lundi 21 novembre 2022

Tu te resources à la ligne d'horizon

 Lundi 13 septembre, jour 3

Oh, dépêche-toi ! Tu as fait des rêves horribles et il est tard déjà, la mer monte de plus en plus tard.
Sur la plage, une grosse dame te demande de photographier le pansement purulent qui se décolle sur son bras, pour envoyer à un ami. Dans tes rêves, on conduisait par la main des enfants au four crématoire, un par un, en les tranquillisant.
Tu n'as pas très faim, tu te forces un peu.
Tu changes de plage. De l'autre côté de la baie, la vue porte encore plus loin et l'on peut marcher longtemps. Tes chaussures pèsent leur poids au bout de ton bras, tes pieds nus s'enfoncent à chaque pas dans des tourbillons instables, comme tout ceci t'a manqué ! Tu te ressources à la ligne d'horizon ; quand tu t'en détournes, c'est pour chercher des améthystes parmi les coquilles de bigorneaux. Tu n'en trouves pas, mais un caillou blanc et poli qui se love idéalement dans ta main.
Tu marches, tu marches, jusqu'à ce que le soleil soit suffisamment bas pour que tu fasses demi-tour et reviennes en regardant le ciel intensifier ses teintes. Plus tu avances, plus c'est beau, à un moment il te faut t'arrêter pour admirer tout ton saoul. C'est un émerveillement, une ivresse, tu n'as jamais rien vu d'aussi beau, au fur et à mesure que les derniers rayons éclairent par en-dessous les nuages. Tu penses à des peintures admirées dans des musées à température contrôlée, qui ne sont en comparaison qu'évocation de la splendeur à laquelle tu assistes. Tu es dans le tableau. Le ciel tout entier, depuis là-bas où le soleil se couche jusqu'au-dessus de toi et en arrière encore.
Tu ne comprends pas qu'il n'y ait presque personne face à un tel spectacle. Ou tu comprends trop bien : toi-même étais ailleurs les jours d'avant. C'est l'heure du dîner, du coucher pour les plus petits. L'heure de la fin du journal télévisé. (Et demain, ce sera Koh-Lanta !)
Il fait nuit à présent.
Tu n'es pas sûr de l'endroit où tu as garé la voiture, il y avait un bosquet d'oliviers ? La nuit tous les arbres sont gris. Un chat t'attend sans t'attendre. Tu es heureux.

jeudi 17 novembre 2022

C'est un moment parfait, tu te souviens

Dimanche 12 septembre, jour 2
 
Il y eut donc un matin. Tu as dormi longtemps. Tu connais peu de gens comme toi, dont le sommeil est léger les premières heures mais qui comatent irrépressiblement dès le jour revenu. Certaines insomniaques t'ont détesté pour cela. Certaines histoires n'ont pu être vécues du fait d'un trop grand décalage.
Il est onze heures. Le soleil trace des rectangles chaudement ambrés sur le parquet de la véranda, où se nettoie le chat dans une posture yogique après que tu l'as nourri.
Allez, la mer doit être encore haute au bout de la rue !
Suffisamment. Malheureusement c'est dimanche, les gens se promènent sur la corniche en encombrante procession. Pour les fuir tu te glisses dans le chantier naval interdit au public ; tu en ressors à l'opposé, un grillage cisaillé donne sur un petit bois de pins attaqués par les chenilles. Puis tu reviens à l'appartement en décrivant une boucle autour du port. Tu ne voudrais pas trop perdre de temps aux heures plates. La fin de journée t'intéresse davantage, tu prévois d'accompagner le déclin du soleil sur une plage blanche.

Est-ce révélateur, de préférer le coucher au lever du soleil ? Ou simple histoire de latitude, puisqu'en France le soleil ne rencontre de ligne d'horizon maritime qu'à son coucher. Le chat se frotte contre tes jambes, tu lui redonnes un peu de pâtée en boîte et quelques caresses. On t'a prêté un chat, il ne s'agit pas seulement de le nourrir. Tu lui parles, d'une voix blanche.
Est-ce la vérité, ce sentiment de ta voix, et les rides en sillon partant de tes yeux ? N'es-tu pas quelque peu mélodramatique ? Est-elle normale, la fatigue qui t'assaille soudain ? Tu te couches, tu t'endors comme une masse.

