Binh-Dû
traverse la place, un homme assis sur un banc le regarde. Le genre de bonhomme
autour duquel viennent picorer les pigeons, qui se tient lourdement voûté, les
jambes écartées, les mains réunies devant soi en un double poing ballant,
doigts entrelacés. Vêtu ainsi qu’on subodore une odeur, avec un haut de
survêtement dézippé et des écrase-merde dont les coutures ont commencé à
lâcher. Un air de rancœur sur le visage. Binh-Dû ne voudrait pas donner
l’impression d’une réprobation ou d’un mépris de classe, aussi feint-il de
s’intéresser indifféremment aux pigeons, au bar PMU en face, au bus qui passe.
Mais à mesure qu’il se rapproche il ne peut s’empêcher de revenir au nez de l’homme,
un véritable pif, doté d’une pustule rougeâtre, comment s’est-il fait ça,
l’alcool, une bagarre, un insecte ? La question semble se résoudre lorsque
Binh-Dû évite de justesse un syrphe ceinturé en vol stationnaire. Sauf que les
syrphes ne piquent pas. En revanche, regarder les piétons qui traversent la
place faire à mi-parcours un petit bond affolé justifie bien de s’asseoir sur
un banc.
À même le
trottoir, des personnes plus ou moins irrégulières (selon un lexique policier)
proposent à la vente des articles divers, chaussures, postes de radio, coques
de portables, portefeuilles vides, pacotille... Près de la bouche d’aération du
métro sont exposés des bijoux sud-américains sur une nappe en tissu jaune,
facile à replier en baluchon. L’un des vendeurs négocie avec les clients
potentiels, l’autre inspecte les environs. Vient les rejoindre un troisième
homme, à petites foulées sur ses gros mollets. Il est en short, il continue à
sautiller d’un pied sur l’autre tout en discutant avec ses amis, ils rient. En
plus du short, il porte un coupe-vent en matière synthétique, tout froissé sur
son dos. Plus haut on arrive au cou épais, à la nuque, au crâne nu et bosselé.
Binh-Dû fait semblant de s’intéresser aux cartes postales à cinquante centimes
l’unité, quatre euros les dix, en réalité ce qui le fascine est la cohérence
hasardeuse établie entre le froissé du coupe-vent et le plissé de la peau
crânienne.
Tout en
marchant, une amie lui raconte un poisson d’avril dont sa belle-mère a été la
dupe. Binh-Dû se souvient de l’expression désuète « mise en boîte »,
ses pensées divaguent, par lesquelles un poisson en boîte a de grandes chances
d’être une sardine. Il prend garde à ce qu’aucun véhicule ne les renverse. Mais
il écoute avec intérêt, c’est une bonne histoire. Les rues sinuent, difficile
de marcher droit. À un embranchement, dans le souci de ne pas interrompre son
amie, Binh-Dû lui demande par geste si le meilleur itinéraire passe par la rue
à droite en biais ou par la rue à gauche : de la main il indique la voie
de droite puis celle de gauche, en un mouvement de nageoire interrogatif.
Simultanément son amie explique que la belle-mère est d’un tempérament assez
fluctuant : de la main elle balaie l’espace devant elle, de droite à
gauche. Comme un parfait unisson de pensée.