jeudi 10 juillet 2025
A contre-saison (27)
jeudi 19 juin 2025
Suspens estival
Tout récit s'inscrivant dans un décalage temporel, celui d'une escapade déjà ancienne s'autorise à attendre... un certain nombre de jours voire de semaines avant de repartir.
Car le temps du présent devient un peu trop chahuté pour l'auteur de ce blog.
(Sans doute de nouveaux-prochains récits décalés y émergeront ?)
En attendant, il y aura ponctuellement floraison de rhizomiques, voire de vivaces et d'attentives - on ne sait jamais.
Et de petites photos parfois décalées comme une horloge arrêtée sur midi alors qu'il est justement midi mais un jour ou une année ou deux plus tard.
vendredi 13 juin 2025
Horizon bousillé
Un corbeau solitaire m’a observé à prudente distance tandis que le soleil se couchait. Il ne m’a pas souhaité la bonne nuit mais c’est un progrès depuis la nuée démoniaque du premier soir, non ?
Disons oui. Le lendemain je roule vers le point le plus au sud de mon périple. Là où je vais passer deux jours. « Je regarde mes contemporains / C’est dire si je contemple rien » est inscrit sur un mur de béton.
Qu’ajouter à cela, je ne sais pas trop où porter le regard, quittant un horizon bousillé par les éoliennes pour m'enfoncer dans des zones artisanales et commerciales à n’en plus finir. Je m’arrête, quand même, dans un semblant de village.
D’un café s’échappent des rires mesquins, dominateurs, imbéciles ; bas du front (national) ; non que vaille mieux le rire cauteleux et élitiste de la bourgeoisie de droite. Sur un abribus : « Suce le pape / Négros en Syrie ».
J’aime les rires indéfinissables (au risque sinon de les trahir). Il me reste deux heures de route. Je vais retrouver une maison, un lit, des repas chauds, de l’amour filial. Je n’en parlerai pas ici. N’en écrirai rien. Deux jours plus tard je repartirai.
mardi 10 juin 2025
Esprit de contradiction
C’est une affaire de proportions, l’effet qu’un paysage a sur nous. Si l’on se cantonne à l’aspect visuel. Dans la bibliothèque de formes il y a des coefficients de courbes, des nombres d’or, des mécaniques dissimulées. Le goût est une horlogerie dont les ressorts nous demeurent obscurs ainsi que nos souvenirs de petite enfance. Ce qui vient après se surajoute – quoique avec moins de détermination – sur une base inaltérable.
Deux enfants jouent devant la maison des grands-parents. Ils s’ennuient et ne s’ennuient pas, c’est la fin des vacances, ils ont moins d’une dizaine d’années, à l’âge où chaque été est une petite éternité. Ils me voient arriver sur le chemin, peut-être m’ont-ils vu prendre en photo un tournesol. Ils voient mes chaussures de randonnée, mon sac, ils me disent bonjour les premiers et ils m’indiquent par où passer.
- En tout cas, eux ils ne m’ont pas pris pour un autre.
- Laisse-moi rire : ils ont cru que tu faisais la route de Stevenson !
- « Un bout seulement », j’ai répondu.
- Quinze kilomètres dans un sens et autant au retour pour aller dormir dans ta voiture, il est beau le randonneur !
- C’est drôle, on a inversé nos rôles, au départ c’était moi qui étais négatif…
- Parce que je ne suis pas ta bonne âme : je suis ton esprit de contradiction.
jeudi 5 juin 2025
Pfff...
- Il faut préciser que j’ai changé de paysage. Crois-tu que ce soit une raison ?
- C’est ce que tu suggérais hier, que nous nous accommodons plus ou moins d’un environnement en fonction de notre bibliothèque de formes, non ?
- Dans cette autre forêt je respire mieux, la lumière est plus douce, j’aime les prairies aussi, les courbes des vallons, la profondeur de vue ; et les odeurs d’humus, et ces mûres divines, et le chant des tourterelles !
- Et le type avec sa tronçonneuse, et les mouches à vaches, et ta jambe qui te fait boiter ?
- Finalement, cette voiture est agréable à conduire. Tu as vu tout à l’heure, le cycliste qui m’a salué de la main ?
- Il a dût te confondre avec quelqu’un d’autre.
- Sûrement, mais c’est un signe. Hier, cela ne se serait pas produit. Et, oh ! Un faon qui détale là devant !
- Tu m’as déjà fait le coup avec un lapin.
- Mais cette fois c’est vrai !
- Super, alors. Tu n’as plus besoin de moi.
- Si, reste. De fait, tu es en moi.
- Tu parles ! Tu ne sais même pas qui je suis.
- Tu es ma bonne âme et mon sale caractère.
