vendredi 4 avril 2025

Un parfum de chair

29 juin

 
    Ils nous disent que les feux d’artifice sont des « mortiers ». Ils nous disent que les armes qu’eux-mêmes utilisent pour « rétablir l’ordre » sont « non létales ». Ils parlent de « peines exemplaires » et de « justice » dans la même phrase. Ils évoquent la « présomption d’innocence » pour une exécution à bout portant.
    Et les braves Français d’abonder la cagnotte ouverte par un sympathisant nazi pour soutenir le courageux policier. Et d’autres Français moins fascistes, peut-être plus timorés, voire sidérés par la révolte qu’ils sentent menacer leurs prés carrés, jugent raisonnable de ne pas prendre parti contre leur classe moyenne.
    Je ne parle que de cela avec cette amie comédienne que je retrouve dans un café avant son départ pour Avignon. Son spectacle traite du refus de rester aux places qu’on nous assigne. On n’est pas des statues. Et le soir, même seul, même dans la pose de l’endormissement, je hume un parfum de chair.

mercredi 2 avril 2025

Quelque chose de plus âcre

28 juin

    Parmi les animaux chantés par Murat ne figure pas la coccinelle.  La mort de Jean-Louis Murat est un désastre pour la biodiversité. Nous manqueront ses mésanges, ses éperviers, ses lièvres et ses phacochères.
    Au soir je sens encore l’odeur des défuntes forêts canadiennes mais il s’y mêle quelque chose de plus âcre, de plus proche aussi, des pneus cramés ? On entend des feux d’artifice en pleine nuit.
    Le lendemain j’apprends qu’un adolescent a été tué par un policier. Très vraisemblablement il s’agit d’un meurtre raciste, un de plus, un de trop. Je l’aurais appris avec moins de délai que la mort du chanteur.
    La veille, une dame m’avait apostrophé en me montrant un piédestal sans statue – Elle a disparu. – Cela fait longtemps ? – Au moins deux ans. – Elle se cache peut-être au fond d’un atelier de rénovation.
    Vous parlez bien le français, m’avait félicité la dame, dont l’accent étranger était prononcé. Alors que je n’ai pas le type arabe ni la peau noire. La police ne me menace pas dès que je sors de chez moi.

lundi 31 mars 2025

Potion magique

27 juin

    Dans l’air flottent des molécules d’arbres canadiens partis en fumée. Depuis plusieurs semaines cela brûle, on parle de "méga-feux" d’une façon un peu puérile, comme s’il s’agissait d’animations pour un jeu vidéo. Je ne regarde pas les images, c’est mon côté Idéfix, trop sensible, sauf qu’une goulée de potion magique et hop, le petit Gaulois pouvait replanter un arbre abattu par les Romains. Pas de potion pour débrûler un arbre, et encore moins des forêts entières. Ces images qui font frissonner sous la canicule ne sont pas des effets spéciaux générés par ordinateur. Et cette légère odeur dans l’air d’Île-de-France, c’est bien un avant-goût de fin du monde.
    Je consacre dix minutes à observer une coccinelle la tête en bas. Moi-même me contorsionne. La tête en haut quand elle a fait le tour d’une feuille, et je me repère à la luminosité du ciel ainsi qu’un noyé ou un alpiniste enseveli sous l’avalanche. Je repars sans que me soient poussées des ailes. Plus tard je m’arrêterai de nouveau, devant une vasque remplie de lentilles d’eau. J’aurais une pensée pour Bashung immergé sur la pochette de Fantaisie militaire, non pas noyé mais néanmoins mort depuis, et une pensée pour Bowie, sépulcral sur les images de ses derniers clips, et une pensée pour Jean-Louis Murat qui est mort récemment sans que je l’aie su.

jeudi 27 mars 2025

Voudrions-nous d'un éternel été ?

26 juin


    Il me semble que j’avais écrit quelque chose, quelque part, qui méritait que je le relise. Mais quoi, mais où ?
    Mais qui pour s’en soucier ? Moi, certes. Quoique… J’employais l’expression « avoir quelque chose sur le feu ».
    Cela me fait rire, ah ah, car je m’adressais à une potière. Elle me répondait que le temps passe plus vite qu’on ne voudrait.
    Ou non, elle constatait seulement que le temps passe vite. Ce que nous voudrions qu’il fasse n’est pas si clair.
    Voudrions-nous d’un éternel été ? La température est redescendue. J’écris à la chorégraphe jusque tard dans la nuit.
    Demain j’aurai envie d’autre chose, ailleurs. D’un bain de nature. Ce qu’il reste de nature par ici. J’eusse voulu désinventer le feu.

lundi 24 mars 2025

Trop zinzins

25 juin

    C’est un jour à hydrater les vieilles personnes recluses en maison de retraite, la température monte à 34°. C’est un dimanche de repos et de fleurs fanées, je ferme les volets et transpire sous mon toit en buvant beaucoup d’eau.
    Mon ordinateur qui n’aime pas l’eau proteste : il n’aime pas non plus les grosses chaleurs. Parfois il émet le bruit d’un avion sur le point de décoller. Je ne branche pas le ventilateur qui fait plus de bruit encore que mon ordinateur.
    Une amie vivant en forêt m’écrit qu’elle observe les petites bêtes de son jardin, qu’elle découvre des espèces jamais répertoriées jusqu’à présent dans sa région. Probablement – c’est une hypothèse scientifique – parce que tout le monde s’en fout.
    Il me semble que les moustiques de ma chambre ont muté. Ils ne ressemblent pas du tout à des tigres, beaucoup trop lents. Ou trop zinzins (les plus rapides). Mais peut-être est-ce moi ? Quand je les écrase, la plupart du temps je ne trouve pas de sang sur mes mains.

