On se rapproche
d’un point de bascule. Jusqu’à n’avoir plus qu’un pas à faire, de
l’autre côté, pénétrer en territoire inconnu avec la plus grande douceur
possible. C’est ainsi que le monde s’illumine, Binh-Dû se souvient. Un seul de
ces moments suffit pour faire une vie, et c’est bien le drame car on en
voudrait plus. De ces moments, de vies ? Un seul de ces moments apporte
dans le même temps le pessimisme de son inéluctabilité ; ou le regret anticipé de
son renouvellement ; ou la tristesse d’un aboutissement. Le bonheur de pouvoir
mourir désormais et l’urgence de vivre plus que jamais.
Dans la salle de
réunion, tous les fous sont passés par là. Y compris la psychothérapeute
dont la bienveillance vacille à peine sous les insultes. Binh-Dû observe la
scène derrière une vitre teintée et blindée – des fois que tout explose à
l’intérieur. Un homme aigri assaille de mépris ceux qui l'écoutent. Quand il a
fini on le remercie, on l’applaudit, et on se donne rendez-vous pour la semaine
prochaine. L’homme s’attarde quelques secondes supplémentaires, son regard flou
dirigé vers le grand miroir en face de lui. Puis il sourit, vidé de lui-même ; l’amour
se trouvait en dehors de sa conscience.