- Pfff…
mardi 3 juin 2025
Oh, un lapin !
- La question est aussi de savoir ce que tu souhaites partager, dit-elle. Parce que ton dégoût navré du monde, vraiment ? Tu veux vraiment te la jouer Cioran au petit pied ?
- Non, mais peut-être que toi et moi on pourrait mitiger, ça donnerait « La décadence futuriste du monde est la mort de l’esthétique et l’humanité périclitera d’avoir sacrifié la beauté aux efficacités trompeuses / Oh, un lapin ! »
- Où ça ?
- Non, c’est un exemple, il n’y a même pas de lapin. Mais s’il y en avait un, tu le verrais.
- Quoi d’autre ?
- Tu ne te lasserais pas d’admirer les arbres.
- C’est vrai, et de respirer les senteurs de la forêt, tiens, là, tu sens la bonne odeur des pins, leur résine, leurs aiguilles ?
- Oui, et tu t’émerveillerais face à la souche d’un hêtre, qui figure, même de près, une chimère.
- On dirait un animal extraterrestre, figé en plein effort.
- Et moi, parlerais-je de la bibliothèque de formes sensorielles que chacun de nous s’est constitué lors de son enfance et qui détermine nos goûts d’adulte ? Je convoquerais Jung et ses archétypes…
- Si tu veux, mais pourquoi ?
- Pour estimer que cette forêt m’est trop peu familière.
- Ça te regarde mais je dirais que si c’est pour en arriver à ce type de considérations (c’est trop, c’est pas assez, je suis malheureux), tu peux nous en dispenser.
- Je sais pas…
Et tandis que je mange un melon du soir sur un muret, un millier d’étourneaux passent et repassent à bas bruit au-dessus de moi. Tel un amenuisement de peine.
jeudi 29 mai 2025
Et moi je me tairais
dimanche 27 août
Ça refuse encore. Est-ce le sens de la marche qui rend la forêt sombre ? Se pourrait-il qu’à mi-journée, rebroussant chemin, cela devienne plus doux ? Pas vraiment. Il y a de drôles de gens qui ne me font pas rire, qui se promènent en famille, la boutique de l’abbaye attire les touristes grâce à ses fromages et ses confiseries au miel. Je passe, triste sire, je réponds aux « Bonjour ! », je souris par réflexe, je m’empresse de regarder ailleurs. (Tellement je déplore ce que je perçois. Dans le paysage, ce que je perçois d’humain, j’ai tendance à le renier. Leur industrie, leur chimie, leurs « biens de consommation », leurs divertissements. Cette voiture où je brûle du pétrole pour aérer mon cafard. Et quand je ne déplore pas, la solitude me poigne. Mes amies sont trop loin. Mes amies si belles ne pensent pas comme moi, elles ne déplorent pas à tout bout de champ. Elle s’inquiéteraient que je déplore autant.)
Je pense ailleurs. Je pense que ce n’est pas tant moi qui, à chaque pas, adresse des adieux rageurs au monde... que le monde lui-même qui se dérobe. Sous mes pieds, où s’abîment toute joie et toute espérance. Comme si lucide, enfin. Non, ça ne va pas bien. Et la moindre gentillesse relative me dévaste. Un regard échangé qui se révèle vaguement sympathique. Un chien qui a laissé tomber son os en peluche en me regardant passer à l’aller, au retour la peluche n’a pas bougé et le chien n’est plus là. Je marche avec un millier de corbeaux au-dessus de ma tête. (Et pourtant… Si j’étais l’une de mes amies j’aurais raconté plutôt les chevaux placides au bord de l’eau, les haies de troncs noueux, ouverts, tels des viscères sublimées par la patine des mousses, la fée facétieuse sur les panonceaux pédagogiques du sentier des tourbières, les papillons… Peut-être la laisserai-je écrire demain, et moi je me tairai.)
mardi 27 mai 2025
D'une obscure façon
Rouler donc. Détester ça. Partir depuis une détestation généralisée. Rien ne va, nulle part. Où que les pensées nous portent. Mémoire soupirante de meilleurs élans. D'amours passées. De joies spontanées. D'espérances et de vigueur. S'arrêter à un hypermarché, détester la nourriture ignoble qu'on nous propose. Provisions faites, un minimum, plus loin s'arrêter de nouveau. Un bois, une rivière, un chemin, marcher un peu jusqu'à la nuit. Retrouver... quelque chose ? Oui, des mûres savoureuses. Non, l'accablante mélancolie.
