.
Non plus qu'un blé interdit.
C'est une protection symbolique. 
Ce n'est pas une épreuve de force.
Ceci dit un hors champ.
 

jeudi 19 juin 2025

Suspens estival

Tout récit s'inscrivant dans un décalage temporel, celui d'une escapade déjà ancienne s'autorise à attendre... un certain nombre de jours voire de semaines avant de repartir.

Car le temps du présent devient un peu trop chahuté pour l'auteur de ce blog.

(Sans doute de nouveaux-prochains récits décalés y émergeront ?)

En attendant, il y aura ponctuellement floraison de rhizomiques, voire de vivaces et d'attentives - on ne sait jamais.

Et de petites photos parfois décalées comme une horloge arrêtée sur midi alors qu'il est justement midi mais un jour ou une année ou deux plus tard.

19 juin

vendredi 13 juin 2025

Horizon bousillé

jeudi 31 août
(6/n)

    Un corbeau solitaire m’a observé à prudente distance tandis que le soleil se couchait. Il ne m’a pas souhaité la bonne nuit mais c’est un progrès depuis la nuée démoniaque du premier soir, non ?
    Disons oui. Le lendemain je roule vers le point le plus au sud de mon périple. Là où je vais passer deux jours. « Je regarde mes contemporains / C’est dire si je contemple rien » est inscrit sur un mur de béton.
    Qu’ajouter à cela, je ne sais pas trop où porter le regard, quittant un horizon bousillé par les éoliennes pour m'enfoncer dans des zones artisanales et commerciales à n’en plus finir. Je m’arrête, quand même, dans un semblant de village.
    D’un café s’échappent des rires mesquins, dominateurs, imbéciles ; bas du front (national) ; non que vaille mieux le rire cauteleux et élitiste de la bourgeoisie de droite. Sur un abribus : « Suce le pape / Négros en Syrie ».
    J’aime les rires indéfinissables (au risque sinon de les trahir). Il me reste deux heures de route. Je vais retrouver une maison, un lit, des repas chauds, de l’amour filial. Je n’en parlerai pas ici. N’en écrirai rien. Deux jours plus tard je repartirai.

mardi 10 juin 2025

Esprit de contradiction

mercredi 30 août
(5/n) 

    C’est une affaire de proportions, l’effet qu’un paysage a sur nous. Si l’on se cantonne à l’aspect visuel. Dans la bibliothèque de formes il y a des coefficients de courbes, des nombres d’or, des mécaniques dissimulées. Le goût est une horlogerie dont les ressorts nous demeurent obscurs ainsi que nos souvenirs de petite enfance. Ce qui vient après se surajoute – quoique avec moins de détermination – sur une base inaltérable. 
    Deux enfants jouent devant la maison des grands-parents. Ils s’ennuient et ne s’ennuient pas, c’est la fin des vacances, ils ont moins d’une dizaine d’années, à l’âge où chaque été est une petite éternité. Ils me voient arriver sur le chemin, peut-être m’ont-ils vu prendre en photo un tournesol. Ils voient mes chaussures de randonnée, mon sac, ils me disent bonjour les premiers et ils m’indiquent par où passer.

- En tout cas, eux ils ne m’ont pas pris pour un autre.
- Laisse-moi rire : ils ont cru que tu faisais la route de Stevenson !
- « Un bout seulement », j’ai répondu.
- Quinze kilomètres dans un sens et autant au retour pour aller dormir dans ta voiture, il est beau le randonneur !
- C’est drôle, on a inversé nos rôles, au départ c’était moi qui étais négatif…
- Parce que je ne suis pas ta bonne âme : je suis ton esprit de contradiction.

jeudi 5 juin 2025

Pfff...

mardi 29 août
(4/n) 



 
Et, oui, le lendemain est moins âpre.
- Il faut préciser que j’ai changé de paysage. Crois-tu que ce soit une raison ?
- C’est ce que tu suggérais hier, que nous nous accommodons plus ou moins d’un environnement en fonction de notre bibliothèque de formes, non ?
- Dans cette autre forêt je respire mieux, la lumière est plus douce, j’aime les prairies aussi, les courbes des vallons, la profondeur de vue ; et les odeurs d’humus, et ces mûres divines, et le chant des tourterelles !
- Et le type avec sa tronçonneuse, et les mouches à vaches, et ta jambe qui te fait boiter ?
- Finalement, cette voiture est agréable à conduire. Tu as vu tout à l’heure, le cycliste qui m’a salué de la main ?
- Il a dût te confondre avec quelqu’un d’autre.
- Sûrement, mais c’est un signe. Hier, cela ne se serait pas produit. Et, oh ! Un faon qui détale là devant !
- Tu m’as déjà fait le coup avec un lapin.
- Mais cette fois c’est vrai !
- Super, alors. Tu n’as plus besoin de moi.
- Si, reste. De fait, tu es en moi.
- Tu parles ! Tu ne sais même pas qui je suis.
- Tu es ma bonne âme et mon sale caractère.
- Pfff…

mardi 3 juin 2025

Oh, un lapin !

