L’homme n’a pas d’âge, on voit le vieillard et on distingue l’enfant.
Il raconte en souriant, il pleure, il dit qu’avant il pleurait chaque jour, là
ça va mieux. Avant, on comprend que cela recouvre une quarantaine d’années,
depuis qu’un père a disparu alors que l’enfant, puis l’homme, espérait toujours
qu’un jour il réapparaîtrait. Le vieillard aura définitivement cessé
d’attendre.
Au tout début, Binh-Dû n’était pas certain d’avoir bien entendu le
sanglot dans la voix, parce qu’il y avait un sourire par-dessus. Il était
difficile de savoir à quoi s’en tenir face à un visage si instable, proprement décomposé. Binh-Dû s’était senti en
sympathie, peut-être après tout suffisait-il de fréquenter des Orientaux pour
se trouver à d’autres humains semblable.
L’homme dit qu’il est un peu de là-bas et un peu d’ici, il mange du
fromage et il boit du vin. Voilà, ça diverge à nouveau, pense Binh-Dû qui ne
boit pas de vin. L’homme dit que « c’est quand même un bonheur que
quelqu’un nous appelle papa », il ne va pas se remettre à pleurer,
si ? « Mais c’est pas grave », conclut-il, et Binh-Dû qui ne
désire pas être père a le cœur qui se serre.
La vie, faite de circonstances, peut durer longtemps. Il est d’immortels
chagrins qui donnent aux hommes l’apparence du divin. À force de métaboliser
son désespoir on en devient momie de son vivant, les cheveux noirs un peu trop
longs sur la nuque, mais il y a de la beauté aussi dans le ralentissement des
électrons. Une petite brise fait s’envoler les pétales du cerisier.
[merci à Claire Simon pour l’inspiration]