Dans un village, petit concert de musique tango à ciel ouvert. Je passe, les yeux embués, comme si tout désormais était un adieu. La nuit est tombée, je retourne vers la voiture où me coucher. Il n'est plus que de descendre la route à pied, au crépuscule qui s'accentue. Deux à trois milliers de corbeaux surgissent soudain et me survolent, en une nuée croassante. Je reste longuement, la tête en l'air, à tenter de comprendre. Ils semblent chercher où se poser. Ou non. D'une obscure façon, c'est beau.
jeudi 22 mai 2025
Rhizomiques #217 (diversions)
Je l’ai informée pourtant de mes embêtements.
Elle n’a pas relevé et s’est mise à me parler de la recrudescence de la pépie chez les poules Wyandottes du Bas-Rhin, événements dont nous nous fichons l’un comme l’autre et qu’infirme d’ailleurs le simple bon sens, puisque la poule wyandotte est connue, d’une part, pour sa résistance aux virus aviaires les plus courants et, d’autre part, pour la faible densité de sa population dans les départements de l’Est.
De toute évidence, Nine essayait de détourner la conversation.
& Éric Chevillard (in La chambre à brouillard)
& Søren Kirkegaard (apocryphe)
& Daniel Saldaña Paris (in Parmi d’étranges victimes)
mardi 20 mai 2025
Rhizomiques #216 (mangez vos morts !)
& Holly Goddard Jones (in Kentucky Song)
& Fabrice Caro (in Fort Alamo)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)
jeudi 15 mai 2025
Rhizomiques #215 (nouveau silence)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Rosa Montero (in La bonne chance)
mardi 13 mai 2025
Rhizomiques #214 (regrets éternels)
J’étais atterrée par la trahison que représentaient ces pensées, par la créature sans cœur qu’elles révélaient.
Julia Armfield (in Cérémonie d'orage)
& Zeruya Shalev (in Stupeur)
& Jean Hegland (in Dans la forêt)
samedi 10 mai 2025
Rhizomiques #213 (ce qui n'est plus)
& Paco Cerdà (in Le pion)
& Miriam Toews (in Ce que combattre veut dire)
mardi 6 mai 2025
Rhizomiques #212 (les a-côtés du vide)
Quand Rouhollah W. Leffler a réexaminé la photo de Navidson à l’occasion d’une récente rétrospective, il a fait ce commentaire mélancolique :
Les gens devraient se plaindre davantage de cette zone vide mais à ma connaissance personne n’en a jamais rien fait. Je pense qu’il y a une raison très simple à cela : les gens comprennent, consciemment ou inconsciemment, que cette zone n’est absolument pas vide.
& Mark Z. Danielewski (in La Maison des feuilles)
& Peter Stamm (in L'heure bleue)
& Adrien Parlange (Télérama du 27/11/24)
samedi 3 mai 2025
Rhizomiques #211 (caché derrrière)
Ce que j’entends me cache toujours quelque chose qui se trouve caché par ce que j’entends.
Ce que je crois m’empêche de croire à quelque chose qui se trouve caché derrière ma croyance.
& Lionel Naccache (in Le Nouvel Inconscient)
& Valentine Goby (in La fille surexposée)
mardi 29 avril 2025
Rhizomiques #210 (acte intellectuel)
Je ne le crois pas. Le corps nous trahit et succombe. Mais le corps n’est pas l’essence de ce que nous sommes. L’esprit ne regagnera pas une demeure en ruine.
Comment pourrais-je t’aimer, mon bel homme, si tu n’avais pas ce corps ?
Est-ce mon corps que tu aimes ?
Comment lui dire que je passais la nuit à l’observer quand il dormait, quand son esprit était au repos et ses lèvres silencieuses, et que je l’embrassais pour le remercier de ce corps que j’aimais ?
Je te vois comme un tout, dis-je.
Il m’entoura de ses longs bras et me berça dans notre lit humide. Quand mon corps succombera, si je le peux, je projetterai mon esprit dans un rocher, un cours d’eau ou un nuage, dit-il. Mon esprit est immortel – je le sens.
(…) Comme il est chaud entre mes bras. Comme il est loin de la mort.
- Ce serait trahir Marc.
- Tu pourrais le qualifier ainsi ou considérer que tu es excessive en ce qui a trait à ta loyauté.
- Si je couche avec toi, je ne serai plus fidèle mais infidèle.
- Pas obligatoirement. Si nous couchons ensemble une fois et que ça n’a rien d’exceptionnel, tu deviendras encore plus fidèle et liée à Marc parce que, chaque fois que tu verras mes muscles sous mon tee-shirt et que tu seras attirée par moi, tu te diras : J’ai déjà couché avec lui et ce n’était pas génial, alors je me fiche de ses muscles, non ?
- Tu revêts ton désir d’une couche de rationnel.
- Mon désir est rationnel.