lundi 28 août
 


- La question est aussi de savoir ce que tu souhaites partager, dit-elle. Parce que ton dégoût navré du monde, vraiment ? Tu veux vraiment te la jouer Cioran au petit pied ?
- Non, mais peut-être que toi et moi on pourrait mitiger, ça donnerait « La décadence futuriste du monde est la mort de l’esthétique et l’humanité périclitera d’avoir sacrifié la beauté aux efficacités trompeuses / Oh, un lapin ! »
- Où ça ?
- Non, c’est un exemple, il n’y a même pas de lapin. Mais s’il y en avait un, tu le verrais.
- Quoi d’autre ?
- Tu ne te lasserais pas d’admirer les arbres.
- C’est vrai, et de respirer les senteurs de la forêt, tiens, là, tu sens la bonne odeur des pins, leur résine, leurs aiguilles ?
- Oui, et tu t’émerveillerais face à la souche d’un hêtre, qui figure, même de près, une chimère.
- On dirait un animal extraterrestre, figé en plein effort.
- Et moi, parlerais-je de la bibliothèque de formes sensorielles que chacun de nous s’est constitué lors de son enfance et qui détermine nos goûts d’adulte ? Je convoquerais Jung et ses archétypes…
- Si tu veux, mais pourquoi ?
- Pour estimer que cette forêt m’est trop peu familière.
- Ça te regarde mais je dirais que si c’est pour en arriver à ce type de considérations (c’est trop, c’est pas assez, je suis malheureux), tu peux nous en dispenser.
- Je sais pas…

Et tandis que je mange un melon du soir sur un muret, un millier d’étourneaux passent et repassent à bas bruit au-dessus de moi. Tel un amenuisement de peine.

jeudi 29 mai 2025

Et moi je me tairais

dimanche 27 août

Ça refuse encore. Est-ce le sens de la marche qui rend la forêt sombre ? Se pourrait-il qu’à mi-journée, rebroussant chemin, cela devienne plus doux ? Pas vraiment. Il y a de drôles de gens qui ne me font pas rire, qui se promènent en famille, la boutique de l’abbaye attire les touristes grâce à ses fromages et ses confiseries au miel. Je passe, triste sire, je réponds aux « Bonjour ! », je souris par réflexe, je m’empresse de regarder ailleurs. (Tellement je déplore ce que je perçois. Dans le paysage, ce que je perçois d’humain, j’ai tendance à le renier. Leur industrie, leur chimie, leurs « biens de consommation », leurs divertissements. Cette voiture où je brûle du pétrole pour aérer mon cafard. Et quand je ne déplore pas, la solitude me poigne. Mes amies sont trop loin. Mes amies si belles ne pensent pas comme moi, elles ne déplorent pas à tout bout de champ. Elle s’inquiéteraient que je déplore autant.)

Je pense ailleurs. Je pense que ce n’est pas tant moi qui, à chaque pas, adresse des adieux rageurs au monde... que le monde lui-même qui se dérobe. Sous mes pieds, où s’abîment toute joie et toute espérance. Comme si lucide, enfin. Non, ça ne va pas bien. Et la moindre gentillesse relative me dévaste. Un regard échangé qui se révèle vaguement sympathique. Un chien qui a laissé tomber son os en peluche en me regardant passer à l’aller, au retour la peluche n’a pas bougé et le chien n’est plus là. Je marche avec un millier de corbeaux au-dessus de ma tête. (Et pourtant… Si j’étais l’une de mes amies j’aurais raconté plutôt les chevaux placides au bord de l’eau, les haies de troncs noueux, ouverts, tels des viscères sublimées par la patine des mousses, la fée facétieuse sur les panonceaux pédagogiques du sentier des tourbières, les papillons… Peut-être la laisserai-je écrire demain, et moi je me tairai.)


 

mardi 27 mai 2025

D'une obscure façon

26 août

Cela faisait trois jours que partir n'était pas suffisamment désirable. Temps de pire canicule, de fatigue, de déprime. La voiture louée en vain, garée dans la rue. (Pourquoi une voiture ? Pour pouvoir marcher et dormir.) Ce quatrième jour, le motif festif de départ devient périmé. Trop tard. Restent dix-sept jours de location. Partir quoi qu'il en soit. La chose à faire. D'autres motifs. Partir pour cesser de dépérir dans son jus. Partir pour la vertu du mouvement. Partir comme on s'arrache à son propre engluement.

Rouler donc. Détester ça. Partir depuis une détestation généralisée. Rien ne va, nulle part. Où que les pensées nous portent. Mémoire soupirante de meilleurs élans. D'amours passées. De joies spontanées. D'espérances et de vigueur. S'arrêter à un hypermarché, détester la nourriture ignoble qu'on nous propose. Provisions faites, un minimum, plus loin s'arrêter de nouveau. Un bois, une rivière, un chemin, marcher un peu jusqu'à la nuit. Retrouver... quelque chose ? Oui, des mûres savoureuses. Non, l'accablante mélancolie.

Dans un village, petit concert de musique tango à ciel ouvert. Je passe, les yeux embués, comme si tout désormais était un adieu. La nuit est tombée, je retourne vers la voiture où me coucher. Il n'est plus que de descendre la route à pied, au crépuscule qui s'accentue. Deux à trois milliers de corbeaux surgissent soudain et me survolent, en une nuée croassante. Je reste longuement, la tête en l'air, à tenter de comprendre. Ils semblent chercher où se poser. Ou non. D'une obscure façon, c'est beau.

jeudi 22 mai 2025

Rhizomiques #217 (diversions)