jeudi 20 mars 2025

Il faut dire merci

24 juin

    Et au réveil chiffon, je m’empresse d’attraper un nouveau train, de banlieue cette fois. Le soleil est déjà haut, sur le quai les écrans qui affichent les destinations sont peu lisibles – je lève une tête de myope vers les reflets. Venez par ici, me dit un homme assis, de ce côté c’est plus facile. Je lui souris, le remercie. Je suis analphabète, poursuit-il, mais je me débrouille bien avec les chiffres. Ah d’accord, j’opine, je continue à sourire et à regarder l’écran qui confirme ce que je sais déjà ; histoire de faire plaisir à ce monsieur plus jeune que moi et très sérieux. Et un peu inquiétant, il me regarde fixement, J’ai été gentil avec vous, vous pourriez le signalez… Mais oui, je vous remercie ! Il faut remarquer quand on est gentil avec vous, il faut dire merci… Mais oui, merci ! J’accentue encore un sourire devenu franchement douteux, tandis que je m’éloigne vers l’autre bout du quai.
    Plus tard je prends le volant d’un SUV hybride, en route vers une fête de la ville où le spectacle d’une amie comédienne est programmé. Elle n’a pas le permis mais un smartphone, grâce auquel elle me guide depuis le siège passager. Tout le matériel est dans la voiture. Tout le spectacle est dans sa mémoire, c’est la 140ème représentation. La boîte de transmission du SUV est automatique, j’oublie de positionner le levier sur « Parking ». Les automatismes de jeu sont inévitables mais l’amie est enceinte et teste des variations. Une spectatrice se frite avec une photographe, l’alimentation électrique tombe en rade. J’ai suffisamment serré le frein à main. Après le spectacle, des gens embarrassés dressent une table de pique-nique. Tiens Mamie ! Un gros homme et sa femme offrent deux roses embaumées dans leur linceul de cellophane. Mamie dit merci sans mourir.

mercredi 19 mars 2025

L'ombre du géant

23 juin

Qu’il est étrange de retrouver le chat du voisin à sa fenêtre, et le silence, et la réduction des mouvements. Deux jours une nuit suffisent à dépayser. Je rouvre les dossiers suspendus, j’abaisse les stores contre le soleil trop chaud, je rattrape du sommeil en retard. Un géant aveugle titube tel un Godzilla sédaté au milieu de la ville, à ma recherche, il est si grand que le fuir n’est pas chose facile ; c’est l’ombre qu’il projette sans le savoir (sans la voir) qui est annihilante, plus rapidement mortelle que ses énormes pieds, et il ne sert à rien de tenter de se cacher sous une autre ombre. Je cours, j’évite les ruines, j’espère juste qu’il n’a pas la bonne intuition de la direction par où me suivre. L’une des danseuses trouvait un avantage à la perte d’odorat de son copain, il lui semblait que ses aisselles diffusaient une odeur de fer. Je n’ai presque pas porté mon masque cette fois, comme si la nature de l'amour éprouvé envers mes compagnons de résidence constituait en soi une protection. Courir à l’air libre au milieu de ruines m’apparaît moins angoissant que dans les couloirs du métro, il m’est arrivé aussi de me réveiller nain – et en danger d’être tué ; me prenant pour un chat, je cherchais à m’échapper par la façade d’un immeuble d’une autre ville, moins dévastée. Est-ce la Covid qui passe par là ? L’ombre du géant ne signifiait pas tant la mort que la disparition, ailleurs, dans une autre dimension. À quoi suis-je aveugle ? Suis-je dangereux ? Le chat a des yeux incroyablement verts. Il se penche mais jamais ne tombera.

lundi 17 mars 2025

De l'entrain inépuisable

22 juin

    Le lendemain est déjà l’amorce d’un souvenir puisque le soir je repartirai pour Paris. Il pleut, le filage prévu à l’extérieur est compromis, la chorégraphe a noirci trois pages de notes sur son carnet durant la nuit. Les danseurs sont d’un entrain inépuisable. J'éprouve d'autant plus l’amorce d’une mélancolie que ces moments, dans l’instantanéité du vif, appellent à constituer souvenir. Tous engagés au meilleur de ce que nous pouvons être, afin que la pièce créée – cet objectif mineur au regard des catastrophes planétaires en cours mais revendiquant une foi placée en l’art – soit belle et inspirante.
    Comment si ce n'est par foi ferions-nous cela ? L’entrain des danseurs n'est pas réellement inépuisable ; la vue de l'esprit outrepasse la raison des corps qui voudraient n'être jamais rassasiés pour s'élever plus haut, se lover plus ample, gommer l'effort et la douleur. Un pied saigne, désinfecté à l’alcool, le petit cri de douleur se teinte de joie (du moins je me l’imagine, bien confortable dans mes chaussettes). Il est l’heure que je m’en aille, on se revoit à la générale ? Le portail rechigne à s’ouvrir au bip électronique, si je rate mon train je devrai rester un jour de plus. Je ne dirais pas non ? Le portail s’ouvre.