- Le désir ne l’est jamais, il est biologique.
- Mon désir pour toi est parfaitement rationnel. L’association de tes qualités séduisantes te rend irrésistible pour moi. En réalité, il me faut énormément d’énergie pour m’empêcher de tendre le bras pour toucher tes cheveux en ce moment précis.
- Non ! assène-t-elle.
- Je ne le ferai pas. Je vais continuer à dépenser de l’énergie pour résister à cette pulsion. Mais ce n’est pas évident.
- Tu pourrais t’en aller, cela faciliterait les choses. (…)
- Je ne peux pas m’en aller, parce que l’énergie que je dépense pour résister à l’envie de te caresser les cheveux ne m’en laisse pas assez pour marcher, ni même pour me relever. Peut-être que c’est toi qui devrais partir.
- Oui, acquiesce-t-elle. C’est ce que je vais faire.
& Jennifer Egan (in La maison en pain d’épices)
& Marcel Proust (in Du côté de chez Swann)
samedi 26 avril 2025
Rhizomiques #209 (l'imperceptible)
- Pas du brouillard, en fait, plutôt une bactérie, non ?
- Comment ça ?
- On est tous des bactéries. Nos corps recèlent vingt fois plus de bactéries que de cellules.
« En somme, tu me dis que tu trouves mon corps repoussant mais que tu aimes mon âme ? Parce que s’il y a une chose dont je suis sûre c’est que je ne crois pas en l’âme », intervins-je.
& Jean Hegland (in Rappelez-vous votre vie effrontée)
& Salman Rushdie (in Quichotte)
mercredi 23 avril 2025
Rhizomiques #208 (cycles nutritifs)
[Note de l’autrice (V. D.)
Pour rappel, l’absence de ce comportement chez le wombat en captivité avait d’abord fait l’objet d’une hypothèse hydromécanique (les fèces cubiques étant tributaires d’une alimentation faible en eau des climats arides). À celle-ci s’était substituée une autre selon laquelle le comportement en captivité serait inhibé faute de partenaires à qui les messages pourraient s’adresser.]
& Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Dan Chaon (in Somnambule)
jeudi 17 avril 2025
Rhizomiques #207 (hormones)
Je lui répondis : « Tu ne m’aimes pas. C’est mon microbiome que tu aimes. »
Elle éclata de rire (…). Je lui expliquai qu’une personne avait dix fois plus de cellules bactériennes que de cellules humaines et qu’il nous fallait cent fois plus d’ADN bactérien que d’ADN humain pour faire marcher l’organisme.
Ses yeux se plissèrent d’amour. Autrement dit, nous, on est l’échafaudage ? Et elles, le bâtiment ?
& Richard Powers (in Sidérations)
& Maggie Nelson (in Bleuets)
& Marcus Malte (in Aux marges du palais)
mardi 15 avril 2025
Rhizomiques #206 (flairer)
- Et c’est vrai ?
- Je t’aurais reconnue à l’odeur dès les premières heures. Ça me réconfortait, c’était presque comme une drogue. J’étais accro à l’odeur de ma fille. Je te reniflais la tête sans arrêt quand tu étais bébé. »
& Louise Erdrich (in L’enfant de la prochaine aurore)
& Guillermo Arriaga (in Sauver le feu)
& Chloé Delaume (in Pauvre folle)
jeudi 10 avril 2025
à l'abri de quoi ?
1er juillet
Ils sont revenus pour la première, avec leurs parents et avec d’autres gens, ça commence à faire beaucoup, les agents de sécurité agrandissent l’espace du public en déplaçant peu à peu les barrières qui mettent à l’abri… de quoi ? Depuis quand, des agents de sécurité si présents pour un spectacle de rue, d’accès gratuit ? Depuis sans doute une dizaine d’années, c’était pire alors, c’étaient des militaires agrippés à leurs fusils-mitrailleurs lors des festivals d’été.
J’arrive au dernier moment, la chorégraphe n’a plus besoin de moi. La veille elle m’a offert un ballotin de chocolat, comme à toute l’équipe. Je viens du spectacle précédent, le solo d’un ami marseillais, présenté dans un jardin. J’ai pleuré, c’était bon. Une deuxième fois j’ouvre mon sac au regard d’un employé racisé. Cela semble admis, dans l’ordre des choses, ne poser problème à personne. À la fin du spectacle, les spectateurs sont invités à rejoindre la danse, même les timides.
