Mais à
quoi bon s’appeler, on a tout notre temps. Quelqu’un s’affaire dans la cuisine,
il finira bien par en sortir, quelqu’un d’autre examine le dos des livres dans
la bibliothèque du salon. On se fiche bien de savoir comment ils s’appellent,
une troisième personne passe dans la rue, seule ou accompagnée. Il y a un
certain nombre de couples qui font sens, d’autres plus gratuits, et les nombres
impairs, tout à fait en mesure de s’apparier avec les nombres pairs, ne
déparent pas le tableau. Binh-Dû ne ressent nul scrupule à
souhaiter à tout-va de joyeux anniversaires, parfois il tombe juste, sinon c'est le calendrier qui tombe faux.
Elle
retourne à son bureau après sa pause-déjeuner. Il y a du soleil aujourd’hui
mais l’air est froid pour la saison. Ils ont pris une table à l’intérieur, c’était
jour de couscous, deux merguez chacun. Son collègue achète une recharge pour
cigarette électronique, elle ne l’attend pas, elle traverse les voies du
tramway en regardant à gauche puis à droite. Toujours un temps d'hésitation, est-ce comme avec les voitures, est-ce pareil à Londres ? Elle a lu la veille qu’un robot a tué une
femme qui marchait hors des passages piétons, ce qui semblerait constituer une
circonstance atténuante. Il est difficile de savoir à première
vue qui tient vraiment à la vie.
Ou qui
voudrait simplement ne pas souffrir. Il y a de l’énervement face à la tache sur
le chemisier de soie, et cette fois le coupable est tout trouvé : c’est
ce Binh-Dû dénué de scrupules, qui n’a pas choisi le détachant adéquat dans les rayons du supermarché.
Je pensais que cela suffirait, se
défend-il piteusement. Son amie est à deux doigts de prendre ses cliques et ses
claques, elle s’est enfermée dans leur chambre, que fait-elle ? Il y a
doute sur la consistance. C’est peut-être du gras de baleine. À qui en
tenir rigueur, si tel est l’objectif ? À l’espèce humaine tout entière, massacreuse
et néanmoins adoratrice du rare et du précieux.
Poudre
aux yeux, oui ! Quand on te demande pourquoi tu ne veux pas, n’objecte
qu’une raison à la fois ou tu te feras coincer. Ne dis pas que tu préfères ne t’en
remettre qu’à tes intuitions et que
de toute façon tu n’es pas disponible pour prendre rendez-vous. On ne te croira
pas. Toi-même tu t’apercevras que tu mens. Qui que tu sois, Binh-Dû par-ci,
Binh-Dû par-là. Aux origines il y avait un jardin, et dans ce jardin
roucoulaient des pigeons ramiers. Tu ne les appelais jamais tourterelles, et pourtant
c’en étaient. Un jour, tu as mangé de la palombe farcie. Tout ce temps
passé à écouter n’a pas été du temps perdu.
On
pourrait même parler de bonheur. Soyons fous ! Sylvelle et Jumien ont
réintégré leur intérieur, à rebours, veillant à ne pas se heurter. Ceux-là,
aucun doute, ils sont faits l’un pour l’autre, Binh-Dû les considère avec
attendrissement. Au bout de la toux est un chant. Et à la fin de
l’ellipse ? Imaginons un embranchement, une voie de désengagement hors saison.
D’un coup, le silence et l’obscurité. On avance mais on ne saurait en jurer,
les biomécanismes semblent ralentis. Il n’y a plus de régularité qui tienne, du
moins celle à laquelle on s’était habitué. Plus de repères fatigués. Chut
alors... Mais à la fin, si ce n’est soi, qui - pour le dire ?