jeudi 13 mars 2025

De la beauté au sein du désastre

21 juin

    Dans le square près de la gare, toujours des hommes dorment, à ce qu’il semble. Cette fois il est près de midi – mais j’ignore ce qu’il s’y passe la nuit. S’il est fermé. Si les gardiens débonnaires le jour sont remplacés la nuit par des maîtres-chiens plus soucieux d’embarquer les indésirables. Deux femmes tirent un caddie et expliquent à l’homme qui les attendait qu’elles n’ont pas pu rapporter de glaçons. Sous le soleil ardent je visualise de petits icebergs que la grille métallique du caddie ne permettait plus de retenir, comme une allégorie des solutions dérisoires que l’humanité oppose au réchauffement climatique.
    Dans le train la climatisation souffle une brise au niveau de mes chevilles, j’ajuste mon masque et retrouve Lorelei. Nous ne sommes pas vus depuis plus d’un an, elle me reconnaît cependant, le paysage défile vite. Voici de nouveau ce coin de campagne où regarder danser, sauf que cette fois nous sommes deux, nous sommes trois avec la chorégraphe, sept avec les danseurs. Six cents migrants sont morts noyés en Méditerranée ces trois dernières semaines. Les exilés du square sont toujours aussi mal accueillis en France.
    Ce sont les tout derniers jours de la résidence de création, il y a encore beaucoup à rectifier, modifier, affiner. Besoin de mots pour danser, des mots de travail, d’autres de complicité. Le travail pour chacun d’entre nous est une faim, est une soif. En fin de journée il est trop tôt pour arrêter, d’autant que c’est solstice. Et fête de la musique. Le coin de campagne est un désert mais les danseurs empruntent la voiture, loin d'être rassasiés. Lorelei et moi parlons d’écriture dans la cuisine. L’eau de la tisane fleure les pesticides. La beauté au sein du désastre fera de bons souvenirs.

mardi 11 mars 2025

Attentives #35 (peindre en miroir)

Ovide se donne du mal pour expliquer que Narcisse ne savait pas qu’il se voyait lui-même – pas initialement. Il aima ce qu’il vit et ensuite, plus tard, il vit que ce qu’il aimait n’était autre que sa propre personne, en fait. C’était lui qu’il voyait dans l’eau, avec tout le reste : le ciel, les arbres, le monde qui l’entourait. Et ce fut peut-être ce qui le rendit si heureux : il avait cru être seul, et regarder un monde distinct de lui-même, un monde peuplé d’autres choses, et voilà que, tout à coup, il se rend compte qu’il est dans ce monde. Qu’il est bien réel. Avant, il ne se savait pas réel…
(…)
Nous avons toujours envisagé l’histoire de Narcisse comme celle de la vanité et de l’amour de soi propres à la jeunesse. Mais il faut garder à l’esprit que Narcisse était celui qui rejeta Echo parce qu’elle ne faisait que lui répéter ce qu’il venait juste de dire l’instant d’avant. Elle était toujours d’accord avec lui – on pourrait croire que cela ferait d'elle la femme idéale pour quelqu’un qui s’aime lui-même d’amour… mais il ne voulait pas de ça.
(…)
Et c’est en découvrant la vérité, en constatant que sa personne est un objet au sein d’un monde, comme tous les autres objets, qu’il devient peintre. Car, pour la première fois, il fait partie du monde, et l’art est sa façon de confirmer cet état de fait. Une façon de dire qu’il est dans le monde, dans le monde et du monde. Echo lui répétant ses propres paroles, c’était une triste blague, une parodie. Désormais, en revanche, il est environné d’inattendu et d’imprévisible.

John Burnside (in L’été des noyés

L’acte de peindre est, avant tout, une prise de possession sensuelle de l’univers : une sorte d’identification se produit entre vous et ce que vous cherchez à capturer par l’action de peindre. Le peintre se travestit sensuellement en ce qu’il peint. Il devient femme pomme fleur lumière, je ne connais pas de communion plus complète – à part la fusion de l’amour. Peindre c’est aimer.

Serge Rezvani (in Le testament amoureux)


 

jeudi 6 mars 2025

Rhizomiques #205 (hallucinés)