Je me suis rendu dans la ville en vélo, je n’habite pas loin. Cela redescend pour rentrer chez moi, à l’exception d’un raidillon que je peux aborder avec de l’élan. Je pense à Lorelei dont je dis souvent pour plaisanter qu’elle écrit en danseuse. Elle n’était pas là aujourd’hui. Les meilleures plaisanteries gagnent à n’être pas trop répétées. L’une des danseuses était curieuse de savoir ce que j’écrivais hors de mon petit carnet. Je lui enverrai un mail. On sera passé à autre chose.
mardi 8 avril 2025
Celles qui mènent la danse
30 juin
Aujourd’hui l’on transpire, c’est la générale du spectacle et cela se déroule en plein air, sur la place du marché. Il y a une clause du contrat qui spécifie que les représentations seront annulées si la température dépasse les 34°C. On n’en est pas encore là. On ne va pas annuler la générale. Et on ne va pas annuler la première, au pire on décalerait l’espace scénique plus près des murs où l’ombre s’étend à mesure que midi s’éloigne. Bien que, plus près des murs, cela sente le poisson. La danseuse dont le copain a perdu l’odorat improvise une entrée en scène où elle se plaint – « Fait trop chaud, pas envie… » C’est drôle, ça fonctionne bien, on valide. Au début de la pièce, les deux danseuses ont reçu comme indication de la chorégraphe d’évoluer avec des jambes en spaghettis trop cuits. Elles pèsent de tout leur poids entre les bras des hommes. En réalité, ce sont elles qui mènent la danse, de toute la puissance invisible de leurs corps gainés. Les gens jettent un regard en passant, c’est une fin de vendredi dans une ville de banlieue. On nous informe que le lendemain, la seconde représentation prévue à 20h30 est annulée sur décision de la préfecture. Des fois qu’une horde de vandales viendrait danser sa propre révolte. Pour l’heure, nous avons un public d’enfants dont les mamans papotent en terrasse au sortir de la maternelle. Ils rigolent beaucoup, sagement assis par terre, sans empiéter sur l’espace où ça danse.
vendredi 4 avril 2025
Un parfum de chair
Et les braves Français d’abonder la cagnotte ouverte par un sympathisant nazi pour soutenir le courageux policier. Et d’autres Français moins fascistes, peut-être plus timorés, voire sidérés par la révolte qu’ils sentent menacer leurs prés carrés, jugent raisonnable de ne pas prendre parti contre leur classe moyenne.
Je ne parle que de cela avec cette amie comédienne que je retrouve dans un café avant son départ pour Avignon. Son spectacle traite du refus de rester aux places qu’on nous assigne. On n’est pas des statues. Et le soir, même seul, même dans la pose de l’endormissement, je hume un parfum de chair.
mercredi 2 avril 2025
Quelque chose de plus âcre
28 juin
Parmi les animaux chantés par Murat ne figure pas la coccinelle. La mort de Jean-Louis Murat est un désastre pour la biodiversité. Nous manqueront ses mésanges, ses éperviers, ses lièvres et ses musaraignes.
Au soir je sens encore l’odeur des défuntes forêts canadiennes mais il s’y mêle quelque chose de plus âcre, de plus proche aussi, des pneus cramés ? On entend des feux d’artifice en pleine nuit.
Le lendemain j’apprends qu’un adolescent a été tué par un policier. Très vraisemblablement il s’agit d’un meurtre raciste, un de plus, un de trop. Je l’aurais appris avec moins de délai que la mort du chanteur.
La veille, une dame m’avait apostrophé en me montrant un piédestal sans statue – Elle a disparu. – Cela fait longtemps ? – Au moins deux ans. – Elle se cache peut-être au fond d’un atelier de rénovation.
Vous parlez bien le français, m’avait félicité la dame, dont l’accent étranger était prononcé. Alors que je n’ai pas le type arabe ni la peau noire. La police ne me menace pas dès que je sors de chez moi.
lundi 31 mars 2025
Potion magique
Dans l’air flottent des molécules d’arbres canadiens partis en fumée. Depuis plusieurs semaines cela brûle, on parle de "méga-feux" d’une façon un peu puérile, comme s’il s’agissait d’animations pour un jeu vidéo. Je ne regarde pas les images, c’est mon côté Idéfix, trop sensible, sauf qu’une goulée de potion magique et hop, le petit Gaulois pouvait replanter un arbre abattu par les Romains. Pas de potion pour débrûler un arbre, et encore moins des forêts entières. Ces images qui font frissonner sous la canicule ne sont pas des effets spéciaux générés par ordinateur. Et cette légère odeur dans l’air d’Île-de-France, c’est bien un avant-goût de fin du monde.
