Les fleuves mènent aux estuaires, alors Binh-Dû coupe par les terres.
Il marche longtemps. Il sort de son portefeuille une photographie gondolée qui
lui sert de boussole. Une photo de désidentification, adéquate pour les égarés,
sur laquelle il semble sur le point de dire quelque chose ou de reprendre un
amuse-gueule. Il y paraît bien nourri, de bonnes joues, le poil luisant. Il
atteint la côte, contemple depuis un promontoire l’océan paisible aux teintes
vertes et bleues, le ciel nu. Il descend comme un animal, s’agrippant aux
aspérités de la falaise, jusqu’à ce que ses pieds effleurent le sable intouché,
il enlève ses chaussures.
Ses orteils s’étirent d’aise, le temps de quelques
pas dans la crique encaissée. Le vrombissement d’un rotor soudain l’alerte, il va se cacher derrière un rocher. L’hélicoptère a déposé sa
cargaison de chasseurs et est reparti, Binh-Dû ferme les yeux pour ne pas qu’on
le voie. Il fait semblant de dormir. La femme en treillis ne s’y laisse pas
prendre, puisque deux heures plus tard, quand il se réveille, elle est là qui
l’observe. Du temps de la photo, se souvient-il, tout l’enjeu consistait à se
persuader qu’il était intrépide ; à présent, s’il lui reste une chance de retourner
danser dans les vagues, il faudra bousculer la peine et le regret.