Tu te réveilles, c'est l'heure du quatre heures, tu sautes dans la voiture pour filer vers la plage de tes rêves, de l'autre côté de la baie. Maintenant la mer monte. Il y a des gens mais tu peux ne pas les regarder quand tu les croises sur le sentier. Tu marches en rebord de falaise, puis sous les arbres, la plage est plus loin, tu l'atteindras au bon moment : quand les familles en partiront.
Voilà, tu marches pieds nus le long de la marée montante, les vaguelettes en déferlant éclaboussent tes mollets. C'est un moment parfait. Tu te souviens. C'est un moment parfait de la vie que tu as vécue jusqu'ici. Du plus loin que tu te souviennes cette plage t'a connu, et tu connais toutes les plages pour la sensation des vagues et du sable fin sous tes pieds. Sur le sable sec tu te poses, le ciel déjà s'intensifie.
Depuis quinze mois tu n'as pas connu de ciel aussi vaste ! Tu te soulèves en flexion sur tes bras, la tête entre les jambes tu regardes l'horizon inverser sa légère courbure. Tes cheveux longs balaient le sable. Tu te sens chat, un peu. Tu ne comprends pas pourquoi tu es seul alors que tu sais qui tu aimerais avoir auprès de toi.
Le ciel s'est couvert de nuages, à en étouffer les couleurs du coucher, peu importe : tu refais le chemin dans l'autre sens, cette fois il n'y a plus personne d'autre que toi sous les arbres et sur la falaise.
Il fait nuit.
Tu as bien fait de venir.

mardi 15 novembre 2022

Commencer comme s'il n'y avait rien avant

Samedi 11 septembre, jour 1

Commencer comme s'il n'y avait rien avant.
D'un coup tu te retrouves sur la falaise, avec la mer qui bat les rochers en contrebas, les mouettes et les cormorans dans le ciel immense, et un sentier côtier qui semble ne jamais devoir finir. Commencer comme s'il n'y avait pas d'avant et comme si nulle fin ne t'attendait.
Comme si tu n'avais pas plutôt le sentiment que tout est fini déjà, l'histoire, l'espérance, les ambitions, et que le temps qui reste n'est qu'un supplément illusoire – mais cette pensée dépressive, ne relève-t-elle pas du temps d'avant ?
Comme si tu n'avais pas subi un long trajet dans une voiture qu'on t'a prêtée, incrustée de fumée de cigarette, ce paradoxe déjà d'avoir mal à la tête, au dos, d'être parti en pleine acédie, mais d'être parti quand même, en l'absence même de désir, par désespoir ? Et de retrouver un élan joyeux, presque à courir malgré ton épuisement mental.

Voilà : ici commence… un post-scriptum.
Tu vas passer une dizaine de jours en bord de mer, à nourrir un chat dans un appartement qu'une amie laisse à ta disposition. À retrouver le sourire ? Dans un miroir inconnu tu découvres ton visage à fleur de peau, des rides verticales comme des sillons de larmes. Désespéré, mais pourtant un ami fumeur t'a prêté sa voiture, une amie voyageuse t'a prêté sa maison. D'autres se sont réjoui que tu aies pu changer d'air – après quinze mois d'engluement parisien !
Tu penses à eux, est-elle étrange, ta solitude ?
Déjà le soleil se couche, adossé à un mur de pierres chaudes tu regardes les lueurs du ciel. Devant toi les vagues brisent doucement, tu t'es levé, tes pieds creusent le sable au ressac. Le soleil a disparu de l'autre côté de la baie, c'est fini mais cela continue encore un peu : les nuages rougeoient de plus belle.
Et la nuit pourrait être dernière.