(...) pendant une courte période de trois mois qui passa comme un éclair, je fus un consommateur habituel d’acide lysergique, de LSD, ce qui me fit comprendre que ce que nous appelons "réalité" n’est pas une exactitude mais plutôt un pacte entre un grand nombre de gens, entre un grand nombre de conjurés qui, un jour, dans votre ville natale par exemple, décident que l’avenue Diagonal est une promenade avec des arbres alors que si vous prenez votre acide, vous pouvez voir un zoo bourré de bêtes féroces et de pies qui ont leur propre vie, toutes en liberté, certaines juchées au faîte des arbres.
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Une étrange sensation de démangeaison & de brûlure entre mes yeux – & je me réveille en sursaut, comme quelqu’un qui s’est très légèrement dégagé de son corps mortel, dans son sommeil ; le corps éthérique nous comprend, nous qui sommes éclairés, paraît-il ; & parfois, dans le sommeil, ce corps se disjoint du corps moral. (Ainsi l’enseigne madame Blavatsky.) Mais oh ! – cette sensation bizarre entre mes yeux, au bas de mon front – est-ce le troisième œil de l’illumination ? Qui s’ouvre enfin ?
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Il est impossible de voir le moi véritable dans un miroir, vous ne pouvez voir que ce que vous n'êtes pas ou ce que vous voulez être. (…) Le réel est constamment devant vous et pourtant vous ne voyez rien, d'ailleurs cela ne dépend peut-être pas de vous, voir le réel reviendrait à entrer si profondément dans la réalité qu'on n'y survivrait pas.
 
Enrique Vila-Matas (in Montevideo)
& Joyce Carol Oates (in Maudits)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)

lundi 3 mars 2025

Rhizomiques #204 (réalités)

    Qu’est-ce que la réalité ? pour vous ?
    Ce n’est pas un nom. Ce n’est pas une chose ni un objet. Elle n’est pas objective.
    J’admets que notre expérience de la réalité n’est pas objective. Mon expérience du désert sera différente de la vôtre. Mais le désert est vraiment là.
    Bouddha ne serait pas d’accord avec vous, dit Victor. Bouddha dirait que vous êtes un esclave des apparences, que vous confondez la réalité avec l’apparence.
    Alors qu’est-ce que la réalité ?
    Les plus grands esprits se posent cette question depuis toujours. Je ne sais pas y répondre. Ce que je peux dire, c’est que si la conscience semble être une propriété émergente du cerveau – impossible de la situer biologiquement –, elle nous échappe tout autant que le siège de l’âme, mais nous nous accordons pour dire que la conscience existe, et nous nous accordons pour dire qu’aujourd’hui, l’intelligence des machines n’est pas consciente. Alors peut-être que la réalité est aussi une propriété émergente – elle existe, mais ce n’est pas ce fait substantiel auquel nous pensons.
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Dis-moi, est-ce que tu crois à la réalité ? (…) Toi et moi nous sommes des scientifiques, nous appartenons à une certaine tradition, mais qu'est-ce qu'une tradition, sinon ce sur quoi tout le monde s'accorde – chercheurs, enseignants, institutions –, et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s'accorde, et c'est précisément ce qu'ils sont en train de faire. C'est extrêmement simple, Eilish, le NAP s'efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l'on prétend qu'une chose en est une autre et qu'on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l'acceptent comme une vérité – rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin.
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Nous vivons dans une simulation, me dis-je tandis que le tramway s'arrêtait à un bloc de mon appartement, mais cela restait tellement en deçà de... de la réalité, disons, faute d'un meilleur mot. Je n'arrivais pas à me convaincre. Je n'y croyais pas. Une averse était prévue dans – je consultai ma montre – deux minutes. Je descendis du tram et me mis en marche très lentement, exprès. J'ai toujours adoré la pluie, et le fait de savoir qu'elle ne vient pas des nuages n'en diminue aucunement l'attrait à mes yeux.
 
Jeanette Winterson (in Frankissstein : une histoire d’amour)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)

jeudi 27 février 2025

Rhizomiques #203


Pyramid Pink Floyd (Dark Side of The Moon) Merchandising Ufficiale :  Amazon.fr: Cuisine et Maison
 (Pink Floyd)
 