Je consacre dix minutes à observer une coccinelle la tête en bas. Moi-même me contorsionne. La tête en haut quand elle a fait le tour d’une feuille, et je me repère à la luminosité du ciel ainsi qu’un noyé ou un alpiniste enseveli sous l’avalanche. Je repars sans que me soient poussées des ailes. Plus tard je m’arrêterai de nouveau, devant une vasque remplie de lentilles d’eau. J’aurais une pensée pour Bashung immergé sur la pochette de Fantaisie militaire, non pas noyé mais néanmoins mort depuis, et une pensée pour Bowie, sépulcral sur les images de ses derniers clips, et une pensée pour Jean-Louis Murat qui est mort récemment sans que je l’aie su.
jeudi 27 mars 2025
Voudrions-nous d'un éternel été ?
Il me semble que j’avais écrit quelque chose, quelque part, qui méritait que je le relise. Mais quoi, mais où ?
Mais qui pour s’en soucier ? Moi, certes. Quoique… J’employais l’expression « avoir quelque chose sur le feu ».
Cela me fait rire, ah ah, car je m’adressais à une potière. Elle me répondait que le temps passe plus vite qu’on ne voudrait.
Ou non, elle constatait seulement que le temps passe vite. Ce que nous voudrions qu’il fasse n’est pas si clair.
Voudrions-nous d’un éternel été ? La température est redescendue. J’écris à la chorégraphe jusque tard dans la nuit.
Demain j’aurai envie d’autre chose, ailleurs. D’un bain de nature. Ce qu’il reste de nature par ici. J’eusse voulu désinventer le feu.
lundi 24 mars 2025
Trop zinzins
C’est un jour à hydrater les vieilles personnes recluses en maison de retraite, la température monte à 34°. C’est un dimanche de repos et de fleurs fanées, je ferme les volets et transpire sous mon toit en buvant beaucoup d’eau.
Mon ordinateur qui n’aime pas l’eau proteste : il n’aime pas non plus les grosses chaleurs. Parfois il émet le bruit d’un avion sur le point de décoller. Je ne branche pas le ventilateur qui fait plus de bruit encore que mon ordinateur.
Une amie vivant en forêt m’écrit qu’elle observe les petites bêtes de son jardin, qu’elle découvre des espèces jamais répertoriées jusqu’à présent dans sa région. Probablement – c’est une hypothèse scientifique – parce que tout le monde s’en fout.
Il me semble que les moustiques de ma chambre ont muté. Ils ne ressemblent pas du tout à des tigres, beaucoup trop lents. Ou trop zinzins (les plus rapides). Mais peut-être est-ce moi ? Quand je les écrase, la plupart du temps je ne trouve pas de sang sur mes mains.
jeudi 20 mars 2025
Il faut dire merci
Et au réveil chiffon, je m’empresse d’attraper un nouveau train, de banlieue cette fois. Le soleil est déjà haut, sur le quai les écrans qui affichent les destinations sont peu lisibles – je lève une tête de myope vers les reflets. Venez par ici, me dit un homme assis, de ce côté c’est plus facile. Je lui souris, le remercie. Je suis analphabète, poursuit-il, mais je me débrouille bien avec les chiffres. Ah d’accord, j’opine, je continue à sourire et à regarder l’écran qui confirme ce que je sais déjà ; histoire de faire plaisir à ce monsieur plus jeune que moi et très sérieux. Et un peu inquiétant, il me regarde fixement, J’ai été gentil avec vous, vous pourriez le signalez… Mais oui, je vous remercie ! Il faut remarquer quand on est gentil avec vous, il faut dire merci… Mais oui, merci ! J’accentue encore un sourire devenu franchement douteux, tandis que je m’éloigne vers l’autre bout du quai.
Plus tard je prends le volant d’un SUV hybride, en route vers une fête de la ville où le spectacle d’une amie comédienne est programmé. Elle n’a pas le permis mais un smartphone, grâce auquel elle me guide depuis le siège passager. Tout le matériel est dans la voiture. Tout le spectacle est dans sa mémoire, c’est la 140ème représentation. La boîte de transmission du SUV est automatique, j’oublie de positionner le levier sur « Parking ». Les automatismes de jeu sont inévitables mais l’amie est enceinte et teste des variations. Une spectatrice se frite avec une photographe, l’alimentation électrique tombe en rade. J’ai suffisamment serré le frein à main. Après le spectacle, des gens embarrassés dressent une table de pique-nique. Tiens Mamie ! Un gros homme et sa femme offrent deux roses embaumées dans leur linceul de cellophane. Mamie dit merci sans mourir.