jeudi 10 novembre 2022

Rhizomiques #124

Je vais maintenant vous parler de ma femme. Mon ex. 
Ce qui me manque le plus, c’est ma main sur sa hanche. En faisant la queue au cinéma ou lorsqu’on s’affairait dans la cuisine pour préparer un repas. Un de ces petits bonheurs sous-estimés de la vie à deux. 
Ma main sur sa hanche, n’importe quand. 
 ---
« Comme tu es silencieux, lui dit-elle un soir, assise par terre devant le chalet, lui caressant la jambe du dos de la main. 
- Sans doute. 
- Moi j’ai l’habitude d’exprimer ce que je ressens. De raconter des âneries. D’avoir des réactions impulsives. A côté de toi, je me fais l’effet d’une folle. 
- Pas du tout. » Il sourit, promène une canette glacée sur la cuisse bronzée de Deb, et se sent plus heureux qu’il n’aurait jamais espéré l’être. 
 ---
Je songe à ton regard de volupté et de douleur tendre qui m’a tant touché le jour où je t’ai vue la première fois avec ton grand chapeau cavalier et ta blouse orange où s’est concentré pour moi désormais tout le soleil. 
 ---
Elle tenait un petit plateau plein de mandarines qu’elle me tendait dans la buée d’un sourire. Pris de trouble je m’entendis prononcer : « Que vous êtes belle avec ces mandarines. » Je retranscris aujourd’hui avec un sourire amusé ces premiers mots entre nous et je me dis cependant que la pauvreté inouïe de cette phrase réfléchissait la plus somptueuse image qu’un peintre pouvait recevoir.
 
Craig Davidson (in Les bonnes âmes de Sarah Court
& Robin MacArthur (in Heart Spring Mountain)
& Guillaume Apollinaire (in Lettres à Lou)
& Serge Rezvani (in Le testament amoureux

mardi 8 novembre 2022

Rhizomiques #123

Je restais dans la même incertitude : qui était-il, quelles étaient ses intentions ? Je n’avais jamais eu d’admirateur aussi impénétrable. Il ne me touchait jamais, sauf par courtoisie – me serrant la main pour me saluer, m’aidant à monter dans la voiture, à franchir une porte à tambour ou à me dégager d’une ronce. Pourtant, à sa façon, il était transparent. Il était dévoré par une douleur solitaire. Il donnait l’impression qu’on pouvait voir à travers lui. Comme ces élégants chiens de race dont on ne sait comment ils peuvent contenir les organes d’un corps normal, on ne voyait en lui aucune place pour une vie sensuelle ou émotive normale. Il n’était qu’une très fine pellicule étirée. 
 ---
Il faisait partie de ces hommes tellement virils que l’on ne sait pas si les émotions et les sentiments font partie de leur équipement d’origine. 
 ---
Parfois, elle ne comprend qu’une partie de ce qu’il dit. On édulcore la réalité, dit-il. L’univers pourrait être contenu dans une tête d’épingle. Les particules élémentaires n’ont pas de structure interne, tu le savais ? Et elle secoue la tête, non, elle ne le savait pas. Alors il rit, d’un rire bas et doux qui pourrait facilement se transformer en sanglot, mais ça n’arrive jamais. Elle a l’impression qu’il n’a pas pleuré depuis longtemps, des années peut-être, qu’il s’est blindé contre la vérité des choses avec des théories et des explications et des moyens de se persuader qu’il ne s’est jamais rien passé. Il s’est autorisé à perdre la raison. Il est dès lors facile de réduire la réalité à néant, dit-il. Si une particule élémentaire n’a pas de structure interne ni d’enveloppe externe, alors qu’est-ce que c’est sinon le néant, et donc nous sommes faits de néant, de même que l’univers, et tout cela – d’une main il indique le plafond, puis elle, et enfin lui-même –, tout cela n’est rien. Un rêve, peut-être. Mais nous ne sommes pas le rêve, nous sommes le rêvé. Et il rit à nouveau et elle ne sait pas quoi dire. 
 ---
Ensuite, je suis passée à mes messages et j’ai écrit à Meïr que la journée avait été épuisante (…) « Je suis en lambeaux », ai-je écrit, puis effacé. Inutile d’accabler cet homme, il est allergique aux outrances. J’ai attendu quelques instants. Il peut passer toute une journée sans consulter sa boîte de messages. Cette fois, la réponse est vite tombée : « Prends soin de toi. » 
Pas de doute : ce garçon se consume de nostalgie. 
 