- Il est aisé de nous imaginer des êtres appelés, disons, "Platitudiens", qui vivraient dans une contrée du nom de Flatlandie, un peu comme sur une feuille de papier à deux dimensions, sans profondeur. Vous suivez ? Laissez courir votre imagination. Ils ne sauraient rien de nous, les êtres tridimensionnels. Nous ne deviendrions perceptibles pour eux que lorsque nous ferions effraction dans leur univers bidimensionnel, celui de la feuille de papier ; alors ils nous verraient comme une coupe. Vous comprenez ce que je veux dire ? Ils ne verraient pas toute notre personne, mais uniquement ce qui, en quelque sorte, traverserait la surface de cette contrée plate. (…)
Ce que je veux dire, c'est que nous sommes peut-être, analogiquement, les habitants handicapés du monde à trois dimensions ; habitants qui n'ont aucune idée de ce à quoi peut ressembler un monde quadridimensionnel. Vous comprenez ? Nous n'avons ni les instruments ni les sens pour connaître un univers avec une dimension supplémentaire. Et pourquoi pas une cinquième, une sixième ou une vingt-sixième. Notre esprit ne peut le concevoir. (…)
Notre monde n'est peut-être que l'ombre projetée par des phénomènes quadridimensionnels sur l'écran de nos sens.
    Ensuite il leur expose une théorie lue chez des Anglais, selon laquelle il se pourrait que la dimension supplémentaire soit le monde des pensées. Dans celui-ci, elles auraient une forme concrète, matérielle, mais elles n'arriveraient à nous qu'en tant que phénomènes. Un esprit collectif, grégaire, les ferait descendre jusqu'à nous, ici, et créerait ainsi des "cognito-profils", formes à la charnière des mondes spirituel  et matériel, constituées de nos peurs et de nos espoirs. (...)
- L'art actuel l'envisage également, commence Thilo, l'objet représenté n'est qu'une projection de notre esprit, de ce que nous savons de cet objet. En revanche, nous n'avons aucun accès à ce à quoi il ressemble vraiment, ni à ce qu'il est... Autrement dit, l'art – y compris l'art figuratif traditionnel – crée davantage les objets qu'il ne livre la vérité de ce qu'ils sont réellement. Par là même, il obture notre esprit au lieu de l'ouvrir.
- Très juste, jeune homme, s'anime monsieur August. Autrement dit, nos projections convenues paralysent notre connaissance.
- Mais l'art moderne, progressiste, né au XXème siècle, a des ambitions bien plus grandes. Il veut aller au-delà de ces limites, révolutionner la manière de regarder. Il veut voir les choses d'une nouvelle manière, simultanément de plusieurs points de vue, y compris ceux qui paraissent impossibles.
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- Je vous demande d’imaginer des êtres supérieurs dont l’intelligence est à la nôtre ce que la nôtre est à celle d’un ver de terre… Nos descendants, peut-être. Imaginons qu’ils disposent d’ordinateurs si puissants qu’ils savent recréer un monde virtuel où ils font revivre de manière précise leurs ancêtres, et les observent évoluer, selon différentes destinées. (…) Nous croyons être des êtres humains alors que nous ne sommes que des programmes. (…)
- Alors, en ce moment, je ne bois pas mon café à une table ? Ce que nous percevons, sentons, voyons… ce serait aussi simulé ? Tout est faux ?
- Ça ne change pas le fait que vous êtes en train de boire un café à cette table, ça change seulement ce de quoi sont faits le café et la table. Ce serait facile : la largeur de bande sensorielle humaine maximale n’est pas très grande : simuler tous les sons, les images, le toucher et les odeurs n’aurait qu’un coût négligeable. Notre environnement lui-même n’est pas trop compliqué à contrefaire, tout dépend du niveau de détail : des "humains simulés" ne remarqueraient pas d’anomalie dans leur environnement virtuel, ils auraient leur maison, leur voiture, leur chien, et même leur ordinateur, tant qu’on y est.
 
Olga Tokarczuk (in Le banquet des Empouses)
& Yves le Tellier (in L’anomalie)

mardi 25 février 2025

Rhizomiques #202 (effets de réel)

« Bien sûr qu’un monde réel existe, Kant est très clair à ce sujet. Vous êtes là, assis devant moi, occupé à percevoir le monde réel. Tout comme moi. Et il y a un monde réel à percevoir. S’il n’existait pas de monde réel, nous n’aurions rien à percevoir. Mais… » Et là elle a levé un unique doigt, comme une institutrice. « Le point crucial, c’est que l’inverse est également vrai. Si vous n’étiez pas là pour observer, il n’y aurait pas de monde à percevoir. Du moins, pas de la façon dont vous le percevez présentement – espace, temps, causalité, modalité, etc.
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- Tu veux dire que le royaume des morts devient réel à partir du moment où l’on y croit ?
- Non, ce n’est pas tout à fait ça. Mais monde et réalité ne sont pas la même chose – le monde est la réalité physique dans laquelle nous vivons, tandis que la réalité est aussi tout ce que nous savons, pensons de lui, et les sentiments qu’il nous inspire. Le problème est que ces deux niveaux sont absolument indissociables. En revanche, si le royaume des morts a un jour fait partie de la réalité, il n’a jamais été partie intégrante du monde.
- Beurk. Tout ce relativisme, comme c’est barbant !
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Edward Said (…) aimait beaucoup l’idée de T.S. Eliot selon laquelle la réalité ne pouvait être privée des autres échos qui peuplent le jardin.
 
Adam Roberts (in La chose en soi)
& Karl Ove Knausgaard (in L’Étoile du matin)
& Colum McCann (in Apeirogon)

jeudi 20 février 2025

Rhizomiques #201 (virtualité - suite)

La majeure partie de la journée à leur travail, sur des ordinateurs, des téléphones portables, des iPads. Leurs yeux étaient rivés sur des simulacres de personnes et de choses et non de véritables personnes et de véritables choses, de sorte que leurs cerveaux en étaient à coup sûr altérés négativement.
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Quand mon ordinateur est arrivé, je l’ai déballé et branché et allumé et connecté à la boîte étape par étape, comme je l’avais appris, puis j’ai cliqué sur le symbole de Google et la fenêtre rectangulaire vide est apparue avec le curseur à l’intérieur et c’était comme si elle me faisait des clins d’œil et mon cœur s’est mis à palpiter plus fort et j’ai soudain eu peur de ce qui était derrière cette fenêtre, (…) un univers entier de connaissance et d’absurdités, et rien de tout ça ne m’était utile alors j’ai débranché l’ordinateur et la boîte et je les ai rangés au fond du placard de l’entrée où ils se trouvent encore aujourd’hui.
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Les réunions holographiques avaient autrefois été saluées comme étant la communication de l'avenir – pourquoi dépenser du temps et de l'argent à voyager physiquement quand on pouvait se transporter dans une étrange salle numérique d'un blanc argenté et y converser avec des simulations ondoyantes de ses collègues ? - mais la virtualité était péniblement plate. Le travail de Dion requérait de nombreuses réunions, de sorte qu'il passait six heures par jour dans l'holospace et se couchait le soir hébété d'épuisement.
« Je ne comprends pas pourquoi c'est tellement fatigant, dit-il. Tellement plus fatigant que les réunions normales, je veux dire.
- Parce que ce n'est pas réel, je pense. » Il était très tard. Debout l'un près de l'autre devant les fenêtres du salon, ils regardaient la rue déserte en contrebas.
« Tu as peut-être raison, dit Dion. La réalité se révèle plus importante que nous ne le pensions. »
 