mercredi 19 mars 2025
L'ombre du géant
Qu’il est étrange de retrouver le chat du voisin à sa fenêtre, et le silence, et la réduction des mouvements. Deux jours une nuit suffisent à dépayser. Je rouvre les dossiers suspendus, j’abaisse les stores contre le soleil trop chaud, je rattrape du sommeil en retard. Un géant aveugle titube tel un Godzilla sédaté au milieu de la ville, à ma recherche, il est si grand que le fuir n’est pas chose facile ; c’est l’ombre qu’il projette sans le savoir (sans la voir) qui est annihilante, plus rapidement mortelle que ses énormes pieds, et il ne sert à rien de tenter de se cacher sous une autre ombre. Je cours, j’évite les ruines, j’espère juste qu’il n’a pas la bonne intuition de la direction par où me suivre. L’une des danseuses trouvait un avantage à la perte d’odorat de son copain, il lui semblait que ses aisselles diffusaient une odeur de fer. Je n’ai presque pas porté mon masque cette fois, comme si la nature de l'amour éprouvé envers mes compagnons de résidence constituait en soi une protection. Courir à l’air libre au milieu de ruines m’apparaît moins angoissant que dans les couloirs du métro, il m’est arrivé aussi de me réveiller nain – et en danger d’être tué ; me prenant pour un chat, je cherchais à m’échapper par la façade d’un immeuble d’une autre ville, moins dévastée. Est-ce la Covid qui passe par là ? L’ombre du géant ne signifiait pas tant la mort que la disparition, ailleurs, dans une autre dimension. À quoi suis-je aveugle ? Suis-je dangereux ? Le chat a des yeux incroyablement verts. Il se penche mais jamais ne tombera.
lundi 17 mars 2025
De l'entrain inépuisable
Comment si ce n'est par foi ferions-nous cela ? L’entrain des danseurs n'est pas réellement inépuisable ; la vue de l'esprit outrepasse la raison des corps qui voudraient n'être jamais rassasiés pour s'élever plus haut, se lover plus ample, gommer l'effort et la douleur. Un pied saigne, désinfecté à l’alcool, le petit cri de douleur se teinte de joie (du moins je me l’imagine, bien confortable dans mes chaussettes). Il est l’heure que je m’en aille, on se revoit à la générale ? Le portail rechigne à s’ouvrir au bip électronique, si je rate mon train je devrai rester un jour de plus. Je ne dirais pas non ? Le portail s’ouvre.
jeudi 13 mars 2025
De la beauté au sein du désastre
Dans le square près de la gare, toujours des hommes dorment, à ce qu’il semble. Cette fois il est près de midi – mais j’ignore ce qu’il s’y passe la nuit. S’il est fermé. Si les gardiens débonnaires le jour sont remplacés la nuit par des maîtres-chiens plus soucieux d’embarquer les indésirables. Deux femmes tirent un caddie et expliquent à l’homme qui les attendait qu’elles n’ont pas pu rapporter de glaçons. Sous le soleil ardent je visualise de petits icebergs que la grille métallique du caddie ne permettait plus de retenir, comme une allégorie des solutions dérisoires que l’humanité oppose au réchauffement climatique.
Dans le train la climatisation souffle une brise au niveau de mes chevilles, j’ajuste mon masque et retrouve Lorelei. Nous ne sommes pas vus depuis plus d’un an, elle me reconnaît cependant, le paysage défile vite. Voici de nouveau ce coin de campagne où regarder danser, sauf que cette fois nous sommes deux, nous sommes trois avec la chorégraphe, sept avec les danseurs. Six cents migrants sont morts noyés en Méditerranée ces trois dernières semaines. Les exilés du square sont toujours aussi mal accueillis en France.
Ce sont les tout derniers jours de la résidence de création, il y a encore beaucoup à rectifier, modifier, affiner. Besoin de mots pour danser, des mots de travail, d’autres de complicité. Le travail pour chacun d’entre nous est une faim, est une soif. En fin de journée il est trop tôt pour arrêter, d’autant que c’est solstice. Et fête de la musique. Le coin de campagne est un désert mais les danseurs empruntent la voiture, loin d'être rassasiés. Lorelei et moi parlons d’écriture dans la cuisine. L’eau de la tisane fleure les pesticides. La beauté au sein du désastre fera de bons souvenirs.
mardi 11 mars 2025
Attentives #35 (peindre en miroir)
John Burnside (in L’été des noyés)
L’acte de peindre est, avant tout, une prise de possession sensuelle de l’univers : une sorte d’identification se produit entre vous et ce que vous cherchez à capturer par l’action de peindre. Le peintre se travestit sensuellement en ce qu’il peint. Il devient femme pomme fleur lumière, je ne connais pas de communion plus complète – à part la fusion de l’amour. Peindre c’est aimer.
Serge Rezvani (in Le testament amoureux)
jeudi 6 mars 2025
Rhizomiques #205 (hallucinés)
& Joyce Carol Oates (in Maudits)
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)
lundi 3 mars 2025
Rhizomiques #204 (réalités)
Ce n’est pas un nom. Ce n’est pas une chose ni un objet. Elle n’est pas objective.