Margaret Drabble (in Le petit manoir de Kellynch – Idylle dans le Somerset) 
& Laurent Gounelle (in L’homme qui voulait être heureux)
& Donal Ryan (in Par une mer basse et tranquille)
& David Grossman (in La vie joue avec moi)

jeudi 3 novembre 2022

Rhizomiques #122

- On dirait que tu ne piges pas. 
- Que je ne pige pas quoi ? 
- Après que je t’ai raconté qu’il t’aimait bien, tout ce que tu as fait disait : Ne t’approche pas. » 
Je fus à la fois piquée et estomaquée. Ne t’approche pas. J’ignore comment, mais mon moi extérieur avait dit « Ne t’approche pas », alors que mon moi intérieur hurlait « Viens ! »
 ---
« J’adore les cartes topographiques », dit Terri en faisant à Robert un clin d’œil qui se voulait peut-être rassurant mais qu’il trouva lascif, et, gêné, il lui sourit en retour. Plus il passait de temps avec elle, plus il était convaincu qu’elle lui envoyait constamment des signaux qu’il ne savait pas interpréter. A moins qu’il soit incapable de lire dans les pensées des femmes en général. 
 ---
Marianne sait ce qu’il éprouve pour elle, à vrai dire. Ça n’est pas parce qu’il est réservé devant ses amis que ce n’est pas sérieux entre eux – ça l’est vraiment. Parfois, il s’inquiète de ne pas avoir été assez clair à ce propos, et après avoir passé un jour ou deux à voir cette inquiétude grandir en lui, à se demander comment aborder le sujet, il finit par dire piteusement quelque chose comme : Tu sais que tu me plais vraiment, hein ? Et on entend presque une pointe d’agacement dans sa voix, ce qui la fait rire. 
 
Lily King  (in La pluie et le beau temps)
& Anjali Sachdeva (in Logging Lake)
& Sally Rooney (in Normal People)

lundi 31 octobre 2022

Rhizomiques #121

Récemment, un amant irlandais vieillissant lui avait écrit à l’improviste, après deux décennies de silence, lui demandant si elle se souvenait de la nuit qu’ils avaient passée ensemble à Heidelberg, tant et tant d’années auparavant. Se rappelait-elle qu’ils avaient commandé du steak tartare, sans savoir, innocents et ignorants qu’ils étaient, ce qui allait débarquer sur leur table ? Etait-ce à cause du bœuf cru qu’elle avait vomi cette nuit-là, ou à cause de lui ? Aurait-elle l’amabilité de le lui préciser ? C’était important pour lui. 
  ---
- C’est inutile et ne pourra te servir à rien – murmura-t-elle, d’une voix qui, pour Andrés, paraissait ancienne, de l’époque où elle ne lui parlait pas ainsi –, Mais je veux que tu saches que je regrette beaucoup. 
- Clara. 
- Tu sais combien je l’aime. Je ne me repens pas du tout d’être allée avec lui. Au fond, ce qui me fait mal est que toi et lui ne soyez pas un seul, ou que moi je ne puisse être deux. 
- S’il te plaît – dit Andrés –. C’est très bien ainsi. Ne dis plus rien. 
- Non, ce n’est pas très bien ainsi – reprit-elle –. Ce n’est pas bien. C’est, tout simplement. Comme toujours.
 - Ne le regrette pas – dit Andrés. 
- Ce n’est pas ça, pas exactement. Ce qui fait mal est d’être sûre d’avoir fait ce qui est juste, et dans ce sentiment lui-même, tout à coup, 
   Le dégoût de la justice, savoir que rien n’est juste quand il y a plus de deux personnes. 
- Ne le regrette pas – répéta Andrés –. Surtout pas ça. 
- Laisse-moi au moins le faire pour moi – dit Clara. 
- Je ne peux pas t’en empêcher – dit-il –. Que tu éprouves cela est bien plus que je ne pouvais souhaiter quand – 
 ---
Elle n’aura pas de nouvelles avant la semaine suivante. Antoine lui répondra Des regrets, quelle horreur, vivre dans le passé c’est moche. Adélaïde sera vexée. Pas tant par le vent magistral, plutôt parce que le regret, de façon générale, ce n’est pas trop sa tasse de thé. Elle n’était pas sincère et mal lui en a pris. Si elle avait été sincère, elle lui aurait écrit viens rompre ma solitude. Ça n’aurait pas marché non plus. 
 
Margaret Drabble (in La sorcière d'Exmoor)
& Juan Cortazar (in L'Examen)
& Chloé Delaume (in Le cœur synthétique)