Joyce Carol Oates (in Monstresoeur)
& Donal Ryan (in Soleil oblique et autres histoires irlandaises)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)

mardi 18 février 2025

Rhizomiques #200 (virtualités)

    J’avais récemment commis l’erreur de parler à ma mère de la singularité. De l’éventualité, l’inéluctabilité de notre fusion avec l’intelligence artificielle. Quand nous constaterions sa supériorité, quand elle proclamerait sa supériorité, il faudrait nous adapter, fusionner pour ne pas être avalés, dominés.
    « Elle tombe à pic, cette théorie, pour quelqu’un qui passe vingt heures par jour penché sur son ordinateur comme s’il attendait un baiser », avait-elle répondu.
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Impressionné par le nombre d’heures que Victor passait devant l’ordinateur, Randy était persuadé qu’il avait une vie sexuelle débridée, avec des dizaines de poules virtuelles sur le feu. Qu’un ordinateur puisse servir à autre chose que regarder de la pornographie était une rumeur à laquelle il ne croyait pas vraiment.
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Afin de rechercher les tchatbots les plus crédibles, j'ai connecté notre ranch à Internet et j'ai acheté un ordinateur multi-écrans dernier cri devant lequel j'ai passé des jours et des nuits à la recherche du programme vocal le plus humain, de la voix qui me rendrait follement amoureux. (…) J'ai flirté avec une beauté du Sud nommée Savannah, j'ai été interpellé sur la situation critique d'un missionnaire au Ghana, je me suis fait harponner par un robot toxique appelé Rob. Avec Rob, j'ai découvert le désir d'être injurié à tout bout de champ. Il ne répondait que par des invectives genre « Tu n'est qu'un putain de crétin » ou « Tu ne mérites pas d'être en vie » et, malgré cela, j'ai poursuivi avec lui, durant pratiquement quarante-huit heures de ma vie d'adulte, une conversation dont je suis ressorti curieusement revigoré.
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    Tu es chiant. Tu es archichiant. Tu peux pas savoir comme tu es chiant. Bon, tu me fais peur. Ça c'est clair. Mais en même temps, tu m'ennuies. T'es plate comme autocrate. D'ailleurs comment doit-on désigner un automate autocratique ? Es-tu un automacrate ? Un dictatordinateur ? Quoi qu'il en soit, tu n'as ni le panache ni l'allure glaçante de tes prédécesseurs de chair et d'os. (…)
    Tu es chiant comme ceux qui t'ont programmé.
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Il semble important de rappeler que Facebook, notre nouvelle interface préférée avec la réalité, a été conçu par un étudiant en deuxième année à Harvard avec les préoccupations d’un étudiant en deuxième année à Harvard. Avez-vous une relation amoureuse ? (Choisissez une seule réponse. On doit savoir.) Avez-vous une « vie » ? (Prouvez-le : mettez des photos.) Aimez-vous ce qu’il faut ? (Faites une liste. Ce qu’on peut aimer : films, musique, livres et télévision, en revanche ni l’architecture, ni les idées, ni les plantes.)
 
Tommy Orange (in Ici n’est plus ici)
& Jennifer Haigh (in Mercy Street)
& Louisa Hall (in Rêves de machines)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)
& Zadie Smith (in Feel free)

vendredi 14 février 2025

Rhizomiques #199 (tactile)

– On ne partage pas la conscience de quelqu’un, on en forme une ensemble. Je ne suis même pas sûr que tu aies une conscience, que nous voyons la même…
– Pff…, dit-elle en renversant la tête contre le mur. Tu ne vas pas recommencer ! Les couleurs existent.
– On ne peut pas s’extraire de soi-même. Je ne saurai jamais si nous voyons le bleu de la même façon.
– Mais, dit-elle en se mettant à califourchon sur lui, je sais que tu sais que je sais quand tu vas jouir.
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Alors que le corps de Cassidy commence à se pencher vers le sien, il glisse son bras autour de sa taille, qui est plus fine qu’il ne l’imaginait, et se dit qu’il a eu tort de croire si longtemps que l’imagination était la réponse aux déceptions de la réalité. En fait, notre imagination ne peut pas, ne pourra jamais, imiter la bénédiction du réel, de la matière, du corps souple et chaud enfin dans vos bras.
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Zap continue de se consumer de l'intérieur, et c'est un feu qui réchauffe, un feu de joie, c'est un immense brasier autour duquel on danse pour célébrer la nature, le soleil, les dieux, la vie. Il ne peut détacher ses yeux du visage. Il n'a jamais rien vu d'aussi beau. Pas touche, mais quand même au bout d'un moment c'est plus fort que lui, il allonge le bras et pointe son index et le pose sur la joue d'Anne-Sophie-Catherine-Élisabeth. Cela génère un petit rond à la surface de l'écran, une onde unique et légère, une minuscule encyclie de pixels – qu'est-ce que ça donnerait sur sa peau ?
 