J’admets que notre expérience de la réalité n’est pas objective. Mon expérience du désert sera différente de la vôtre. Mais le désert est vraiment là.
Bouddha ne serait pas d’accord avec vous, dit Victor. Bouddha dirait que vous êtes un esclave des apparences, que vous confondez la réalité avec l’apparence.
Alors qu’est-ce que la réalité ?
Les plus grands esprits se posent cette question depuis toujours. Je ne sais pas y répondre. Ce que je peux dire, c’est que si la conscience semble être une propriété émergente du cerveau – impossible de la situer biologiquement –, elle nous échappe tout autant que le siège de l’âme, mais nous nous accordons pour dire que la conscience existe, et nous nous accordons pour dire qu’aujourd’hui, l’intelligence des machines n’est pas consciente. Alors peut-être que la réalité est aussi une propriété émergente – elle existe, mais ce n’est pas ce fait substantiel auquel nous pensons.
& Paul Lynch (in Le chant du prophète)
& Emily St. John Mandel (in La mer de la tranquillité)
jeudi 27 février 2025
Rhizomiques #203
Ce que je veux dire, c'est que nous sommes peut-être, analogiquement, les habitants handicapés du monde à trois dimensions ; habitants qui n'ont aucune idée de ce à quoi peut ressembler un monde quadridimensionnel. Vous comprenez ? Nous n'avons ni les instruments ni les sens pour connaître un univers avec une dimension supplémentaire. Et pourquoi pas une cinquième, une sixième ou une vingt-sixième. Notre esprit ne peut le concevoir. (…)
Notre monde n'est peut-être que l'ombre projetée par des phénomènes quadridimensionnels sur l'écran de nos sens.
Ensuite il leur expose une théorie lue chez des Anglais, selon laquelle il se pourrait que la dimension supplémentaire soit le monde des pensées. Dans celui-ci, elles auraient une forme concrète, matérielle, mais elles n'arriveraient à nous qu'en tant que phénomènes. Un esprit collectif, grégaire, les ferait descendre jusqu'à nous, ici, et créerait ainsi des "cognito-profils", formes à la charnière des mondes spirituel et matériel, constituées de nos peurs et de nos espoirs. (...)
- L'art actuel l'envisage également, commence Thilo, l'objet représenté n'est qu'une projection de notre esprit, de ce que nous savons de cet objet. En revanche, nous n'avons aucun accès à ce à quoi il ressemble vraiment, ni à ce qu'il est... Autrement dit, l'art – y compris l'art figuratif traditionnel – crée davantage les objets qu'il ne livre la vérité de ce qu'ils sont réellement. Par là même, il obture notre esprit au lieu de l'ouvrir.
- Très juste, jeune homme, s'anime monsieur August. Autrement dit, nos projections convenues paralysent notre connaissance.
- Mais l'art moderne, progressiste, né au XXème siècle, a des ambitions bien plus grandes. Il veut aller au-delà de ces limites, révolutionner la manière de regarder. Il veut voir les choses d'une nouvelle manière, simultanément de plusieurs points de vue, y compris ceux qui paraissent impossibles.
- Alors, en ce moment, je ne bois pas mon café à une table ? Ce que nous percevons, sentons, voyons… ce serait aussi simulé ? Tout est faux ?
- Ça ne change pas le fait que vous êtes en train de boire un café à cette table, ça change seulement ce de quoi sont faits le café et la table. Ce serait facile : la largeur de bande sensorielle humaine maximale n’est pas très grande : simuler tous les sons, les images, le toucher et les odeurs n’aurait qu’un coût négligeable. Notre environnement lui-même n’est pas trop compliqué à contrefaire, tout dépend du niveau de détail : des "humains simulés" ne remarqueraient pas d’anomalie dans leur environnement virtuel, ils auraient leur maison, leur voiture, leur chien, et même leur ordinateur, tant qu’on y est.
& Yves le Tellier (in L’anomalie)
mardi 25 février 2025
Rhizomiques #202 (effets de réel)
- Non, ce n’est pas tout à fait ça. Mais monde et réalité ne sont pas la même chose – le monde est la réalité physique dans laquelle nous vivons, tandis que la réalité est aussi tout ce que nous savons, pensons de lui, et les sentiments qu’il nous inspire. Le problème est que ces deux niveaux sont absolument indissociables. En revanche, si le royaume des morts a un jour fait partie de la réalité, il n’a jamais été partie intégrante du monde.
- Beurk. Tout ce relativisme, comme c’est barbant !
& Karl Ove Knausgaard (in L’Étoile du matin)
& Colum McCann (in Apeirogon)