samedi 28 mars 2020

au commencement était une éternelle respiration


28 juin

Au commencement était une éternelle respiration. Puis on entendit le chant de la tourterelle, et avec lui apparut le temps. Dès lors il y eut un passé, un présent, et un futur inconnaissable. Pour cet homme en bout de chemin, le chant de la tourterelle ce fut peut-être le moment où il mit le pied pour la première fois dans le blockhaus, après le départ des soldats.
On dirait que le temps s’accélère (à regarder en arrière pour reporter devant soi, comme on plierait une nappe, une étendue égale de temps, disons depuis la pliure des vingt ans, et à constater à quel point on sera vieux). Non, le temps ne s’accélère pas, seulement notre perception du temps. Aussi, revenir au présent, à l’instant. Et le déjà-vu, si nécessairement comparatif, n’y aidera pas. Aller (aussi) vers le jamais-vu.

Y aurait-il gloire à tirer de la montée de température ? De degré en degré repousser les limites de ce que l’on supporte – on croyait que 30 était un maximum et voici que les 35 sont atteints. Le prochain seuil rejoindra la température interne d’un corps humain, ensuite que se passe-t-il, y a-t-il fusion des réacteurs, peut-on être moins chaud à l’intérieur qu’on ne l’est à l’extérieur, reste-t-on le même ? Un jeune homme joue de la guitare sous un arbre. Le vieil homme au blockhaus croyait que tu dessinais dans ton carnet, t’invitais à ajouter des joueurs de tennis là où il y avait un terrain jadis, avant qu’on ne plante les arbres qui ne servent à rien ; tu écris. La statue en pied t’ignore en regardant la basilique où tu aurais pu te réfugier si d’abord tu n’avais vu ce jardin arboré. Une jambe fléchie, le dos tagué, un geste familier de la main gauche cherchant sa tresse de cheveux sales. Trois heures sonnent au clocher. Il y avait un avant, c’est terminé, voici l’après. Dans un parc semblable, à Kodaikanal, un homme assis en tailleur sur la pelouse regarde les gens, le vent dans les ramures. C’est un inconnu, toi-même il y a dix ans, étreint soudain par une impression de déjà-vu. Il est l’heure, la médiathèque est ouverte où il fait frais davantage, se rapprocher du soir.
 « Il fait trop frais, dit-elle, dommage… » Et elle quitte le parvis de la basilique pour replonger dans la canicule. Toi, tu aurais même accepté de chanter des prières. Variante : « Le nom de votre bateau me rappelle de mauvais souvenirs, dommage… » Et elle se laisserait couler au lieu d’attraper la bouée de sauvetage. Peut-être le jeune homme qui te semblait jouer de la guitare pratiquait une activité aussi différente que l’écriture l’est du dessin. Laquelle ? Dans quelle situation dis-tu « Dommage… » avec la satisfaction du réconfort escamoté ? De quel devoir se croit investi le metteur en scène de ta vie (celui qui détermine ton "emploi", qui décrète le juste niveau d’espérance correspondant aux déceptions retentissantes de ton passé) ? Si une sensation de déjà-vu vient obstruer le plaisir c’est que quelque chose cloche au niveau du plaisir. Au niveau des causes du plaisir et non du sentiment. Quelque chose s’est glissé parmi les causes, un sentiment parasite, un commentaire ingrat : « Déjà vu ». Car à défaut d’évidence on pense. Mais ne pas s’y méprendre : il y a l’évidence de la bêtise et l’évidence de la sagesse. Tu es inapte à l’une (expulsé du paradis de l’inconnaissance) mais tu aspires à l’autre. Tu repars.

Rafraîchi ? Toute éolienne industrielle génère un accablant sentiment de déjà-vu. Quand elles auront infecté tous les paysages, le monde sera fini. Mais les éoliennes ne viennent pas de nulle part, de même que ton pessimisme écologique n’est pas étranger au peu de confiance que tu t’accordes à toi-même. Les éoliennes viennent d’êtres humains à qui l’on n’a pas enseigné la beauté. Et cette lacune fera péricliter l’humanité.
Les éoliennes industrielles procurent instantanément un déjà-vu de déplaisir. Elles sont la métaphore du déjà-vu de déplaisir, son emblème, son orgueil. Le déjà-vu de déplaisir est une notion peu digne d’intérêt. Tout ce qu’il y a à en penser c’est à la dépasser – quel ennui ! (Quant à la sensation troublante, onirique, de "déjà-vu", savamment dénommée paramnésie, il n’en est, jusqu’à présent, absolument pas question.)