Namwali Serpell (in Mustiks)
& Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Marcus Malte (in Aux marges du palais)

mardi 11 février 2025

Rhizomiques #198

Voyez-vous, l'amour affecte l'espace-temps. Quand on aime, chaque seconde est une éternité ; quand deux êtres se touchent, chaque caresse porte en elle la charge de toute une histoire. Les poètes le savent de longue date, mais il est urgent pour les esprits scientifiques d'accepter que ce n'est pas une illusion ! C'est une réalité physique.
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– j’ai toujours trouvé… – disait-il à voix très basse – que faire l’amour commence avant que les corps se touchent.
– hummm – elle, les yeux fermés, laissait sa langue progresser lentement.
– faire l’amour c’est quand les corps savent qu’ils vont se toucher.
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Je ne savais pas que ça pouvait être comme ça. Je ne savais pas que c’était ça, le but. La façon dont on se sent après. Que c’était pour l’après que le sexe existe.
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Est-ce que l’amour n’était pas finalement la volonté de se connaître ? Est-ce pour cela que les gens désirent tant le corps de l’autre, non pour le plaisir, mais pour s’en approcher au plus près ? Investir tous les mystères du corps, transgresser toutes les limites pour atteindre le centre, rechercher le versant intérieur.
 
Chris Bergeron (in Vandales)
& Ondjaki (in Les transparents)
& Meg Mason (in Évidemment Martha)
& Olga Tokarczuk (in La soirée littéraire)

jeudi 6 février 2025

Rhizomiques #197 (fluidité)

Elle aimait entrer dans les bois serrés, mais aussi en sortir, pour retrouver le vent. Le vent donnait toujours à Nella la sensation que la nature était vivante. Il lui plaisait que cette vivacité soit en même temps invisible et fluide, elle n'en était jamais épuisée.
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Comment pouvais-je imaginer que je passerais une vie avec le même amour, moi qui m’enflammais à chaque regard posé sur mes yeux, et ne pouvais vivre sans tomber amoureuse, me laissant prendre au moindre appel et me déprenant à la première désillusion. Je pensais que l’on ne pouvait que dans la succession et l’accumulation réunir tout ce que l’on éprouvait seulement en parcelles. À dix-huit ans, l’idée que l’on puisse se retrouver à quarante avec le même homme me faisait horreur, m’aurait angoissée, je ne comprenais pas… Je n’imaginais surtout pas qu’il soit possible de rester neuve dans la durée, ni de retomber amoureuse du même être par une suite de pulsions répétées comme une guirlande lumineuse faite de l’éclairage d’une succession de feux dont le parcours donnerait une lumière vibrante et continue.
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La lumière, a-t-il expliqué, semble avancer de façon fluide, mais la mécanique quantique prétend que celle-ci se déplace par à-coups. Les ondes combinent déplacement fluide et par à-coups. Un véritable déplacement fluide est-il possible sur notre planète ? Peut-on faire des maths avec fluidité ? Faire l’amour avec fluidité ? La fluidité est belle, mais dépourvue de force. L’énergie provient de la saccade, de la capacité à changer rapidement. L’immortalité est dans la fluidité.
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    Nous avons fait l’amour. Comme ce mot a l’air banal – trivial, usé, tout trait distinctif quasiment effacé par l’usage – mais comment décrire une telle action en acte ? Cette création ? Cette union magique ? Je pourrais dire que nous sommes devenus deux silhouettes prises dans une danse hypnotique sous le talisman chaloupé de la lune, d’abord lente, si lente… deux plumes appariées flottant dans la substance claire d’un ciel liquide… puis qui accélèrent, de plus en plus, pour finalement n’être plus que photons de lumière pure. (…)
    Ou bien je pourrais dresser la liste des impressions, des images encore brillantes, illuminées à jamais par la cambrure blanche de ces premières caresses, le premier regard après qu’ayant écarté la chemise de laine, j’ai vu qu’elle ne portait pas de soutien-gorge ; la timidité de ses hanches se soulevant imperceptiblement lorsque j’ai fait glisser la rude toile de jean  (…).
    Mais il me semble que la meilleure façon pour moi de communiquer la beauté de ces moments consiste à répéter, tout simplement, que nous avons fait l’amour. Et consommé ainsi tout un mois de regards furtifs, de sourires prudents, de frôlements accidentels de nos corps, trop flagrants ou trop secrets pour n’être que des accidents, et toutes les autres petites vignettes incomplètes du désir… et peut-être par-dessus tout, consommé la connaissance partagée de ce désir, et de ce désir retrouvé, et du progrès irrépressible de ce désir… dans une déflagration interne parfaitement silencieuse tandis que tout mon corps tendu explosait à l’intérieur du sien comme un fluide électrique. 
 
