On les appelle trovant, qui signifie « sable cimenté ». Quand on les coupe transversalement, on découvre des cernes comme dans les arbres.
Alain Damasio (in Les furtifs)
& Jenni Fagan (in La fille du Diable)
dimanche 3 septembre
(7/n)
C’est reparti. Pour une petite semaine, histoire de remonter du Sud. C’est reparti mais ça vasouille. L’avant-veille, j’ai brisé sous mon poids menu le fauteuil où une petite fille de quatre ans avait appris à lire, dans les bras de sa grand-mère, au siècle précédent. J’y repense et cela me serre le cœur – « Ce n’est pas grave, ça devait arriver », dit-elle.
C’est reparti mais c’est un faux départ, je ne trouve pas le sentier qui aurait dû m’élever dans la montagne et me retrouve à longer une départementale sous le cagnard. Plutôt que de m’obstiner je reprends tout du point zéro, mais le territoire persiste à contester ma carte de 1987, année où la petite fille devenue grande caracolait sur les crêtes.
Je rencontre une marmotte, ainsi que des oiseaux colorés qui ne descendent plus dans les villes. Sur les hauts plateaux je pourrais rester longtemps, mais déjà le soleil s’incline au fond des vallées. Il est temps de boucler la boucle, la journée de marche a été plus longue que prévu. (J’ignore encore qu’elle se révélera marathonienne.)
Je descends en lacets dans la forêt pendant des heures, plus que je n’ai grimpé, infiniment, cela n’a pas de sens, jusqu’à quel abîme ? La nuit tombe. Une pancarte m’indique que je suis à 600 mètres du Coche, à 7 km du patelin où est garée la voiture, une heure et quart plus loin une pancarte m’indique que je suis à 7 km de la voiture et du Coche…
Qu’ai-je loupé ? L’obscurité est totale à présent sous le couvert des arbres (heureusement j’ai rejoint une route bitumée). J’entends un chien, j’aperçois des lumières fugaces, puis plus rien, je descends, je descends. Tâtonnant du pied pour ne pas quitter le bitume, cherchant une trouée de luminosité dans l’écartement des frondaisons.
(Trêve de suspense, au final je retrouve la voiture. Puis un camping municipal désert où me doucher, et si la minuterie me replonge dans l’obscurité ce n’est plus un problème. Je me couche avant que le soleil ne s’y oppose.) À la petite fille qui a vieilli, j’ai offert un roman intitulé Purge. Je bois des litres d’eau. Et voilà donc, je suis reparti.
19 août d'un autre temps
Ceci est ce que tu veux que cela soit
un autre 11 août
31 juillet d'un été révolu
Ceci n'est pas une élévation.
Ni pendules indiquant une direction.
Le ciel ne s'y mesure pas, il s'en éloigne.
C'est une pitié, une vanité.
Une murmuration à l'orient éludant les radars.
29 juillet d'une année précédente
Tout récit s'inscrivant dans un décalage temporel, celui d'une escapade déjà ancienne s'autorise à attendre... un certain nombre de jours voire de semaines avant de repartir.
Car le temps du présent devient un peu trop chahuté pour l'auteur de ce blog.
(Sans doute de nouveaux-prochains récits décalés y émergeront ?)
En attendant, il y aura ponctuellement floraison de rhizomiques, voire de vivaces et d'attentives - on ne sait jamais.
Et de petites photos parfois décalées comme une horloge arrêtée sur midi alors qu'il est justement midi mais un jour ou une année ou deux plus tard.
C’est une affaire de proportions, l’effet qu’un paysage a sur nous. Si l’on se cantonne à l’aspect visuel. Dans la bibliothèque de formes il y a des coefficients de courbes, des nombres d’or, des mécaniques dissimulées. Le goût est une horlogerie dont les ressorts nous demeurent obscurs ainsi que nos souvenirs de petite enfance. Ce qui vient après se surajoute – quoique avec moins de détermination – sur une base inaltérable.
Deux enfants jouent devant la maison des grands-parents. Ils s’ennuient et ne s’ennuient pas, c’est la fin des vacances, ils ont moins d’une dizaine d’années, à l’âge où chaque été est une petite éternité. Ils me voient arriver sur le chemin, peut-être m’ont-ils vu prendre en photo un tournesol. Ils voient mes chaussures de randonnée, mon sac, ils me disent bonjour les premiers et ils m’indiquent par où passer.
- En tout cas, eux ils ne m’ont pas pris pour un autre.
- Laisse-moi rire : ils ont cru que tu faisais la route de Stevenson !
- « Un bout seulement », j’ai répondu.
- Quinze kilomètres dans un sens et autant au retour pour aller dormir dans ta voiture, il est beau le randonneur !
- C’est drôle, on a inversé nos rôles, au départ c’était moi qui étais négatif…
- Parce que je ne suis pas ta bonne âme : je suis ton esprit de contradiction.
dimanche 27 août
Ça refuse encore. Est-ce le sens de la marche qui rend la forêt sombre ? Se pourrait-il qu’à mi-journée, rebroussant chemin, cela devienne plus doux ? Pas vraiment. Il y a de drôles de gens qui ne me font pas rire, qui se promènent en famille, la boutique de l’abbaye attire les touristes grâce à ses fromages et ses confiseries au miel. Je passe, triste sire, je réponds aux « Bonjour ! », je souris par réflexe, je m’empresse de regarder ailleurs. (Tellement je déplore ce que je perçois. Dans le paysage, ce que je perçois d’humain, j’ai tendance à le renier. Leur industrie, leur chimie, leurs « biens de consommation », leurs divertissements. Cette voiture où je brûle du pétrole pour aérer mon cafard. Et quand je ne déplore pas, la solitude me poigne. Mes amies sont trop loin. Mes amies si belles ne pensent pas comme moi, elles ne déplorent pas à tout bout de champ. Elle s’inquiéteraient que je déplore autant.)
Je pense ailleurs. Je pense que ce n’est pas tant moi qui, à chaque pas, adresse des adieux rageurs au monde... que le monde lui-même qui se dérobe. Sous mes pieds, où s’abîment toute joie et toute espérance. Comme si lucide, enfin. Non, ça ne va pas bien. Et la moindre gentillesse relative me dévaste. Un regard échangé qui se révèle vaguement sympathique. Un chien qui a laissé tomber son os en peluche en me regardant passer à l’aller, au retour la peluche n’a pas bougé et le chien n’est plus là. Je marche avec un millier de corbeaux au-dessus de ma tête. (Et pourtant… Si j’étais l’une de mes amies j’aurais raconté plutôt les chevaux placides au bord de l’eau, les haies de troncs noueux, ouverts, tels des viscères sublimées par la patine des mousses, la fée facétieuse sur les panonceaux pédagogiques du sentier des tourbières, les papillons… Peut-être la laisserai-je écrire demain, et moi je me tairai.)