Puis la première pleureuse – qui méritait ce titre privilégié vu que, en qualité de doyenne des veilleuses, elle était probablement "la prochaine", quoique cela ne fût jamais exprimé clairement – ressortit de la maison pour annoncer le décès aux poules, afin qu'elles n'interrompent pas la ponte. Dans d'autres parties du pays basque la coutume veut qu'on aille murmurer aux abeilles de la défunte que leur gardienne est morte, pour éviter que cette disparition soudaine n'incite celles-ci à abandonner leurs ruches en masse. Personne au village n'étant apiculteur, nous avons pour habitude d'informer les poules, ce qui est visiblement un bon calcul, parce qu'on ne les a jamais vues abandonner leurs poulaillers en masse.
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    J’ai l’impression que ce qu’elle affecte, depuis quelques jours, ce n’est plus son intérêt mais son indifférence.
    Je l’ai informée pourtant de mes embêtements.
    Elle n’a pas relevé et s’est mise à me parler de la recrudescence de la pépie chez les poules Wyandottes du Bas-Rhin, événements dont nous nous fichons l’un comme l’autre et qu’infirme d’ailleurs le simple bon sens, puisque la poule wyandotte est connue, d’une part, pour sa résistance aux virus aviaires les plus courants et, d’autre part, pour la faible densité de sa population dans les départements de l’Est.
    De toute évidence, Nine essayait de détourner la conversation.
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Ce qui arrive à l’oiseau ne le concerne pas.
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Nous bavardons un moment. Il parle en intercalant des pauses si longues que par moments je finis par croire que notre conversation est définitivement terminée. Mais il continue. Et il continue en disant des choses qui n’ont pas nécessairement de liens avec ce que nous disions, ou qui au début n’ont rien à voir, alors qu’ensuite si, mais seulement de façon tangentielle, fuyante, imprévue. Il m’interroge par exemple sur le téléphone que j’ai dans la main, la marque, la qualité, etc. Je lui explique brièvement que c’est un téléphone portable très simple, qui marche bien. Nous nous taisons un bon moment et lorsqu’il recommence à me parler, c’est pour parler de sa femme. Il me dit qu’elle est muette, sourde et muette. Ensuite il me parle de ses enfants, qui ne sont pas sourds et muets, et finalement il revient sur le thème du téléphone, pourquoi il a perdu le sien : il ne l’utilisait jamais. Des histoires qui se mordent la queue ou qui en tout cas courent après leur ombre.
 
Trevanian (in Le pommier de la discorde)
& Éric Chevillard (in La chambre à brouillard)
& Søren Kirkegaard (apocryphe)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)

mardi 20 mai 2025

Rhizomiques #216 (mangez vos morts !)

Autour de lui, dans le restaurant, Nathan regarde les gens ruminer et songe : « Dans trente ans, vous serez morts pour la plupart. Vous avez beau tricoter bruyamment des mâchoires, vous ne pourrez pas dévorer la Mort. Si vous déboursez des primes d’assurance en augmentation constante, vous pourrez peut-être mourir dans un cadre privé, nourris de viande spécialement hachée pour vous et de bouillie passée au mixeur à votre seule intention, mais ça va vous coûter un sacré paquet. Et même ça, vous ne serez peut-être pas en mesure de vous l’offrir. »
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Il débarrassa le canapé de la pile de prospectus et de brochures qu’on lui avait donnés quand il était sorti de l’hôpital : La vie après une crise cardiaque, Votre régime pour un cœur sain, Les cinq habitudes qui pourraient vous sauver la vie, et d’autres du même genre. Désireux de faire quelque chose qui plairait à Sarah, il en avait feuilleté certains dans la journée, mais ils ne firent que le déprimer. L’injonction de marcher ou de faire du vélo était illustrée de photos ensoleillées de couples à la plage, bronzés et les cheveux argentés, les conseils diététiques s’accompagnaient d’images également lumineuses représentant des fruits et des légumes lustrés et des bouteilles d’huile d’olive couleur ambre. Une femme souriante mordait à pleines dents dans une pomme. Un bel homme d’une soixantaine d’années riait en tenant un bambin, sans doute son petit-fils, au-dessus de sa tête. Les brochures lui recommandaient d’améliorer sa vie en entrant dans un monde qu’on lui avait toujours refusé, un monde de loisirs, d’amour et d’abondance. Il avait prévu d’en parler à Sarah ; il voulait avoir son avis. Il l’imaginait s’emporter aussi facilement qu’il l’imaginait se moquer gentiment de sa susceptibilité (Mince alors, on te demande de manger une pomme, pas de prendre une nouvelle hypothèque sur ta maison et d’aller dans une station balnéaire) et, toute la journée, il avait attendu avec impatience d’avoir la surprise de sa réaction.
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    Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon.
    Voilà les derniers mots que j'ai dits à ma mère avant son dernier soupir. Il était minuit et demi quand j'ai réalisé que je n'avais pas encore mangé. Je suis descendu dans le hall pour acheter un sandwich triangle au distributeur et suis remonté. Et j'ai dit ça. Ils ont oublié de mettre du thon dans leur sandwich au thon. Tout de suite après ma phrase, dans un dernier râle, ma mère s'est éteinte. Et je me suis retrouvé là, avec ma maman morte et mon sandwich sans thon. (…) Et si c'était ma phrase même qui avait précipité son départ ? Si elle l'avait tellement affectée qu'elle l'avait vidée subitement du peu de forces vitales qu'il lui restait ? Ma mère était de cette génération qui avait manqué et qui était de fait soucieuse que ceux qu'elle aime ne manquent pas. Chaque fois qu'elle me voyait, elle trouvait que j'avais maigri, elle me répétait sans cesse Il faut manger, tu es sûr que tu manges assez ? C'était sa hantise, que je ne mange pas assez. Et ma dernière phrase, ma dernière revendication, était qu'il n'y avait pas assez de thon dans mon sandwich au thon. Et sa dernière pensée à elle a dû être Oh non, il n'a pas assez à manger et peut-être cette dernière pensée a-t-elle fait partir ma mère.
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Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
 
Margaret Drabble (in La Sorcière d’Exmoor)
& Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Fabrice Caro (in Fort Alamo)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)

jeudi 15 mai 2025

Rhizomiques #215 (nouveau silence)

