23 mai
Puis tu te retrouves avec un bébé entre tes bras. C’est une
fille, elle est si jolie, sa petite bouche délicatement ourlée, ses yeux
profonds et limpides. Elle ne te voit pas, à ce qu’on dit ; ce qu’elle
distingue échappe à notre compréhension. Mais elle, comprend-elle avec une acuité inconcevable ce
qu’elle commence tout juste à découvrir ? Tu serais tenté de le croire. Tu
essaies de te souvenir, que voyais-tu quand tu regardais de même ? Des
taches de couleur, des contours mouvants ? Faisais-tu seulement la
distinction entre ce que tu voyais et ce que tu entendais (des
vibrations ?), le goût du sein de ta mère, le doigt d’un géant que tu
serrais dans ta main minuscule, les odeurs en farandole ? Ou bien sommes-nous
tous, aux commencements, des êtres synesthésiques ? Dans le jardin tu
ramasses la fleur d’un arbuste pour la porter à tes narines, immédiatement tu
te souviens (mais c’est ton amie qui nomme
le seringa). Elle apprend à nouer le tissu dans lequel porter son bébé, il fait
encore frais quand le soleil disparaît derrière les hauts tilleuls. Tu humes
l’ivresse, qu’une colombe lance son chant et tu seras projeté dans le jardin de
tes grands-parents en bord de mer et tu seras redevenu un enfant à la vision
temporelle limitée. La mère de ton amie appelle depuis le salon, elle demande
qu’on l’aide à ouvrir en grand les portes-fenêtres. Après le thé tu repartiras
comme tu es venu : bardé de tout ton savoir superflu.