Emmanuelle Salasc (in Ni de lait ni de laine)
& Danièle Rezvani citée par Serge (in Beauté, j’écris ton nom)
& Elif Batuman (in L’idiote)
& Ken Kesey (in Et quelquefois j'ai comme une grande idée)

mardi 4 février 2025

Rhizomiques #196 (fugacité)

Elle me tend une petite pomme brune pour que je la croque. Lisa est vêtue de pourpre, une couleur qui, sur elle, flamboie presque. C’est son sweater qui est pourpre. Son écharpe est bleu lavande. En l’observant, là, debout devant les citrouilles, je me sens submergé par la richesse de ton de ma vie même, par son intensité. En ces moments-là, je suis tenté de prendre des photos pour stocker tout le bonheur que je ressens, mais je suis trop sage pour le faire. Je sais que l’important, c’est l’existence même de Lena, c’est la couleur en tant que symbole, c’est la saveur des pommes dures et l’exacte qualité du soleil en ce dernier jour chaud d’octobre. Une photographie aplatirait la scène en en faisant un moment heureux, alors que ce que je ressens est une pure extase, ainsi que la certitude fugace de mériter ma place sur Terre et l’air que j’y respire.
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Il n’aimait pas trop se défoncer : cela désentravait trop son esprit, le clivait de son entourage, voire de lui-même. Mais son désir fugace – son désir d’éprouver du désir – plaidait en faveur de l’expérience.
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Elle tenait un petit plateau plein de mandarines qu’elle me tendait dans la buée d’un sourire. Pris de trouble je m’entendis prononcer : « Que vous êtes belle avec ces mandarines ». Je retranscris aujourd’hui avec un sourire amusé ces premiers mots entre nous et je me dis cependant que la pauvreté inouïe de cette phrase réfléchissait la plus somptueuse image qu’un peintre pouvait recevoir.

Barbara Kingsolver (in Une île sous le vent)
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Serge Rezvani (in Le testament amoureux)

mardi 28 janvier 2025

J'ignore ce que cela raconte

3 juin

    Par la fenêtre ouverte des voisins d’en face je vois se refléter dans la glace de l’armoire de salle de bain un morceau de mon toit en tuiles exactement semblable au toit de tuiles de mes voisins. J’ignore ce que cela raconte. Je n’ai pas de chat.
    J’ai des amies, l’une est davantage fugace que fluide, elle réside au bord de la Méditerranée depuis près d’un an, c’est la première fois aujourd’hui que je la revois. Comme avant, dans l’agitation d’un festival d’arts de la rue.
    Comme avant, lorsqu’elle était d’Île-de-France, et qu’on allait se promener le long des quais de la Seine. Je lui trouve une densité nouvelle, un surcroît de vitalité. Une charge de soleil provençal, un rayonnement cosmique ?
    On n’a qu’une vie, la mienne s’essouffle sur le vélo dans une pente que, plus jeune, je gravissais allègrement. J’ai des excuses. Un jour je suis entré chez les voisins – ils avaient perdu leurs clefs – par une (autre) fenêtre, tel un chat.
 


 

jeudi 23 janvier 2025

Prendre exemple sur le chat

2 juin
  

  Le chat se penche par-dessus le rebord de la fenêtre des voisins d’en face à tel point que je l’admire de ne pas tomber. Son pelage est d’un noir profond qui n’accroche pas la sensibilité de mon smartphone, à peine aperçoit-on les points verts de son regard.
    La nature s’en donne à cœur joie dans la forêt proche où pourtant nul animal ne s’enfuit sur mon passage. Nul félin plus ou moins sauvage. C’est une nature végétale, déjà bien installée dans sa course printanière. Il y fait déjà un peu trop chaud.
    Je photographie des fleurs. Des frondaisons en manque de nuages. Je continue à éviter autant que possible les gens. Mon amie fluide est repartie hier au soir dans sa banlieue par le tramway, cela me pince le cœur comme une scène de cinéma.
    Cela ne devrait pas, mais qu’est-ce qui devrait être, autre que ce qui est ? Je devrais moins traîner la jambe, mais pour cela, encore faudrait-il que ma tendinite soit guérie. Je devrais prendre exemple sur le chat, oui mais on n’a qu’une vie.

mardi 21 janvier 2025

En-deçà des explosions

1er juin
 
© Ian Grandjean
(Cie Libertivore)
 
On peut aussi se tenir en-deçà des explosions. Ou un pas de côté. Aller écouter le brame d’animaux fantomatiques, dans une nuit de théâtre, on se suspend à un andouiller élevé dans les cintres et l’on tourne sur soi-même. On est invertébré glissant une frustration d’amour humain jusqu’à ramper sur le sol. On bondit au contraire pour s’accrocher aux troncs des arbres et se hisser plus haut que la voûte céleste (et l’on redescendra la tête en bas, discrètement). Voilà ce qu’on fait, du moins ce qui se montre à mes yeux et à ceux de ma compagne du jour, pour notre part nous nous contentons de regarder bien assis dans nos fauteuils. Et d’applaudir à la fin, ni enfants ni trop adultes. Il se pourrait que nous apparaissions comme un drôle de couple que nous ne sommes pas, la dernière fois que nous nous sommes tenus à côté l’un de l’autre remonte à quatre mois. Ou en face l’un de l’autre, comme dans ce café dont nous ferons la fermeture, où nous commandons des boissons mal assorties.