(Magritte)
 
« Tu as un rire particulier quand tu es avec Daddy, me dit mon mari, même quand ce qu’il dit n’est pas drôle. » Je reconnais le caquètement aigu qu’il décrit et je sais qu’il ne s’agit pas tant de ce que mon père dit, que du simple fait d’être avec lui. Un rire dont je ne rirai plus jamais. "Jamais" est entré dans ma vie pour y rester. "Jamais" semble si injustement punitif. Pour le restant de mes jours, je vivrai en tendant les mains vers des choses qui ne sont plus là.
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Impossible de quitter des yeux ce cercueil où Rosalind gisait dans le noir. Or elle n’était pas là, ni nulle part ailleurs, et la mort se définissait une fois de plus par sa réalité la plus simple, toujours saisissante : l’absence.
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Je ne sais pas si tu as déjà perdu une personne aimée et très proche. Quand un mort s’en va, il emporte son monde avec lui. Le sens de son monde. Ses vêtements cessent d’avoir une utilité. Ce manteau qui lui allait tellement bien et qui lui plaisait tellement n’est plus qu’une fripe absurdement accrochée à un cintre. Ses objets deviennent muets ; plus personne ne sait maintenant ce que signifiait cette tasse en porcelaine dans laquelle elle buvait toujours son thé, à quel moment elle l’avait achetée ni ce qu’elle lui rappelait. Ou cette petite pierre polie qu’elle avait toujours à côté de l’ordinateur : sur quelle montagne l’avait-elle prise, dans quelle rivière, pourquoi. Les choses se vident de leur histoire et de leur essence et se transforment en déchets. Les morts ne partent jamais seuls : ils emportent un morceau de l’univers.
 
Chimananda Ngozi Adichie (in Notes sur le chagrin)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Rosa Montero (in La bonne chance)

mardi 13 mai 2025

Rhizomiques #214 (regrets éternels)

Une grande partie de l'âge adulte consiste à accepter qu'on est un être solitaire, enthousiaste à l'idée de changer une ampoule, de se préparer un sandwich et de se débrouiller plus ou moins seul. On peut perfectionner son autonomie, y arriver étape par étape ou sans transition, mais peu importe qu'on soit passé maître dans l'art de payer les factures, on ne devient réellement adulte qu'à la disparition d'un parent. On peut, à tout instant, briser le lien et perdre de vue un père ou une mère, on peut s'accrocher à cette rupture pour le restant de leurs jours, mais la mort est irrévocable. Car la mort, de fait, met fin à la dispute, prolongeant le silence à jamais.
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Elle constate qu'il ne s'apaise pas avec les années, au contraire, et elle le déplore, même si parfois elle a l'impression que c'est justement grâce à lui qu'elle garde un esprit vif et lucide. Il lui en veut comme si elle était toujours une jeune mère suffisamment forte pour donner, réparer, se défendre, et non une vieille dame dont il faut prendre soin. Le jour où il comprendra qu'il n'y a plus personne à qui demander des comptes, je mourrai, songe-t-elle souvent, ou alors, il ne le comprendra qu'à ma mort.
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    En plein cauchemar du décès de ma mère, je passais par des moments qui me choquaient davantage que l’immensité de mon chagrin, des millisecondes où j’étais soulagée qu’elle soit partie, quand je m’avouais qu’il y avait  une sorte de liberté dans le fait d’être débarrassée d’une mère, d’être capable de vivre sans elle. Et à d’autres moments j’éprouvais une bouffée d’euphorie d’une telle fulgurance à l’idée d’être en vie que j’en étais consternée. Même torturée par la douleur, c’était une sensation parfois si intense que la mort de ma mère ne semblait pas un prix trop lourd à payer pour l’éprouver.
    J’étais atterrée par la trahison que représentaient ces pensées, par la créature sans cœur qu’elles révélaient.

Julia Armfield (in Cérémonie d'orage)
& Zeruya Shalev (in Stupeur)
& Jean Hegland (in Dans la forêt)

samedi 10 mai 2025

Rhizomiques #213 (ce qui n'est plus)

Diane Arbus
 
Diane Arbus disait de ses photographies qu’elles étaient « un secret sur un secret », et offraient « la preuve que quelque chose était et n’est plus. Comme une tache. Et leur immobilité est déroutante. On peut leur tourner le dos, mais quand on revient, elles sont toujours là, en train de vous regarder. »
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Les photos rendent leur sujet muet. On imagine rarement les sons qui ont enveloppé la scène capturée. C’est un peu comme si, au moment de la prise, le diaphragme avalait, en même temps que la portion de lumière, tous les décibels de l’ambiance. Silhouettes et paysages restent alors à jamais enfermés dans un vide sonore.
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Et regardez la vieille dame assise sur la chaise, a dit grand-maman. Elle est morte. Comment ça ? ai-je demandé. Laisse-moi voir, a dit maman. Elle a pris l’album et l’a approché de son visage. Elle est morte, c’est tout ! s’est écriée grand-maman. Ça se faisait beaucoup, à l’époque. Les photos étaient interdites, mais parfois, surtout à la mort de quelqu’un, les gens regrettaient de ne pas avoir de photo pour se souvenir de cette personne, et on faisait vite venir un photographe avant l’enterrement. 
 
Lola Lafon (in Quand tu écouteras cette chanson)
& Paco Cerdà (in Le pion)
& Miriam Toews (in Ce que combattre veut dire)

mardi 6 mai 2025

Rhizomiques #212 (les a-côtés du vide)

 
Souvent pour comprendre, il faut regarder au cœur même du vide.
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    (…) Au lieu de ça, Navidson a fixé le vautour à gauche et Delial au centre, laissant ainsi volontairement vide toute la partie droite du cadre.
    Quand Rouhollah W. Leffler a réexaminé la photo de Navidson à l’occasion d’une récente rétrospective, il a fait ce commentaire mélancolique :
            Les gens devraient se plaindre davantage de cette zone vide mais à ma connaissance personne n’en a jamais rien fait. Je pense qu’il y a une raison très simple à cela : les gens comprennent, consciemment ou inconsciemment, que cette zone n’est absolument pas vide.
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J'imagine que dans cette vidéo il a eu un petit sourire à un moment donné, s'est levé et est allé à la fenêtre. Il est là, sur un côté de l'image, il préférait être sur le bord qu'au centre et il regarde le monde par la fenêtre, ce monde qui l'a toujours plus intéressé que le regard dans un miroir, le regard dans la caméra.
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Quand on dessine un enfant, on va spontanément le placer à l'endroit de la page qui nous semblera joli, souvent au centre. Or dans la vie, les enfants ne se placent jamais comme on voudrait. Sur une photo, ils bougent, ils courent dans les coins. C'est un peu trahir l'enfance que de composer une illustration avec l'enfant qui se tient comme l'adulte aimerait qu'il se tienne.
 
Michelangelo Antonioni
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Peter Stamm (in L'heure bleue)
& Adrien Parlange (Télérama du 27/11/24)

samedi 3 mai 2025

Rhizomiques #211 (caché derrrière)

    

    Ce que je vois me cache toujours quelque chose que je ne vois pas.
    Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends.
    Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance.
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La plus grande partie des processus mentaux qui nous gouvernent sont inconscients, et seulement un tout petit nombre vient à notre conscience.
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Elle regarde son fils, la photo puis à nouveau son fils, oui, bien sûr, elle dit, tu es comme ça. Alors l'enfant se fâche, dit qu'il a bien regardé dans le miroir et elle se trompe, et la photo se trompe aussi. Et sa mère se met à rire, dans le miroir tu te vois à l'envers, ton œil droit est à gauche, ton œil gauche est à droite, tout le monde te voit dans le sens inverse ! Miloudi fixe la photo, cligne des yeux. Ça le stupéfie, de penser que regardant la photo, il se voit tel qu'il est. À la façon des autres, de tous les autres. Avec son vrai visage. La photo dit la vérité, c'est ce qu'il retient. C'est ce qu'a dit sa mère. La photo, ça ne ment pas. Elle montre l'invisible, ce que tes yeux seuls ne peuvent pas voir.
 
Johann le Guillerm (in Le Pas Grand-Chose)
& Lionel Naccache (in Le Nouvel Inconscient)
& Valentine Goby (in La fille surexposée)

mardi 29 avril 2025

Rhizomiques #210 (acte intellectuel)

    Si un être humain parvenait à ranimer un corps, par le galvanisme ou quelque autre méthode encore inconnue, l’esprit reviendrait-il ?
    Je ne le crois pas. Le corps nous trahit et succombe. Mais le corps n’est pas l’essence de ce que nous sommes. L’esprit ne regagnera pas une demeure en ruine.
    Comment pourrais-je t’aimer, mon bel homme, si tu n’avais pas ce corps ?
    Est-ce mon corps que tu aimes ?
    Comment lui dire que je passais la nuit à l’observer quand il dormait, quand son esprit était au repos et ses lèvres silencieuses, et que je l’embrassais pour le remercier de ce corps que j’aimais ?
    Je te vois comme un tout, dis-je.
    Il m’entoura de ses longs bras et me berça dans notre lit humide. Quand mon corps succombera, si je le peux, je projetterai mon esprit dans un rocher, un cours d’eau ou un nuage, dit-il. Mon esprit est immortel – je le sens.
    (…) Comme il est chaud entre mes bras. Comme il est loin de la mort.
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- J’ai une idée. Puisque je t’attire et que tu m’attires, pourquoi ne pas aller faire l’amour chez moi et voir ce qui se passe ensuite, sans engagement.
- Ce serait trahir Marc.
- Tu pourrais le qualifier ainsi ou considérer que tu es excessive en ce qui a trait à ta loyauté.
- Si je couche avec toi, je ne serai plus fidèle mais infidèle.
- Pas obligatoirement. Si nous couchons ensemble une fois et que ça n’a rien d’exceptionnel, tu deviendras encore plus fidèle et liée à Marc parce que, chaque fois que tu verras mes muscles sous mon tee-shirt et que tu seras attirée par moi, tu te diras : J’ai déjà couché avec lui et ce n’était pas génial, alors je me fiche de ses muscles, non ?
- Tu revêts ton désir d’une couche de rationnel.
- Mon désir est rationnel.
- Le désir ne l’est jamais, il est biologique.
- Mon désir pour toi est parfaitement rationnel. L’association de tes qualités séduisantes te rend irrésistible pour moi. En réalité, il me faut énormément d’énergie pour m’empêcher de tendre le bras pour toucher tes cheveux en ce moment précis.
- Non ! assène-t-elle.
- Je ne le ferai pas. Je vais continuer à dépenser de l’énergie pour résister à cette pulsion. Mais ce n’est pas évident.
- Tu pourrais t’en aller, cela faciliterait les choses. (…)
- Je ne peux pas m’en aller, parce que l’énergie que je dépense pour résister à l’envie de te caresser les cheveux ne m’en laisse pas assez pour marcher, ni même pour me relever. Peut-être que c’est toi qui devrais partir.
- Oui, acquiesce-t-elle. C’est ce que je vais faire.
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Notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si simple que nous appelons "voir une personne que nous connaissons" est en partie un acte intellectuel. Nous remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons de toutes les notions que nous avons sur lui, et dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n'était qu'une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous retrouvons, que nous écoutons.
 
Jeanette Winterson (in Frankissstein : une histoire d’amour)
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)

samedi 26 avril 2025

Rhizomiques #209 (l'imperceptible)

Les fragrances les plus subtiles des fleurs correspondent donc parfois aux seules émanations du microbiote végétal. Mais dans le cas du sureau, et certainement chez une ample communauté d’espèces végétales, il s’agit d’odeurs florales directement émises par des bactéries. Là où les insectes et nous croyons humer des fleurs, nous inhalons parfois des fragrances bactériennes. Cette association entre fleurs et bactéries procède d’une véritable fusion. De manière semblable, nous savons désormais que le goût des fraises est lié au microbiote du fraisier. Voilà qui nous invite à changer notre regard sur les bactéries.
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- Je te jure qu'il y avait des moments où il était vraiment présent, où on avait l'air à deux doigts d'une connexion. Et puis, la minute d'après, plus rien de ce qu'il disait n'avait de sens. Pas comme s'il était dans le brouillard, mais comme s'il était lui-même un brouillard. Comme si mon père n'était plus que du brouillard.
- Pas du brouillard, en fait, plutôt une bactérie, non ?
- Comment ça ?
- On est tous des bactéries. Nos corps recèlent vingt fois plus de bactéries que de cellules.
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    Puis il ajouta : « C’est la chose intangible qui m’attire, pas l’enveloppe extérieure. La chose qui voit, et non l’œil qui effectue la vision. (…) C’est la chose intangible qui m’a attiré vers toi. »
    « En somme, tu me dis que tu trouves mon corps repoussant mais que tu aimes mon âme ? Parce que s’il y a une chose dont je suis sûre c’est que je ne crois pas en l’âme », intervins-je.
 
Jacques Tassin (in Penser comme un arbre)
& Jean Hegland (in Rappelez-vous votre vie effrontée)
& Salman Rushdie (in Quichotte)


mercredi 23 avril 2025

Rhizomiques #208 (cycles nutritifs)

Un détail très intéressant concernant la vie des paresseux tridactyles : ils vivent en symbiose avec des petits papillons de la famille des Chrysauginae qui se nichent dans leur pelage et pondent des œufs dans leurs excréments. Ces papillons libèrent des composés azotés et phosphorés dans la fourrure des paresseux, ce qui favorise la croissance d'algues. Ces algues sont mangées par les paresseux quand ils entretiennent leur pelage, ce qui leur permet d'obtenir des nutriments essentiels qui ne sont pas présents dans leur maigre alimentation habituelle à base de feuilles. Et une fois par semaine, ils descendent de l'arbre pour déféquer.
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Si l’on avait toujours pensé que les wombats en captivité s’abstiennent de déféquer des cubes, il était avéré quelques exceptions ; certains wombats au nez poilu du Nord, gardés en résidence depuis que ce groupe était à la limite de l’extinction, s’étaient attelés à fabriquer des murs avec des briques de forme cubique. Ils n’étaient pas très nombreux, mais leur cas restait sans explication.

[Note de l’autrice (V. D.)
Pour rappel, l’absence de ce comportement chez le wombat en captivité avait d’abord fait l’objet d’une hypothèse hydromécanique (les fèces cubiques étant tributaires d’une alimentation faible en eau des climats arides). À celle-ci s’était substituée une autre selon laquelle le comportement en captivité serait inhibé faute de partenaires à qui les messages pourraient s’adresser.]
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Je contemplais les capitules de camomille globe qui tournaient sur leur tige en suivant le soleil. L'écorce des mesquites craquait au fur et à mesure de leur croissance, et le vent, en soufflant, formait des messages de sable complexes rédigés en sanscrit, et je sentais s'animer au fond de moi toutes les créatures – bactériennes, archéennes, virales, fongiques – constituant le microbiome – deux pour cent de notre masse corporelle, paraît-il, l'équivalent, en taille, du foie ou du cerveau –, tous ces êtres vivants qui vaquaient à leurs occupations dans la grande forêt vierge de mes entrailles, qui mangeaient, nageaient, chassaient, vivaient leurs propres aventures et expériences, et le temps entre deux battements de mon cœur correspondait pour eux à des siècles ; simultanément, je me considérais comme une mitochondrie dans le corps de la galaxie, et je considérais la galaxie comme un point dans le corps de l'univers, et une aide-soignante me faisait manger de la purée de carottes, et on me faisait une autre piqûre, et je sentais de l'eau tiède couler sur mes quartiers arrière quand on changeait ma couche.
 
Peter Stamm (in L'heure bleue)
&
Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Dan Chaon (in Somnambule)

jeudi 17 avril 2025

Rhizomiques #207 (hormones)

La première fois que nous avons couché ensemble, ça m’a rendue si heureuse que j’ai cru en devenir folle, convaincue que notre relation prenait le bon cap. Sa bouche était auréolée d’une odeur parfaite que j’arrivais presque à percevoir avec ma langue – ce qui composait cet arôme indéfinissable, je le savais, se trouvait dans les éléments physiques qui aimantaient nos deux corps.
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    J’adore ton odeur, me dit-elle.
    Je lui répondis : « Tu ne m’aimes pas. C’est mon microbiome que tu aimes. »
    Elle éclata de rire (…). Je lui expliquai qu’une personne avait dix fois plus de cellules bactériennes que de cellules humaines et qu’il nous fallait cent fois plus d’ADN bactérien que d’ADN humain pour faire marcher l’organisme.
    Ses yeux se plissèrent d’amour. Autrement dit, nous, on est l’échafaudage ? Et elles, le bâtiment ?
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Je réponds à côté, lui dis que la psychologie clinique oblige tout ce que nous appelons amour à rentrer dans les cases du pathologique, du délirant ou du biologiquement explicable, que si ce que j’éprouvais n’était pas de l’amour alors il me faut admettre que je ne sais pas ce qu’est l’amour, ou, plus simplement, que j’ai aimé un homme mauvais. Toutes ces formules vident l’amour de son bleu pour ne laisser qu’un poisson laid et dépigmenté battre de la queue sur la planche à découper d’une cuisine.
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Ils salissent tout, ces savants. Sous couvert de rigueur scientifique ils ridiculisent magie et poésie, réduisent tout à des composés ou des processus chimiques : là où vous voyez un beau soleil d'été, leur pauvre et terne esprit ne discerne qu'une naine jaune composée d'hélium et d'hydrogène ; et pour ce qui est du coup de foudre, à les entendre il ne s'agit que d'un vulgaire lâcher de noradrénaline commandé par l'hypothalamus aux glandes surrénales. « Est-ce que tu m'aimes ? - Non, c'est juste mon ocytocine qui se libère. » Ainsi mettent-ils le ciel plus bas que terre.
 
Megan Nolan (in Acts of Desesperation)
& Richard Powers (in Sidérations)
& Maggie Nelson (in Bleuets)
& Marcus Malte (in Aux marges du palais)

mardi 15 avril 2025

Rhizomiques #206 (flairer)

Elle s’assied en face de moi. « En fac de médecine, on a lu une étude selon laquelle les mères pouvaient identifier leur bébé à l‘odeur à partir d’un jour après leur naissance. À l’époque, je pensais que c’était bidon.
- Et c’est vrai ?
- Je t’aurais reconnue à l’odeur dès les premières heures. Ça me réconfortait, c’était presque comme une drogue. J’étais accro à l’odeur de ma fille. Je te reniflais la tête sans arrêt quand tu étais bébé. »
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Certains hommes sentent bon, et d’autres non. Vous me comprenez si vous êtes le genre de femme à humer un melon côté tige pour le choisir, si le parfum du seringat ou du lilas vous cloue sur place, ou si vous passez dans un coin boisé et savez après avoir avalé une bonne goulée d’air que le pied moelleux, charnu et humide d’un champignon vient brusquement de sortir de terre non loin de vous. Les hommes sentent bon de différentes façons. La vanille salée. La terre chaude. L’herbe nouvelle. La feuille amère. Certains ont une absence d’odeur inquiétante. D’autres se défoncent à l’eau de Cologne. On peut sentir la peur, la vanité, la méchanceté cachée, un cœur solitaire, l’envie, et les opinions cruelles. Et aussi la confiance en soi, décontractée. Même la bonté. On peut sentir si un homme vous aime.
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J’ai enfin pu le flairer. Et là, j’ai succombé à jamais. Son odeur, bon sang, son odeur. Sa peau exhalait un arôme corsé, attirant. Rien de repoussant. Rien du tout. Pas de lotion ni d’eau de toilette pour la couvrir. Cela faisait des années que je n’avais pas respiré une odeur corporelle aussi pure, aussi brute. Pourquoi les hommes de ma classe sociale s’escriment-ils à dissimuler la leur ? Pourquoi cette manie de s’imprégner d’accents "tabac" ou "bois" ou "cuir" ?
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Lorsque Guillaume entra dans la pièce, il était bien trop loin pour que Clotilde puisse renifler sa peau et son parfum. C’est un détail physique qui activa le mécanisme, poussant immédiatement son cerveau à produire de la phénylétylamine en quantité industrielle. (…) Ce qui bouleversa Clotilde, la happa, la ravit, ce fut la perfection de l’arête de son nez, un nez comme un museau, dont l’os en sa racine avait dû connaître une fracture, un nez long, pointu, parsemé de tasses de rousseur, qui lui donnait l’air d’une souris.
 
Laurie Halse Anderson (in Filles de l’hiver)
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Guillermo Arriaga (in Sauver le feu)
& Chloé Delaume (in Pauvre folle)

jeudi 10 avril 2025

à l'abri de quoi ?

1er juillet

    Ils sont revenus pour la première, avec leurs parents et avec d’autres gens, ça commence à faire beaucoup, les agents de sécurité agrandissent l’espace du public en déplaçant peu à peu les barrières qui mettent à l’abri… de quoi ? Depuis quand, des agents de sécurité si présents pour un spectacle de rue, d’accès gratuit ? Depuis sans doute une dizaine d’années, c’était pire alors, c’étaient des militaires agrippés à leurs fusils-mitrailleurs lors des festivals d’été.
    J’arrive au dernier moment, la chorégraphe n’a plus besoin de moi. La veille elle m’a offert un ballotin de chocolat, comme à toute l’équipe. Je viens du spectacle précédent, le solo d’un ami marseillais, présenté dans un jardin. J’ai pleuré, c’était bon. Une deuxième fois j’ouvre mon sac au regard d’un employé racisé. Cela semble admis, dans l’ordre des choses, ne poser problème à personne. À la fin du spectacle, les spectateurs sont invités à rejoindre la danse, même les timides.
    Je me suis rendu dans la ville en vélo, je n’habite pas loin. Cela redescend pour rentrer chez moi, à l’exception d’un raidillon que je peux aborder avec de l’élan. Je pense à Lorelei dont je dis souvent pour plaisanter qu’elle écrit en danseuse. Elle n’était pas là aujourd’hui. Les meilleures plaisanteries gagnent à n’être pas trop répétées. L’une des danseuses était curieuse de savoir ce que j’écrivais hors de mon petit carnet. Je lui enverrai un mail. On sera passé à autre chose.

mardi 8 avril 2025

Celles qui mènent la danse

30 juin

Aujourd’hui l’on transpire, c’est la générale du spectacle et cela se déroule en plein air, sur la place du marché. Il y a une clause du contrat qui spécifie que les représentations seront annulées si la température dépasse les 34°C. On n’en est pas encore là. On ne va pas annuler la générale. Et on ne va pas annuler la première, au pire on décalerait l’espace scénique plus près des murs où l’ombre s’étend à mesure que midi s’éloigne. Bien que, plus près des murs, cela sente le poisson. La danseuse dont le copain a perdu l’odorat improvise une entrée en scène où elle se plaint – « Fait trop chaud, pas envie… » C’est drôle, ça fonctionne bien, on valide. Au début de la pièce, les deux danseuses ont reçu comme indication de la chorégraphe d’évoluer avec des jambes en spaghettis trop cuits. Elles pèsent de tout leur poids entre les bras des hommes. En réalité, ce sont elles qui mènent la danse, de toute la puissance invisible de leurs corps gainés. Les gens jettent un regard en passant, c’est une fin de vendredi dans une ville de banlieue. On nous informe que le lendemain, la seconde représentation prévue à 20h30 est annulée sur décision de la préfecture. Des fois qu’une horde de vandales viendrait danser sa propre révolte. Pour l’heure, nous avons un public d’enfants dont les mamans papotent en terrasse au sortir de la maternelle. Ils rigolent beaucoup, sagement assis par terre, sans empiéter sur l’espace où ça danse.

vendredi 4 avril 2025

Un parfum de chair

29 juin

 
    Ils nous disent que les feux d’artifice sont des « mortiers ». Ils nous disent que les armes qu’eux-mêmes utilisent pour « rétablir l’ordre » sont « non létales ». Ils parlent de « peines exemplaires » et de « justice » dans la même phrase. Ils évoquent la « présomption d’innocence » pour une exécution à bout portant.
    Et les braves Français d’abonder la cagnotte ouverte par un sympathisant nazi pour soutenir le courageux policier. Et d’autres Français moins fascistes, peut-être plus timorés, voire sidérés par la révolte qu’ils sentent menacer leurs prés carrés, jugent raisonnable de ne pas prendre parti contre leur classe moyenne.
    Je ne parle que de cela avec cette amie comédienne que je retrouve dans un café avant son départ pour Avignon. Son spectacle traite du refus de rester aux places qu’on nous assigne. On n’est pas des statues. Et le soir, même seul, même dans la pose de l’endormissement, je hume un parfum de chair.

mercredi 2 avril 2025

Quelque chose de plus âcre

28 juin

    Parmi les animaux chantés par Murat ne figure pas la coccinelle.  La mort de Jean-Louis Murat est un désastre pour la biodiversité. Nous manqueront ses mésanges, ses éperviers, ses lièvres et ses musaraignes.
    Au soir je sens encore l’odeur des défuntes forêts canadiennes mais il s’y mêle quelque chose de plus âcre, de plus proche aussi, des pneus cramés ? On entend des feux d’artifice en pleine nuit.
    Le lendemain j’apprends qu’un adolescent a été tué par un policier. Très vraisemblablement il s’agit d’un meurtre raciste, un de plus, un de trop. Je l’aurais appris avec moins de délai que la mort du chanteur.
    La veille, une dame m’avait apostrophé en me montrant un piédestal sans statue – Elle a disparu. – Cela fait longtemps ? – Au moins deux ans. – Elle se cache peut-être au fond d’un atelier de rénovation.
    Vous parlez bien le français, m’avait félicité la dame, dont l’accent étranger était prononcé. Alors que je n’ai pas le type arabe ni la peau noire. La police ne me menace pas dès que je sors de chez moi.

lundi 31 mars 2025

Potion magique

27 juin

    Dans l’air flottent des molécules d’arbres canadiens partis en fumée. Depuis plusieurs semaines cela brûle, on parle de "méga-feux" d’une façon un peu puérile, comme s’il s’agissait d’animations pour un jeu vidéo. Je ne regarde pas les images, c’est mon côté Idéfix, trop sensible, sauf qu’une goulée de potion magique et hop, le petit Gaulois pouvait replanter un arbre abattu par les Romains. Pas de potion pour débrûler un arbre, et encore moins des forêts entières. Ces images qui font frissonner sous la canicule ne sont pas des effets spéciaux générés par ordinateur. Et cette légère odeur dans l’air d’Île-de-France, c’est bien un avant-goût de fin du monde.
    Je consacre dix minutes à observer une coccinelle la tête en bas. Moi-même me contorsionne. La tête en haut quand elle a fait le tour d’une feuille, et je me repère à la luminosité du ciel ainsi qu’un noyé ou un alpiniste enseveli sous l’avalanche. Je repars sans que me soient poussées des ailes. Plus tard je m’arrêterai de nouveau, devant une vasque remplie de lentilles d’eau. J’aurais une pensée pour Bashung immergé sur la pochette de Fantaisie militaire, non pas noyé mais néanmoins mort depuis, et une pensée pour Bowie, sépulcral sur les images de ses derniers clips, et une pensée pour Jean-Louis Murat qui est mort récemment sans que je l’aie su.